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La vingtaine de contributions rassemblées dans ce volume sont le produit d’une rencontre organisée à Saragosse en septembre 2019 par Francisco Pina Polo. Elles avaient pour projet de rendre compte du triumvirat, cette période de transition de la République à l’Empire qui par l’intensité des événements, le blocage des pratiques civiques et le bouleversement des références défie l’analyse et fait osciller la position qu’il convient de lui affecter entre la fin d’une époque et le début d’une autre. Entre changement et continuité, la question se pose de ce qui fonctionnait encore de la vieille culture politique d’une oligarchie en crise et de ce qui émergeait d’une monarchie nouvelle qui n’osait pas s’affirmer. Les enjeux, il est vrai, étaient multiples, politiques, militaires, idéologiques, économiques et fiscaux, s’articulant les uns aux autres dans un processus dont il est difficile de démêler les mécanismes et les aboutissements. Bien des historiens s’y sont risqués, qui n’y ont pas apporté de réponse claire. L’ambition de cette publication était d’en étudier les différents aspects et par leur confrontation, de rendre compte des processus de tension et de la force des contradictions. Disons le d’emblée, l’objectif est atteint et les actes de cette rencontre offrent à l’étude de la période un point de référence assuré et globalement complet.

Les différentes analyses ont été regroupées selon cinq thèmes suivis d’une conclusion, d’un index des noms propres et d’un index des sujets (un index des sources aurait été le bienvenu). Sont ainsi successivement abordés les questions institutionnelles, les représentations et les formes des conflits, les stratégies de communication politique, les répercussions économiques et sociales en Italie et enfin les effets dans le gouvernement des provinces.

Le premier article porte, comme on peut s’y attendre, sur les pouvoirs des triumvirs. Fr. J. Vervaet montre qu’ils reposaient sur un imperium supérieur sans limite de temps dans sa définition et ne pouvant s’achever que par abdication, abrogation formelle ou décès du titulaire. Il était en cela comparable à celui des decemviri du Ve s. ou localement à celui d’un fondateur de cité. Fr. Pina Polo examine ensuite le fonctionnement des institutions républicaines pendant cette période exceptionnelle. Il constate que les magistrats ne cessèrent pas d’exercer leurs fonctions et que leur prolifération ne s’étendit pas sur toute la période ni ne concerna tous les postes. Elle répondit au besoin d’arbitrage entre les compétiteurs mais aboutit à faire du consulat une magistrature de second rang. L’étude de M. -Cl. Ferriès porte sur le Sénat. Les triumvirs reprirent la politique de César d’augmentation du nombre des sénateurs. Le recrutement fut déterminé par les nécessités de la mobilisation des partisans, césariens, pompéiens pardonnés et nouveaux venus, chevaliers italiens des municipes qui gonflèrent les effectifs et s’organisèrent dans une hiérarchie de fait mais dont les triumvirs conservèrent le contrôle. Le Sénat cependant resta un lieu de débat marqué par l’éthique qui définissait ses membres et, à partir de 38, le mode de recrutement redevint traditionnel.

La seconde partie regroupe des études qui portent sur les conflits, les solidarités et les représentations qu’ils entraînèrent. V. Arena montre de façon tout à fait éclairante que le vocabulaire de la guerre (bellum, pax) vint remplacer mais tardivement celui du conflit (dissensio, concordia) et que la représentation de la communauté dont l’adversaire aurait été exclu (cas de la déclaration comme hostis), a fait place à un sentiment de division. Son analyse est confirmée par celle de C. H. Lange qui fait apparaître une tendance forte à l’euphémisation voire à la dénégation du caractère civique de la guerre, soit par insistance sur les ennemis pérégrins, soit par renvoi aux motivations morales et personnelles des protagonistes. H. Cornwell poursuit la réflexion en soulignant le recours au vocabulaire de la guerre dans le conflit mais aussi l’emploi du vocabulaire privé de l’amicitia dans l’exercice de la négociation et de la réconciliation. Enfin Fr. Rohr Vio montre l’importance des parents proches ou lointains dans les menaces, les chantages ou les réconciliations. Les relations familiales furent instrumentalisées au service des alliances et les pratiques qui en découlèrent furent légitimées par des références exemplaires archaïques.

La troisième partie est consacrée à la communication politique. C. Steel constate une continuité dans la nature des discours tenus mais relève aussi les nouveautés qui ont émergé de la situation institutionnelle et en particulier les prises de parole des femmes et des soldats, plus spectaculaires cependant que décisives. M. Jehne aborde ensuite le rôle de l’invective qui dans cette période de conflits a joué un rôle certain. Toutes les réunions publiques pouvaient en être l’occasion, mais le théâtre et l’amphithéâtre furent des lieux privilégiés où le peuple put s’exprimer avec davantage de liberté. Les menaces qui pesaient sur la population de Rome fournit à Fr. Hurlet l’occasion d’une réflexion intéressante sur les phénomènes de peur et l’importance, pour la légitmité des gouvernants, de la réponse qu’il firent à la demande populaire de sécurité. H. Van der Blom reprend les rares indications que l’on possède sur l’éloquence d’Octavien et étudie le discours qu’il a prononcé en 44 et que l’on connaît par Cicéron. E. Garcia Riaza s’intéresse aux diverses formes que l’on pourrait dire secondaires de la communication politique : libelles, rumeurs, mises en scène des rencontres et de la négociation et en montre l’importance croissante. Enfin K.Welch analyse les efforts de Marc Antoine pour développer de lui-même une image convaincante et mobilisatrice par les représentations monétaires ou la mise en scène de ses actes.

Les exposés de la quatrième partie sont consacrés aux manifestations de la crise et des solutions qui lui furent apportées en Italie. D. Maschek fait le bilan à Rome des constructions aussi bien publiques que funéraires et montre à quel point leur multiplication spectaculaire témoigne d’une concentration de la richesse et de la nécessité pour Auguste et les siens d’inscrire leur légitimité dans l’espace urbain. Cr. Rosillo López recueille les informations sur les troubles, révoltes, manifestations d’opposition et déplacements de population en Italie et en Sicile, en montre l’étendue et l’importance. Elle insiste sur les réparations qui leur furent apportées après Actium et la pacification qui s’en suivit. Dans le même ordre d’idées, M. Garcia Morcillo étudie les mesures de confiscation et de taxation auxquelles procédèrent les triumvirs, en souligne le caractère massif, mais fait apparaître aussi qu’une fois l’urgence passée une fiscalité demeura qui créa les conditions d’une stabilité à long terme.

La cinquième partie porte sur l’action des triumsvirs dans les provinces. A. Díaz Fernández prenant l’exemple de la péninsule ibérique montre qu’à la différence de Pompée qui gouvernait par l’intermédaire de légats et préparait ainsi la pratique augustéenne, les triumvirs s’inscrivaient dans la continuité républicaine en confiant les responsabilités à des consulaires détenteurs de leur propre imperium et de leurs propres auspices. A. Raggi établit un bilan des documents, lettres et actes connus des triumvirs portant sur l’Orient grec. Enfin, J. Tatum examine la politique de Marc Antoine à l’égard de la cité d’Athènes et reprenant les sources grecques, Plutarque, Appien et Cassius Dio, montre que les honneurs qui lui furent accordés correspondaient à ce que l’on pouvait attendre d’un chef romain vainqueur. Là encore, les mesures prises s’inscrivaient dans la continuité.

Dans sa conclusion, Cl. Ando reprend les différents apports et décrit l’expérience du triumvirat comme celle d’une perversion des institutions et de la culture politique républicaine, une période d’hésitation et d’instabilité dans leur fonctionnement et leur définition.

Le nombre et l’étendue des questions posées font de cette publication un point de référence pour la compréhension de cette période difficile. Tous les sujets n’ont certes pas été analysés de façon complète. L’attitude de l’armée en particulier n’a été abordée que de façon marginale. La situation des provinces n’a été observée que partiellement. Des trois protagonistes césariens, c’est la politique personnelle de Marc Antoine qui a été la plus étudiée. De fait, il était impossible dans une publication de cette taille de traiter tous les thèmes qui pouvaient se présenter à l’esprit. Le résultat en tout état de cause est un ouvrage important par les informations qu’il apporte et les analyses qu’il autorise. Les contributions par leur qualité intrinsèque et les efforts accomplis pour converger dans une même problématique, se complètent pour tracer un tableau cohérent des processus à l’œuvre.

C’est d’ailleurs en cela que la réflexion d’ensemble reste un peu décevante tant les conclusions se situent en deçà de ce que l’on pourrait tirer des renseignements apportés. La plupart des communications en effet font état à la fois de continuités et de changements. Mais à regarder les arguments de près, on constate que les premières l’ont emporté largement sur les secondes : dans l’exercice des magistratures, dans l’administration des provinces, dans les manifestations politiques populaires. La culture politique de la fin de la République est demeurée le cadre structurel des comportements. Et le recours à des notions comme celle de justification ou de comportement de façade, n’apporte pas grand chose. C’est oublier en effet que les protagonistes de cette histoire ne disposaient pas d’autres références que les normes de principe qui depuis des décennies fondaient toute action politique. Pris dans une compétition où l’échec ne pouvait conduire qu’à la ruine et à la mort, ils n’avaient d’autre choix que de mobiliser à l’extrême leurs avantages et leurs ressources. Et c’est par l’escalade dans les comportements, la concentration des moyens et ce qu’il faut bien considérer comme une sorte d’hystérisation de la culture politique, qu’ils furent contraints de chercher à l’emporter. On le constate en particulier dans l’importance prise par les confiscations, la montée des peurs, l’augmentation du nombre des magistrats et des sénateurs. Les innovations comme l’émergence d’acteurs normalement dépourvus d’autorité, le peuple, les femmes ou les soldats, pour spectaculaires qu’elles furent, ne jouèrent qu’un rôle marginal. L’événement fut vécu et conçu comme exceptionnel. En témoignait notamment la difficulté à le désigner et le besoin partagé d’un retour à la normale. Il engendra pourtant une situation nouvelle, dans la fiscalité par exemple, et d’une façon générale dans la concentration monarchique du pouvoir.

Une dernière remarque enfin qui est celle d’un regret et d’une inquiétude. Les participants à cette rencontre se plièrent à une règle qui fut de n’employer que l’anglais. Une telle exigence participait à un effort récent et conscient d’éradication des autres langues habituelles de culture, allemand, français, italien et espagnol, comme outils de réflexion historique. Cette pratique a de lourdes conséquences. Peut-être favorise-t-elle la communication, mais elle la réduit à un petit dénominateur linguistique commun, au demeurant pas toujours maîtrisé et n’a pas d’autre effet qu’un appauvrissement conceptuel.

 

Jean-Michel David, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

Publié en ligne le 15 juillet 2021