Dans un supplément de la revue Kernos, dont la couverture est illustrée par le cortège des noces de Thétis et Pélée (Cratère 2893, Musée archéologique national de Ferrare), Athanassia Zographou (AZ) publie la version remaniée de sa thèse sur Hécate, préparée sous la direction de Stella Georgoudi et soutenue en 2000 à l’EPHE. C’est donc au tour de cette figure divine pour le moins énigmatique, d’être étudiée comme « une sorte d’opérateur » des mentalités grecques, dans la perspective adoptée par Marcel Detienne pour comprendre la polymorphie des puissances divines. Les choix et les limites de la recherche sont posés dans une introduction bien structurée (p. 13-19). Étudier la déesse, sa représentation et les modalités de ses interventions doit permettre une réflexion sur les entre-deux grâce à « des sauts effectués dans le temps et l’espace » (p. 18).
Ce livre de 369 pages se compose de trois volets. Après l’étude d’« Hécate dans la poésie archaïque » (2 chapitres), le coeur de la démonstration est développé dans quatre chapitres regroupés sous le titre : « L’Espace et le temps d’Hécate ». Quant à la dernière partie, sous le titre « Les types, attributs et attitudes » de la déesse, elle est un inventaire qui ne se limite pas à l’iconographie, le dernier chapitre portant principalement sur l’Iphigénie des poètes. Les deux annexes (p. 303-305) portent, la première sur le texte grec de l’Hymne à Hécate dans la Théogonie, le nom d’Hésiode étant sous‑entendu, la seconde sur le relief de Lébadée daté de la période hellénistique. Une riche bibliographie, une table des figures, et quatre indices (sources, mots grecs et latins, géographie et généralités) complètent cet ouvrage.
Dans la première partie, l’auteur pose l’image littéraire d’Hécate comme fondement de son enquête. L’Hécate hésiodique de la Théogonie (Chapitre I, p. 23-54), voit sa généalogie établie comme cousine des Létoïdes, et sa place précisée comme médiatrice indispensable à l’ordre cosmique, tandis que sa fonction dans l’Hymne homérique à Déméter (chapitre II, p. 55-90), trouve son équivalent rituel avec la prêtresse porteuse de torches qui précède les mystes sur la voie éleusinienne. Les quatre chapitres qui suivent sont une réflexion très développée sur les lieux de la présence divine : portes, routes et carrefours. Dans un premier temps (Chapitre I, p. 93-122), AZ dresse un inventaire systématique de ces entre‑deux, source d’angoisse et de dangerosité. Hécate se fait secourable quand elle intervient aux portes de la vie aux côtés d’Artémis pour assister la femme en couches, mais elle peut aussi aider Athéna Nikè devant les portes de la ville. Présente aux portes d’Hadès, elle a fait de Rhénée son île. Surveillante de la propreté des voies, elle est concernée par les impuretés, tout en étant dans le système orphique « la reine qui possède la clé du monde entier ». Les chapitres II (p. 123-152) et III (p. 153-201), regroupés sous une brève introduction (p. 122‑123), sont consacrés aux associations d’Hécate avec Apollon, « un voisin prestigieux », et avec Hermès, le messager omniprésent aux entre-deux évanescents du monde. Par ces confrontations, AZ met en évidence et avec beaucoup d’habileté, la singularité d’Hécate. Au dieu archer, fondateur et protecteur des cités, elle oppose la déesse qui se contente de donner l’alarme et dont le mystère s’accroît à la réception de son nom. Quant à Hermès, s’il partage avec Hécate une représentation aniconique et des cultes à proximité des portes, il est le dieu des gonds, des mesures et des bornes, alors que la déesse incarne des passages indépendants de tout contexte politique. Dans le dernier chapitre de cette partie (IV, p. 203-223) : « Au rythme des mois et des jours », AZ étudie le temps « hécatéen » lié aux phases lunaires et au milieu du jour, favorable au surgissement des spectres de la déesse.
La dernière partie sous le titre « Types, attributs et attitudes » (p. 227-295) est composée de trois chapitres. Le premier « Valeurs de la triplicité » (p. 227-248) fait l’inventaire des interprétations données de la « trimorphie » d’Hécate et sans prétendre en donner l’origine, dégage ses aspects les plus importants comme signe de la médiation et d’une protection renforcée aux carrefours. Le second chapitre explore les modalités de « la rencontre du chien avec Hécate » (p. 249-283). Attribut révélateur de la nature canine de la déesse, cet animal est aussi sa victime sacrificielle. Enfin, AZ étudie à travers les traditions relatives à Iphigénie, le rôle d’Hécate en tant qu’acolyte d’une autre divinité.
La conclusion générale (p. 297-301) rappelle les points forts de chacun des chapitres et inscrit la démonstration dans une perspective historique. L’association d’Hécate avec les passages, se développa dans des cités soucieuses d’imposer des lignes de partage sous forme de frontières, de périboles et de clôtures entre les vivants et les morts. AZ se propose de prolonger cette étude par une investigation sur Hécate jusqu’à la fin de l’Antiquité qui révélerait l’importance de la déesse, capable de concilier l’un et le multiple dans un espace à la fois dilaté et fragmenté.
Pour faire « un observatoire » du rapport d’Hécate avec les entre-deux, sont colligées des sources très diverses, littéraires, iconographiques, archéologiques, sans oublier les tablettes de défixion, sur la longue durée. La cohérence et la continuité de la figure divine sont rendues possibles grâce à des choix dans la documentation, grâce à des groupements divins opérés au détriment d’autres et des rapprochements aléatoires. Le découpage extrême des chapitres, le vocabulaire parfois abscons, des formules alambiquées, ne contribuent pas toujours à la lisibilité de l’ouvrage. À l’issue de sa démonstration, avec une certaine audace, AZ reconnaît qu’ « Hécate fonctionne un peu comme un dossier fourre-tout sur le bureau du chercheur… » (p. 298). Certains chapitres contribuent à cette impression par le nombre des sous-parties. On regrettera d’autant le peu de place laissé à l’historiographie. Rendre justice aux approches dites classiques aurait valorisé la pertinence de cette recherche.
Cela dit, ce livre va bien au-delà du but qu’il s’est donné. AZ ne s’est pas contentée d’éclairer la figure d’Hécate, d’affiner la lecture de ses épiclèses et de déterminer sa fonction, elle s’est aussi intéressée à sa représentation, aux offrandes qui lui étaient faites, donc aux cultes dont elle était l’objet. Elle démontre avec brio comment les portes, les routes et les carrefours changent d’aspect selon les dieux qui les fréquentent. Les pages sur les rues d’Apollon, distinguées des routes d’Hécate, sont convaincantes. À l’occasion de la fonction d’Hécate comme responsable de la propreté, la question des immondices est abordée et on a là une étude fine et utile, la question des déchets de la ville grecque étant rarement abordée.
Cette thèse très dense offre donc des détours passionnants sur beaucoup de terrains, y compris celui des realia. Elle permet d’approcher une étrange divinité, figure autonome et pourtant capable d’adopter les traits de la déesse qu’elle accompagne. Aux limites de la cité, elle impose l’image d’une Hestia « déplacée » et médiatrice. Elle justifie enfin la place occupée dans la religion grecque par une Hécate aux torches capable de répondre à l’angoisse provoquée par les portes, les routes et les carrefours.
Geneviève Hoffmann