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Indirectement annoncé par plusieurs articles remarquables publiés depuis plus de dix ans, ainsi que par ses synthèses sur les Cimmériens (Fribourg, 1993 ; édition russe revue, Moscou, 1996 ; Kimmerier und Skythen, Moscou, 2001), l’ouvrage d’A. Ivantchik (désormais I.) est un premier essai de concilier des traditions soit manifestement, soit seulement apparemment discordantes, parfois des plus obscures, sur les représentations ethno-géographiques qu’avaient les Grecs d’un espace qui ne sera colonisé, et par conséquent directement connu par eux, qu’à partir du milieu du VIIe siècle av. J.-C. I. sait qu’il s’engage sur un terrain périlleux, il accepte pour autant le défi et le pari est finalement, dirais-je d’emblée, largement gagné.
Fort de sa familiarité avec les sources et de sa maîtrise de la littérature russe du sujet — laquelle est loin d’être négligeable, mais pas toujours exploitée par les savants occidentaux —, I. met à profit toutes les traditions littéraires ayant trait, directement ou, dans la plupart des cas, passagèrement, à la mer Noire. Il en distingue deux périodes, auxquelles correspondent d’ailleurs les deux sections de son livre : le VIIIe siècle et le début du VIIe siècle, soit la période précédant les contacts directs entre les nomades eurasiatiques et les Grecs, et le VIIe siècle, c’est-à-dire l’époque des premiers contacts entre les deux mondes. Il soumet, dans un premier temps, à une analyse détaillée le passage de l’Iliade N 3-6, où sont mentionnés les Hippèmolgoi galactophages, ainsi que les Abioi. Après avoir retracé l’histoire des polémiques anciennes et modernes à ce propos, il arrive à la conclusion qu’il s’agissait originairement, dans la conception du poète, de deux entités différentes : les Hippèmolgoi galactophages (des désignations qui renvoient au mode de vie des nomades peuplant la région située au nord de l’embouchure du Danube, soit dans la partie sud-ouest des steppes nord-pontiques) et les Abioi, dikaiotatoi anthrôpoi (ce qui n’est que pure fantaisie, au mieux dire, une image idéalisée, tout comme il y en a d’autres chez le poète, ne fût-ce qu’à penser aux Hyperboréens ou aux Éthiopiens). À en suivre la géographie homérique, les Hippèmolgoi sont voisins des Thraces, et à défaut de pouvoir les désigner comme Scythes, pour autant que cet ethnonyme ne fasse son apparition que beaucoup plus tard, il conviendrait de les identifier à ce qu’on appelle conventionnellement « die frühen Skythen ». Selon I., c’est Éphore qui, par un artifice savant (en parsemant à son gré des te explétifs dans le passage homérique), aurait été à l’origine d’une juxtaposition faisant violence au texte : Hippèmolgoi, d’une part, et Galactophages abioi et dikaiotatoi anthrôpoi. C’est le point de départ de l’idéalisation des Scythes : « Offenbar kann man erst seit Ephoros von einer Idealisierung der Skythen sprechen; jegliche Suche nach früheren Beweisen kann sich höchstens auf Interpolationen späterer Sachverhalte und Quellennachrichten auf solche früherer Zeit stützen » (p. 49). Localiser ces peuples en Asie, comme le veulent certains Modernes sur les traces de Porphyre de Tyr (II 183 Schrader), lequel arguait que par Thraces il fallait comprendre les Bithyniens d’Asie Mineure, serait, de l’avis d’I., une erreur méthodologique.
À l’extrémité asiatique de l’espace pris en considération, c’est-à-dire en Colchide, se trouvaient les Cimmériens (voir à ce propos les ouvrages du même auteur, ce qui m’épargne la peine d’y insister). Les Cimmériens commencèrent par mettre la pression sur le royaume de Phrygie vers 670, avant qu’ils n’entrassent, par leurs razzias, en contact direct avec les cités ioniennes. C’était plus tard également le cas des Scythes ayant envahi l’Asie Mineure par le Caucase et ayant eu raison des Cimmériens. Cependant, avant le deuxième quart du VIIe siècle av. J.-C., les Grecs n’avaient jamais fait la connexion entre les Hippèmolgoi homériques et les Scythes arrivés en Asie Mineure du Caucase. Et pour cause : pour eux, la mer Noire n’était qu’un golfe de l’Okéanos. C’est d’ici que commençait l’au-delà. D’une part, à l’ouest, il y avait l’île des Bienheureux (identifiée ensuite plus concrètement à Leukè, actuelle île des Serpents), d’où les origines — qu’I. fait remonter, avec de bons arguments, à l’époque d’Alcée (Fr. 354 Lobel–Page = 14 Diehl) — du culte d’Achille (dieu ou héros, ou bien les deux à la fois ?). Soit dit, au demeurant, que l’on dispose maintenant à ce propos d’un ouvrage très solide paru juste après le livre d’I. : J. Hupe éd., Der Achilleus-Kult im nördlichen Schwarzmeerraum vom Beginn der griechischen Kolonisation bis in die römische Kaiserzeit. Beiträge zur Akkulturationsforschung, Internationale Archäologie, 94, Rahden/Westf., 2006. D’autre part, à l’est, il y avait le territoire au nord du Caucase, d’où venaient les envahisseurs de l’Asie Mineure. Ces derniers étaient plus ou moins connus des Grecs, même avant qu’ils ne semassent la panique en Asie Mineure, grâce aux marins ayant fréquenté, en route vers la Colchide, la côte méridionale du Pont — soit, pour eux, l’extrémité Sud de l’Océan.
Cela étant, l’on peut imaginer la révélation qu’eurent les Grecs vers le milieu du VIIe siècle, période de leur découverte de l’embouchure du Boug (Bérézan, d’où plus tard Olbia, en amont) ou de l’embouchure du Don (Taganrog) — pour ne citer que les sites ayant fourni les documents archéologiques les plus anciens en date. C’est à partir de cette époque que les Grecs commencèrent à douter de leur conception de l’Océan ; toutefois, ils ne s’en détachèrent que « erst ungefähr im letzten Viertel des 7. Jhs. v. Chr. » (p. 108).
Ce passé flou se retrouve dans toute sorte de traditions créées peu après la fondation des principales colonies du Pont-Euxin. Certaines d’entre elles relèvent plutôt d’une origine locale (Héraclée du Pont ou Sinope, par exemple). Mais il y en d’autres de plus large portée, telles les traditions sur la domination scythe en Asie ou sur la guerre scytho-égyptienne. La première correspondrait à des événements historiques, datés par I. de ca. 626-616 av. J.-C. : les razzias des Scythes avaient réellement existé, le côté légendaire ne concernant que l’exagération manifeste léguée par une tradition qui y voit une « domination ». En revanche, la tradition sur la guerre scytho-égyptienne est « rein literarischer Herkunft » (p. 246). I. en distingue deux tendances : « pro-égyptienne », ayant comme source la propagande égyptienne, et « pro‑scythe », introduite peut-être par Éphore, pour autant que ce dernier fût par ailleurs le chantre des Scythes idéalisés.
Il y aurait encore beaucoup à ajouter sur cet ouvrage qui sera désormais un guide précieux pour tous ceux qui se penchent sur la mer Noire à la veille de la colonisation grecque. Les jugements d’I. à l’égard des théories de certains savants l’ayant précédé sur ce terrain sont peut-être parfois trop sévères : l’on trouve des verdicts comme « falsch », « unbegründet », « nicht annehmbar », etc., à foison, surtout en notes de bas de page. N’empêche qu’à défaut de tempérer ses tendances polémiques, I. demeure presque toujours convaincant. Avant de clore, une remarque sur la carte du Pont-Euxin qui accompagne les couvertures intérieures I et II du livre : remplacer Prusias ad Hypium de la côte asiatique de la mer de Marmara par Prusias ad mare et remettre la première à sa place (même remarque pour la carte, apparemment la même, accompagnant l’ouvrage de Ju.G. Vinogradov, Pontische Studien, Mayence 1997).

Alexandre Avram