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Le rire a fait l’objet de nombreux travaux récents. Les monographies d’Anthony Corbeill[1] et de Mary Beard[2] ne sont que des jalons importants au sein d’une bibliographie devenue pléthorique. Pascal Montlahuc (désormais PM) prend leur suite et cette réflexion sur le rire en politique s’avère particulièrement pertinente au moment où le Premier Ministre du Royaume‑Uni est surnommé « BoJo the Clown », où le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu populaire par ses talents d’acteur comique, et où le chef du gouvernement slovène (jusqu’en janvier 2020), Marjan Šarec, affiche lui aussi un passé d’humoriste. L’Antiquité permet, à bonne distance, de comprendre comment le rire représente, de longue date, une arme politique bien plus qu’un émollient.

Dans son livre issu d’une thèse de doctorat, PM ausculte donc les liens dangereux entre l’humour, le jeu institutionnel et la vie politique au sens large, c’est-à-dire le politique. Plutôt que de parler de rire ou d’humour, PM, soucieux de rester fidèle au vocabulaire des Anciens, préfère évoquer le « faire rire », traduction littérale du risum mouere de Cicéron et Quintilien. Ce « faire rire », PM en retrace les évolutions du milieu du IIIe siècle av. J.-C. jusqu’aux débuts du règne de Trajan. Mais, en raison des sources disponibles, la période qu’il scrute le plus à fond est celle comprise entre le Ier siècle av. J.-C. et le Ier siècle ap. J.-C. D’un chapitre à l’autre, au gré d’une progression chronologique, PM fonde l’essentiel de son analyse sur des textes littéraires de nature variée et nous plonge dans un monde politique où les bons mots sont de rigueur, certains savoureux et d’autres déplaisants : les attaques ad hominem, les insultes xénophobes et les invectives salaces donnent l’image d’un(e) politique dont on ne voudrait plus et d’une Rome où tous les coups sont permis.

PM a réuni un matériel immense : plusieurs centaines de traits et d’anecdotes qu’il essaie patiemment de recontextualiser, entreprise délicate – au chapitre 1, l’auteur reconnaît que « 44 épisodes sur 186 sont impossibles à dater avec précision » –, mais courageuse. Dans la formation de son corpus et dans le temps court qui lui était imparti pour son doctorat, PM ne pouvait prétendre à l’exhaustivité et personne ne songerait à lui en faire le reproche tellement sa matière est foisonnante en l’état. Les textes sont pesés avec minutie : PM démontre sa connaissance très fine du contexte, des acteurs, des sous-entendus. Tout concourt à montrer que, chez les Romains, plaisanter est une grande affaire, qui peut même vous coûter la vie, comme le comprennent trop tard Vedius, lynché par les Picéniens[3], ou le farceur supplicié de 15 ap. J.‑C.[4] .

La première partie de cet ouvrage, sous‑titrée « De l’orateur à la cité », est consacrée aux deux derniers siècles de la République (milieu IIIe siècle- circa 44 av. J-C.). PM y est très attentif aux sources qui mettent en règle l’art oratoire, Cicéron et Quintilien surtout. Les implications rhétoriques du rire sont bien étudiées par PM jusque dans ses considérations sur la persona de l’orateur et sa dignitas. L’important est, dans toute entreprise humoristique, de guetter l’occasio : le bon mot parfait s’administre au bon moment et sur une toile de fond qui convient. La configuration spatiale et temporelle semble donc compter plus que tout aux yeux des spécialistes de l’éloquence qui, déjà, eux‑mêmes, décontextualisent l’humour : dans tel passage du De oratore, Cicéron parle d’un tribun de la plèbe de 99 av. J.-C. qu’il n’a pas connu directement, Quintilien évoque des procès cicéroniens auxquels il ne pouvait assister, etc.

Dans ces deux derniers siècles républicains, l’urbanitas, géographique puis symbolique, finit par devenir une qualité intrinsèque censée prédisposer à l’humour : P. Scipion Nasica (peut‑être le consul de 138 av. J.-C.) en manque‑t‑il (comme PM le suggère p. 61) ou bien la possède-t-il à l’excès, cette « urbanité » au sens sociologique ? Rapporté par Valère-Maxime (7. 5. 2), le trait manqué de cet aristocrate contre un paysan aux mains calleuses met en scène un noble peu enclin à traverser le pomerium et une plèbe rurale qui ne goûte guère le mépris de « classe ». Quoi qu’il en soit, le rire, parfois d’une brutalité insane, reste dans la République finissante une constante politique et même le très grave Caton le Jeune se révèle « prompt à plaisanter » (p. 46). Comme l’humour trouve souvent sa cible dans les défauts du corps, les cognomina sont autant de bâtons pour se faire battre. La sexualité est aussi l’objet de toutes les mises en cause.

Dès ces premiers chapitres, chaque acteur politique est pris en compte, y compris les soldats qui, sous l’angle du rire, n’avaient pas à ce jour été très étudiés. Et l’on sent la jubilation de PM à rapporter toutes ces plaisanteries romaines dont regorgent les sources et qu’il nous donne souvent à lire en notes. L’allégresse étant contagieuse, le lecteur se prend à souhaiter des traductions moins sages que celles proposées par la Collection des Universités de France : les textes que PM met en perspective ont manqué de traducteurs qui se soient autorisé les fantaisies d’un Ernout et, plus encore, d’un Debidour dans le domaine de la comédie grecque ou romaine[5].

La deuxième partie de l’ouvrage avance dans le temps et s’arrête sur les périodes césarienne et augustéenne où Rome continue de vivre au rythme des répliques insolentes et des railleries permanentes. PM ne s’y départit pas des précautions dont il s’est déjà armé au début de son livre : « le basculement hypothétique entre une satire ouverte et agressive sous la République et une satire plus prudente à l’époque impériale s’articule peut-être autour de l’époque césarienne » (p. 158). Dans ces années de transition entre République et principat, une insulte est particulièrement récurrente, c’est celle de cinaedus, terme injurieux, mais d’un registre soutenu car il est issu du grec. Même s’il fait part de certaines réticences (p. 159 et n. 76, p. 159), PM traduit cet adjectif par « enculé » qui semble en réalité trop fort. Dans son poème 29, Catulle donne-t-il dans la diatribe ouverte ou s’amuse‑t-il, de manière plus ondoyante, à ridiculiser Mamurra, le chevalier de Formies transformé en joli pigeon blanc (albulus columbus) ? La question se pose encore plus loin à propos d’Octavien qui se retrouve, de même, qualifié de cinaedus en 43 av. J.-C.

Par la suite, PM s’arrête sur l’humour « populaire » tel qu’il s’exprime à l’occasion de certaines grandes cérémonies politiques et dans les rues de Rome : à ce propos, il n’est pas tout à fait vrai que les graffitis romains n’aient laissé « aucune trace matérielle » (p. 185), mais il faut souvent les trouver dans une littérature archéologique ancienne[6]. Dans ce chapitre, PM s’intéresse de près au quadruple triomphe de César (46 av. J.-C.) en tant qu’épisode d’humour total. On glane au passage l’histoire amusante de la lapsana, cette herbe dont les soldats césariens ont dû se nourrir devant Dyrrachium et dont le nom exotique, scandé pendant le défilé triomphal, est devenu un mot de passe complice et moqueur entre les hommes de troupe et leur chef. Placée en conclusion de cette partie, la remarque de PM sur le climat politique césarien qui permet une plus grande diffusion des bons mots (p. 213) fait songer aux analyses de W. Reddy sur les régimes émotionnels et leurs corrélations aux systèmes politiques qui les déterminent[7].

Une troisième et dernière partie s’attache à comprendre les mécanismes du rire pendant le premier principat, c’est-à-dire d’Auguste à Nerva. Sous les empereurs, l’humour est –  encore plus qu’avant – pris au sérieux. Durant le règne augustéen, l’affaire dans laquelle est impliqué Cassius Severus aurait même provoqué une extension de la lex maiestatis. Et, sous Caligula, un auteur d’atellane est brûlé pour un mot mal venu. Dans un essai de typologie, PM qualifie une partie des plaisanteries dont Auguste est l’auteur d’ « humour de refus » : le rire sert alors à atténuer la portée de tout échange pénible entre le prince et ses sujets. La part de réécriture des événements est difficile à circonscrire. Mais il reste que l’hilaritas, gaieté ou satisfaction joyeuse, a bien failli devenir un slogan pour les empereurs romains (voir les monnayages épars d’Hadrien et des Sévères, qui sortaient de l’étude de PM).

Au terme de ce parcours à travers l’humour romain, on se sent immergé dans une cité de discours sans fin, où s’enchaînent les bons mots auxquels il faut répliquer sous peine de reconnaître sa défaite politique. Dans sa conclusion, PM établit que le « faire rire » connaît des flux et des reflux : pour échapper à la « mise sous tutelle », l’humour se prête à toutes les métamorphoses, bien qu’il paraisse peu à peu confisqué par les empereurs, à moins que ce ne soit un effet de sources. Ainsi, serait-il passé de la politique au politique, selon une évolution peut-être à nuancer.

Le lecteur de ce beau livre est amené à s’interroger, chemin faisant, sur les spécificités profondes du rire romain. Que Lucullus soit traité de « Xerxès en toge », que le syllanien Philippus s’assimile plaisamment à Philippe de Macédoine, que la boutade de Tibère face aux ambassadeurs troyens repose sur des souvenirs homériques montrent à quel point les décalages historiques de plusieurs siècles ne gênent pas les rieurs, friands de jeux intellectuels inaccessibles au commun. À Rome, l’humour est bien souvent affaire de distinction, ce qui limite son pouvoir subversif.

Sarah Rey, Université de Valenciennes

Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 329-331

[1]. Controlling Laughter : Political Humor in the Late Roman Republic, Princeton 1996.

[2]. Laughter in Ancient Rome, Berkeley-Londres 2014.

[3]. Plut., Pomp., 6, 4 et le commentaire p. 58.

[4]. Suét., Tib., 57, 3-4 et le commentaire p. 343‑344.

[5]. Je pense aux traductions des comédies d’Aristophane (Livre de Poche, 1965-1966, 2 vol.) par Victor-Henry Debidour (1911-1988) et à celles
de Plaute (Les Belles Lettres, 1932-1940, 7 tomes) par Alfred Ernout (1879-1973).

[6]. cf. V. Väänänen, Graffiti del Palatino, Helsinki 1970.

[7]. The Navigation of Feeling, Cambridge-New York-Melbourne 2001.