Le titre de cet ouvrage pourrait prêter à confusion. Par « cité tyrannique », il ne faut pas entendre une cité qui aurait le comportement d’un tyran – comme ce fut le cas d’Athènes durant son hégémonie maritime à l’époque classique – mais « la cité à l’âge des tyrans », c’est-à‑dire à l’époque archaïque, essentiellement aux VIIe‑VIe siècles. Le sous-titre est : « Histoire politique de la Grèce archaïque ». Disons‑le, on ne trouvera pas dans ce livre une histoire politique au sens traditionnel, c’est-à-dire finalement une histoire événementielle – ou ce que l’on peut en connaître, compte tenu des sources, souvent tardives (cf. l’ouvrage classique de Claude Mossé réédité en 2004). Le propos, ambitieux, est différent : l’auteur s’en explique clairement dans l’introduction et se réclame de l’anthropologie politique qui « à partir d’un vaste panel historique et ethnographique permet de constituer des réseaux de sens que ne peut percevoir l’étude d’une société isolée ». Il ne s’agit donc pas d’étudier chacune des cités des tyrans, mais bien la cité tyrannique, c’est-à-dire « la cité à l’âge des tyrans ». C’est cette cité que l’auteur entend réhabiliter, en la percevant comme un phénomène politique plein et non comme un simple accroc dans l’évolution paisible des régimes politiques qui mènerait de l’aristocratie à la démocratie. Procéder ainsi permet de réintroduire du politique dans l’histoire archaïque, là où l’on voyait essentiellement des problématiques liées à la phalange hoplitique et au territoire, problématiques dont l’heure des remises en causes à sonné. De ce point de vue, l’A. pense qu’une authentique histoire politique de l’archaïsme est possible (p. 11) là où F. de Polignac estimait que l’étude des VIIIe et VIIe siècles devait se limiter aux rituels. Remarquons la distinction opérée entre les deux périodes de haut et bas archaïsme, le livre portant surtout sur cette dernière période bien qu’ayant les prétentions chronologiques plus vastes.
Le livre débute par une première partie intitulée « La révolution politique ». Face aux figures très diverses laissées dans l’historiographie par le tyran du VIIe-VIe siècles (un marchand, un chef d’hoplites, un démagogue, un protecteur de riches…), l’auteur revient sur ce qui fonde le tyran, à commencer par la violence. Le livre insiste sur le fait que cette violence, dont il serait une erreur que de la comparer anthropologiquement avec celle des sociétés aztèques, zoulous ou polynésiennes, est liée à l’État dont le tyran incarne l’une des figures. Auparavant, aux VIIIe et VIIe siècles, l’exercice politique se conçoit d’ailleurs d’une manière nouvelle : la colonisation, la centralisation des territoires, les législations sont autant de situations (évoquées brièvement) d’un exercice politique nouveau, comparable au modèle de la « chefferie », terme employé pour désigner « ces communautés où les représentations égalitaires de la légitimité politique maintiennent la hiérarchisation à un degré très bas » (p. 41). L’auteur s’essaie au terme de « chefferie aristocratique » pour qualifier les sociétés civiques pré-tyraniques et marquer la différence avec les tribus étudiées par les ethnologues. Dans ce contexte, le tyran n’a besoin de s’appuyer que sur une poignée de mercenaires (sa garde personnelle) pour prendre le pouvoir et s’y maintenir : cela est dû au fait que les poleis en gestation du haut archaïsme ne disposent ni d’une police ni d’une armée permanente. Dès lors, la coercition (chapitre II) par laquelle le tyran dirige la communauté devient une forme institutionnelle de la violence en même temps qu’elle permet le développement de l’État. C’est là finalement la thèse principale de l’auteur : considérer que par sa coercition, le tyran informe (au sens aristotélicien du terme) une réalité qui devient pleinement politique, la cité. Cette coercition qu’est la tyrannie n’est d’ailleurs pas plus un pouvoir solitaire que collégial, ni usurpé. « En monopolisant une violence légitime, le tyran transforme radicalement le jeu politique et les relations sociales : l’introduction d’une force armée politique détruit l’aspect “contractualiste” de la société du haut archaïsme » (p. 57). Ainsi posée la violence comme donnée politique structurante, l’auteur étudie au cours des trois chapitres suivants les modifications apportées par cet exercice du pouvoir dans les relations territoriales, citoyennes, judiciaires et économiques qui prévalaient dans la polis du haut archaïsme. Dans tous ces domaines, la tyrannie apparaît constitutive d’une nouvelle façon de concevoir la politique : la cité prend alors pleinement son essor. Pour ce qui est des colonies, celles fondées sous des tyrans (que l’auteur appelle « colonies tyranniques ») diffèrent des apoikiai précédentes en ce qu’elles sont une extension du territoire civique, comme le furent les clérouquies à l’époque classique. De même, dans certaines cités, parmi les plus importantes (Sicyone, Athènes, Corinthe), les réformes de la citoyenneté remontent à l’âge des tyrans : ainsi, les phylai, et plus largement toutes les associations communautaires du haut archaïsme, se trouvent manipulées, transformées par le tyran. Autres conséquences de l’âge tyrannique : la religion civique qui se crée à ce moment-là, ou bien la naissance du politès, ce nouveau citoyen qui n’est plus qualifié d’astos. Du point de vue économique enfin, la tyrannie innove. Elle propose des terres à son public, le démos sans terre, et désigne comme responsables de l’accaparement des richesses les grands propriétaires. Elle procède à des partages de terre, nécessaires à l’accession à la citoyenneté (ce à quoi Sparte participe avec la conquête de la Messénie), partages agraires dont l’époque classique n’a volontairement pas gardé le souvenir. Et lorsque les tyrans se constituent des richesses considérables, l’usage de celles‑ci révèlent, selon l’A., à la fois leur perception de la crise archaïque et la cohérence de leur politique : ainsi la monnaie apparaît certainement comme une innovation tyrannique ; de même les tyrans sont les premiers à soumettre leurs politai à l’impôt régulier, grâce à leur pouvoir de coercition. Ainsi, en refondant les moyens du pouvoir, la représentation du territoire, le citoyen et la structure économique de la cité, la tyrannie participe activement à l’émergence de l’État grec. Les traits concordants (certains demeurent néanmoins divergents) repérés entre la tyrannie et la formalisation anthropologique de « l’État archaïque » ne doivent cependant pas nous faire oublier, selon l’A., la singularité du moment tyrannique, ni le fait que si la démocratie suit de près la tyrannie, ce n’est pas dû au hasard : la tyrannie « apparaît à la fois comme un moment politique fragile et comme une étape indispensable au processus politique classique – le (c’est l’A. qui souligne) moment crucial de l’évolution politique grecque » (p. 116).
La deuxième partie de l’ouvrage s’intitule : « l’héritage tyrannique » et cherche à déceler ce que les deux régimes politiques emblématiques de l’époque classique – celui de Sparte et d’Athènes – doivent à l’âge tyrannique archaïque. Selon l’A., si les Spartiates se définissent comme opposés à la tyrannie, sur le mode de la « chefferie aristocratique », c’est-à-dire comme une société harmonieuse où nul homme ne s’élève au‑dessus des autres, et donc contre un régime étatique , néanmoins, l’institution des éphores signale l’intégration de la cité dans le monde nouveau ouvert par les révolutions tyranniques. À Athènes, en revanche, la démocratie doit beaucoup au moment tyrannique, même si elle s’y est opposée : magistratures spécialisées, vote et coercition exercée par l’assemblée du peuple, justice et police, citoyenneté classique. Le régime tyrannique a transformé en profondeur la cité. Cette deuxième partie (une trentaine de pages au total), en optant finalement pour un discours continuiste, n’évoque qu’assez peu les reconstructions idéologiques plus tardives, dont nous sommes pourtant tributaires du fait de nos sources.
La troisième partie du livre expose la « Rupture intellectuelle » que représente le régime tyrannique archaïque. L’A. revient sur la perception du phénomène tyrannique chez des auteurs contemporains. Un parcours à travers les oeuvres d’Archiloque, de Tyrtée, de Callinos et de Xénophane permet de mesurer combien l’on est passé d’une société aristocratique dans le premier tiers du VIIe siècle (Archiloque) à un véritable concept de la cité vers la fin du VIe siècle (Xénophane). Ce parcours de philosophie politique voit apparaître pour la première fois le mot turanniè (tyrannie) chez Archiloque (frgt 35, Bonnard-Lasserre). Un dernier chapitre expose les conceptions d’Alcée, de Solon et de Théognis sur le tyran. Il est question ici d’idéologie et même de modes de représentations linguistiques : « dans le discours qui naît à l’âge des tyrans, dans sa formulation et son évolution pendant tout l’âge archaïque, il faut voir un modèle de cette production langagière qui, par son simple développement, devient non plus une parole immanente au monde, mais un moyen nouveau ; vivant, actif et efficace au sein de ce même monde – ce que les Grecs appellent le logos. D’une parole à l’autre, la rupture intellectuelle est en réalité complète » (p. 189). Une Annexe sur « Phylai et cité » clôt ce livre qui ne présente pas de conclusion, ce que l’on regrette.
Ce livre est intéressant, les points de vue sont exposés avec beaucoup de clarté, l’A. ayant un sens certain de la formule. L’intérêt de l’ouvrage réside dans la thèse qui est véritable et novatrice. Celle-ci permet de rendre compte des éléments épars d’un puzzle en prenant soin, néanmoins, de préciser ou d’éclairer chaque pièce moins du point de vue des realia – les données archéologiques, par exemple, apparaissent volontairement réduites – que d’un point de vue historiographique ou de celui des représentations. Par le détour de l’anthropologie historique, Claudia de Oliveira Gomes livre ici sa vision du politique dans la cité grecque à l’âge des tyrans. La voie ouverte mérite d’être continuée, en tout cas discutée.
Jean-Christophe Couvenhes