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L’objectif de l’ouvrage de L. Capdetrey (auquel on fera dorénavant référence comme C.) est d’étudier la durée, la stabilité et la cohérence interne du royaume des Séleucides. Ce royaume a longtemps été considéré comme le royaume « malade » parmi ceux hellénistiques: jugement qui serait à imputer à la présence, à l’intérieur des vastes territoires de ce royaume, de toute une variété de réalités ethniques, politiques, sociales et culturelles, fait qui aurait rendu le royaume séleucide structurellement faible, incapable, pendant une bonne partie de son histoire (déjà une soixantaine d’années après la mort de Nicator) d’imposer son autorité sur les aires limitrophes. C’est justement cette interprétation, que C. attribue à W. Tarn et à M. Rostovtzeff, que cet ouvrage se propose de remettre en cause en mettant l’accent sur le fait que ce qui peut constituer une « énigme » (p. 11) c’est justement le fait que ce royaume ait duré si longtemps. Nous allons nous efforcer d’exposer brièvement le riche matériel contenu dans le volume de C., tentative qui sera suivie d’une discussion plus approfondie des principales suggestions pour la réflexion.
L’ouvrage de C. comprend dix chapitres divisés en quatre parties. La première partie (« Appropriation de l’espace royal et construction du pouvoir séleucide sous Séleucos Ier et Antiochos Ier ») traite des toutes premières phases de l’existence du royaume séleucide et de l’installation du centre du royaume en Syrie septentrionale au détriment de Babylonide (dont la reconquête en 312/311 eut une importance symbolique notoire, de même que la fondation de Séleucie du Tigre) et des régions iraniennes (où l’apport d’Antiochos fut déterminant comme corégent et, par la suite, comme véritable souverain). L’importance croissante de la Syrie fut accompagnée, comme le note justement C., d’une sorte de hiérarchisation des réalités urbaines du royaume, s’accompagnant de la perte d’intérêt de Séleucos Ier et d’Antiochos Ier pour Babylonide au profit de la Syrie du Nord et de la Tetrapolis (C. parle justement de « prise en main intellectuelle », de « pratique macédonienne de la Syrie» et d’«urbanisme volontariste »: pp. 65 et 69).
Dans la deuxième partie (« Territoire royal et souveraineté séleucide: entre fractionnement et intégration ») on aborde l’un des thèmes décisifs de l’économie de ce volume, à savoir l’examen des différentes réalités qui étaient contenues dans le royaume séleucide: villes grecques antiques d’Asie mineure; nouvelles fondations coloniales des Séleucides; chora basiliké et terre donnée en concession ou vendue à des personnalités en vue de la cour et associée à une polis; satrapes-dynastes; ethne autonomes et dynastes locaux qui avaient tendance à établir avec les Séleucides le même rapport qu’ils avaient instauré avec le Grand Roi à l’époque achéménide; katoikiai implantées par les souverains dans les zones périphériques; sanctuaires et états sacerdotaux en Asie mineure de même qu’en Babylonide. Pour chacune de ces catégories C. analyse le rapport avec le pouvoir royal, les bases politiques d’un possible équilibre entre le centre et la périphérie, les termes d’une éventuelle négociation entre le pouvoir royal et les instances autonomes des réalités locales (C. parle de « connivence idéologique entre le pouvoir royal et les cités », p. 153). L’exposé relatif à la chora basiliké est particulièrement digne d’intérêt (à ce propos C. discute de quelques‑uns des documents les plus connus de l’histoire des Séleucides arrivant à proposer de manière perspicace une définition en négatif de la « terre royale », p. 138), de même que le passage sur ce que C. qualifie d’« intégration polymorphe des cités », c’est-à-dire les différents rapports possibles que la couronne pouvait instaurer avec les poleis présentes dans le royaume. C. traite donc de notions fondamentales dans les rapports entre États à l’âge hellénistique (eleutheria, autonomia, demokratia) et constitue une sorte de tableau terminologique qui met de l’ordre dans la gamme des relations possibles entre le roi et les poleis (C. affirme par exemple que « les cités bénéficiaires et le roi trouvaient là un langage commun permettant de définir un cadre de référence où rien n’était absolu, ni l’exercice du pouvoir royal, ni la soumission des cités », p. 208).
Dans la troisième partie (« Structure administrative et organisation du territoire royal séleucide ») C. aborde la manière concrète dont la couronne pouvait exercer son autorité sur les différentes réalités politiques décrites dans la partie précédente. L’auteur met notamment l’accent sur les administrations des régions très différentes comme l’Asie mineure, la Mésopotamie, la Syrie du Nord, l’Asie centrale et l’Iran oriental donnant également une liste très utile des charges exercées par les fonctionnaires de l’administration du royaume, des charges les plus élevées (philoi qui faisaient partie du cabinet du souverain; ho epì ton pragmaton; satrapes et stratèges; gouverneurs de l’Asie mineure parmi lesquels il s’intéresse tout particulièrement à Zeuxis) au personnel préposé à l’administration financière et fiscale (oikonomos; dioiketes; ho epì ton prosodon etc.). À tout cela C. ajoute un très précieux schéma contenant les nouvelles relatives aux prélèvements fiscaux dans le royaume séleucide (pp. 398-407).
La quatrième partie (« Le roi, l’administration et l’organisation des pouvoirs ») semble être la plus significative pour ce qui est des thématiques et des objectifs de cet ouvrage. C. y expose le fonctionnement concret des institutions et la façon dont le pouvoir royal pouvait s’insérer et s’imposer dans les différentes réalités régionales et locales du royaume (pp. 355-359). C. traite notamment de la circulation des informations dans les immenses territoires séleucides, de la mobilité et des déplacements du roi et de son entourage, et enfin des différents types de rapports pouvant s’instaurer entre le roi et le territoire (collaboration; coercition; impositions fiscales; exploitation des ressources locales et redistribution de ces dernières; règlement par le roi des conflits et des tensions entre les communautés faisant partie du royaume).
Ainsi qu’on peut le noter après ce bref aperçu, C. semble se concentrer surtout sur le problème de l’adaptation du pouvoir central séleucide aux spécificités locales qui sont l’expression des différentes identités territoriales: les Séleucides créèrent une structure de pouvoir légère, maniable, malléable et néanmoins capable de faire cohabiter, au moins pour une certaine durée, une vaste gamme d’ethnies, de communautés et de réalités politiques différentes les unes par rapport aux autres (C. parle à la p. 352 de « pouvoir holiste »). Dans l’ensemble, comme le note C. lui-même (p. 441), le royaume séleucide, tel qu’il avait été conçu et organisé par Séleucos Ier et Antiochos Ier et suite à l’évolution qu’il connut sous les règnes d’Antiochos II, Antiochos III et Antiochos IV, semble caractérisé par deux types de tensions internes: l’une étant entre le pouvoir royal et la périphérie, l’autre entre les territoires où l’autorité du souverain s’exerce pleinement et les territoires où, au contraire, cette autorité était plus faible ou absente. Aux facteurs qui contribuaient à la faiblesse et à la fragilité du royaume, C. oppose toutefois la description de tous ces éléments qui, au-delà des spécificités locales (qui dataient parfois de la période achéménide: cf. pp. 256-257 et 265‑266), contribuaient à l’unité du vaste royaume et concouraient à sa structuration interne. Il s’agit de facteurs qui ne sont pas seulement politiques, militaires et administratifs, mais également de nature idéologique ou divulgatrice (p. 204). C. est cependant tout à fait conscient du fait qu’il est difficile d’obtenir une description schématique du rapport entre le centre et la périphérie, entre le roi et les nombreuses réalités locales, et de délinéer ainsi un tableau cohérent et exhaustif du fonctionnement de l’administration du royaume valable pour toute son aire géographique.
Parmi les facteurs unificateurs, qui témoignent de la volonté de la cour séleucide de s’imposer comme autorité reconnue, C. signale la mobilité du roi et de son entourage à laquelle est lié le manque, pour le moins jusqu’au règne d’Antiochos IV Epiphane, d’une capitale royale unique ainsi que le partage des « rôles » entre les villes de la Tétrapole (pp. 359‑373). Pour cette raison le royaume séleucide était un royaume « itinérant » où le roi et sa cour se déplaçaient continuellement (pp. 379-381), souvent afin d’affirmer l’autorité centrale là où se manifestaient des symptômes d’instabilité (par exemple en Elimaïde avec Antiochos III et Antiochos IV: pp. 186-188). Selon C. la mobilité du roi et de sa cour et la pratique constante de la reconquête du territoire royal évitaient les rébellions tant dans la périphérie qu’au coeur du royaume (C. observe fort justement que la périphérie politique ne correspondait pas nécessairement à celle géographique: p. 108).
On a jusqu’à présent abordé les thématiques affrontées par cet ouvrage ainsi que les suggestions qu’il offre aux chercheurs. On en vient maintenant à quelques remarques critiques qui –naturellement– ne compromettent nullement le jugement fortement positif qu’on peut émettre sur cet ouvrage:
1) p. 17 C. illustre les raisons de la limite chronologique basse de son ouvrage, 129 av. J.C., c’est-à-dire la mort d’Antiochos VII Sidete. On ne peut que partager les raisons évoquées par C.: l’année 129 constitue une véritable césure dans l’histoire des Séleucides. Ed. Meyer et C.B. Welles avaient déjà souligné que la défaite d’Antiochos Sidete en Parthie constitue l’un des moments les plus importants de l’histoire de l’Hellénisme politique. Il aurait toutefois peut‑être été intéressant et utile d’établir un parallèle entre le royaume séleucide de la période qui va de 312 à 129 et ce que l’on sait à propos des années suivantes ;
2) p. 439 C. voit justement dans la pratique de conquête continuelle de certaines parties du territoire royal par les Séleucides un élément distinctif par rapport aux autres monarchies et la lie à la « pratique achéménide de l’espace impérial ». Il est clair que les antécédents achéménides sont bien connus de la dynastie. Je suis néanmoins d’avis que la pratique de la reconquête peut être idéologiquement associée surtout au principe de la chora doriktetos tel qu’il est incarné par Alexandre le Grand ;
3) il aurait peut-être mieux valu reproduire les textes babyloniens (et de manière générale les documents qui ne sont pas en grec ou en latin) non pas dans une traduction française de l’italien ou de l’anglais, mais directement dans la langue du traducteur original ;
Ce ne sont là que des observations marginales qui ne changent en rien le jugement que l’on porte sur cet ouvrage qui doit être absolument positif. Comme l’a déjà souligné F. Muccioli dans un compte rendu sur cet ouvrage publié dans la revue BMCR, il s’agit d’un ouvrage qui va constituer une référence obligée pour tous ceux qui, dans les années à venir, étudieront le royaume des Séleucides. Le tableau détaillé des charges administratives, des rapports entre le centre et la périphérie et entre le roi et les communautés assujetties, et également les observations sur les rapports (horizontaux et verticaux) au sein de la catégorie des fonctionnaires royaux caractérisent l’ouvrage de C., qui est le fruit d’une recherche précise, compétente et méticuleuse et à même de donner des perspectives nouvelles et originales. Toutes ces raisons font de ce volume un instrument indispensable pour tous ceux qui voudront affronter l’étude du royaume des Séleucides d’un point de vue administratif et bureaucratique.

Andrea Primo