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Cet épais volume est un livre à la documentation éblouissante et éclatée, à la composition éclectique et parfois éparpillée, aux présupposés et aux conclusions tantôt éclairants, tantôt énigmatiques. Livre tout animé de la passion comparative qui fait courir l’auteur, depuis quelques décennies, à la recherche des parentés mythiques et rituelles entre le monde grec et d’autres provinces du domaine indo-européen ancien, en particulier l’Inde. En un sens, ce disciple affiché de Georges Dumézil aura cherché, il cherche encore ici à compléter l’œuvre du maître en intégrant au tableau général du comparatisme la composante grecque délaissée par lui, à quelques exceptions près, dont la plus marquante a été le jugement de Pâris[1]. Il le fait ici doublement, puisqu’il met en scène des dieux – le Dionysos des Grecs, le Śiva des Indiens – auxquels Dumézil n’a pas consacré d’étude spécifique, ne les rangeant ni l’un ni l’autre parmi les représentants de la tripartition fonctionnelle.

Douze chapitres scandent le propos, eux-mêmes distribués en une multitude de petits développements (3 à 4 pages en moyenne, parfois nettement plus), au nombre de 106 en tout. La préoccupation qui a dicté cette structure semble être de ne rien oublier, de faire flèche de tout bois. Le résultat est à la fois impressionnant et désarçonnant, quand ce n’est décevant. Impressionnant, car le nombre incalculable des exemples fournis, empruntés à peu près à tous les domaines de documentation concevables, laisse peu de doute sur le bien-fondé de la thèse générale : il existe une vraie, une profonde parenté entre Dionysos et Śiva. La déception naît précisément du mode de présentation choisi. Très souvent, l’auteur juxtapose plus qu’il n’articule, accumule plus qu’il n’explique, et met sur le même plan des données fort différentes par leur date, leur nature, leur caractère plus ou moins démonstratif.

La meilleure, sinon la seule exception à cette sorte d’aplatissement de la matière est donnée par le chapitre d’introduction, consacré à « la religion souterraine ». Cette notion annihile, sur le versant indien, une possible objection préjudicielle en faisant appel à la chronologie. Si, comme on l’admet en général, le Śiva hindouiste « continue le Rudra védique » (p. 9), et ne fait que le continuer, on néglige un pan entier de cette évolution religieuse : la rémanence « souterraine » d’un courant mythico-rituel, ignoré des Védas, dont les trois témoins majeurs sont Śiva, Krsna et Devi : un courant que fait saisir une « documentation, soit non littéraire, soit littéraire mais non indienne » (p. 11). Ainsi s’explique, selon B. Sergent, que ces « cultes populaires », qui faisaient toute sa place à l’élément féminin, n’aient occupé à l’époque védique qu’une place marginale : celle-là même que les sources grecques concèdent aux débuts de Dionysos. « Mon plan est dicté », poursuit l’auteur (p. 15), de manière à vrai dire un peu énigmatique. Il annonce en effet un premier volume (celui-ci), consacré aux « points communs » entre Śiva e Dionysos et « d’autres partenaires, dans les domaines anatolien, thrace, germanique, celtique et balte », que suivra un second tome traitant notamment des « parallélismes offerts par la geste de Krsna ». Plus directement centré sur l’objet du livre est le bref chapitre I (« Śiva n’est pas Rudra », p. 19-25), où B. Sergent, après un clair tableau comparatif de ces deux divinités, nomme les savants qui l’ont précédé sur la voie de la comparaison Śiva-Dionysos : après W. Kirfeld (1953) et J. B. Bruce (1971) et avec P. Lévêque (1995), on retiendra les noms les plus cités au fil des pages : ceux de A. Daniélou (Shiva et Dionysos, 1979) et de W. Doniger (Asceticism and eroticism in the mythology of Śiva, 1973 ; « Dionysus and Śiva : parallel patterns in two pairs of myths », History of Religion, 20, 1980, p. 81-111)[2].

L’auteur n’ayant pas autrement explicité le choix ni l’ordre de ses onze autres chapitres, et comme il est exclu de rendre compte en détail des 106 sous-chapitres (cette composition fait vivement regretter l’absence d’un index thématique), on s’en tiendra pour commencer à un effort de restitution, voire de justification de la première grande série (on abrège ci-dessous, respectivement, par S. et par D. les noms de Śiva et de Dionysos).

-Chapitre II. « Mort et renaissance » (60 pages) : S. et D. sont l’un et l’autre associés à des phénomènes aussi divers que la décapitation, la fréquentation des lieux sépulcraux, la purification et les mystères. -III. « Manifestations » (chapitre qui, semble-t-il, aurait logiquement pu figurer en tête, et dont les sous-parties auraient gagné à être regroupées) : les caractéristiques communes qui se dégagent sont la métamorphose, l’ambiguïté, l’expérience du voyage, de la folie, de l’extase, de l’ivresse et du désordre, de la marginalité, du rôle libérateur enfin : ce dernier, associé au thème du lien, ne pouvait-il se voir consacrer un chapitre plénier ? -IV. (le chapitre le plus long de tous : 92 pages ; aucun des neuf chapitres suivants ne dépasse 28 pages) : « Les forces de vie », associant la puissance des deux divinités à de nombreux animaux, dont le serpent, le taureau, le lion, le bouc et l’âne, ainsi qu’à la végétation ; à ces considérations sont ajoutées, sans autre explication, la dévoration de chair crue (omophagie) et le déchiquètement (diasparagmos) : deux aspects bien plus dionysiaques que sivaïtes, comme le reconnaît l’auteur. -V. « Un cycle de fêtes », notamment celles d’hiver et d’ouverture du printemps, de la chasse, de l’hiérogamie inféconde, des sacrifices humains… -VI. « Aspect physique », incluant l’enfant, l’homme-femme, les éléments de costume : nébride, ceinture, guirlande, couronne… et même le char (peut-être plus à sa place dans les « manifestations » ?). -VII.  « Verticalité » du sexe dressé, du pilier ou colonne, du bâton, de la lance… -VIII. « Les noms du dieu », innombrables, dont Donneur de paix, Bruyant, Premier-Né, Lumineux et Rôdeur de nuit.  -IX. « L’initiation », ses agents, ses peines et ses lieux : hommes couverts de cendre ou de plâtre, résistance au dieu, rôle des femmes et des hommes jeunes, caverne. -XI. « Mythes » (dont bon nombre viennent alors d’être évoqués) : guerre cosmique, naissances parallèles, Kama et Ampélos, Daksa et Agaué, plongeon dans un marais, parallèle Skanda-S. / D.-Zeus. -XII. « Autres parallélismes » : Telipinu en Anatolie, Sabazios en Thrace, Vel(a)s chez les Baltes, Freyr chez les Germains, Cernunnos en pays celte (annonce d’un second volume, on l’a vu).

Cette simple énumération fait entrevoir l’ampleur du butin engrangé au fil de cette enquête à deux versants. Examinons en premier lieu quelques exemples, retenus comme étant des plus significatifs et de ceux qui ont reçu le traitement le plus approfondi.

S’inspirant des travaux pionniers de l’indianiste A. Daniélou, B. Sergent expose avec clarté un rapprochement parlant : « l’adorateur de S., après un bain, adore l’image phallique qui symbolise son dieu, en lui offrant des fleurs. L’adorateur de D. à Eleusis, après un bain, se voit révéler une image de D. enfant qui, si le rite est semblable à celui de Delphes, est un phallos. Et cet enfant-phallos est pourvu de feuilles de lierre » (p. 66). La suite met en valeur, de manière peut-être excessive, mais peu contestable, la présence dans le service de chacun de ces dieux de rituels à caractère sexuel et parfois homosexuel. De la même manière, on peut trouver convaincant le rapprochement entre, d’une part, le D. triphuès (« aux nombreuses formes ») d’un Hymne orphique qui rappelle l’action du dieu dans Les Bacchantes d’Euripide (métamorphoses et illusion) et, d’autre part, la désignation de S. comme bahurupa (« aux milliers de formes ») dans le Mahabharata. Tout juste faut-il noter que sur ce sujet D. reçoit cinq pages, S. se contentant des dix lignes finales (p. 69-74). La proportion est voisine[3] dans le long développement consacré justement au taureau (p. 139-155), avec les mêmes qualités et les mêmes défauts : surabondance de la documentation, mais inégalité de traitement des deux domaines grec et indien, ainsi qu’une propension à ne signaler que les similitudes, en omettant les différences. Ce qui n’empêche pas l’auteur de conclure : « ici encore, on vérifie que l’idéologie indo-européenne est une ». Est-ce bien de « l’idéologie » qui se dégage des rapprochements qui se sont succédé en cascade, sans véritable fil directeur ? Ici encore, me semble-t-il, la leçon de rigueur dumézilienne est quelque peu négligée. On en retrouve par endroits la trace, trop ténue, par exemple en conclusion de l’étude plus équilibrée consacrée au feu (p. 172-183) : « dans les deux pays le thème de l’opposition du feu et de l’eau prend une dimension cosmique, qui est bel et bien eschatologique en Inde et demeure littéraire en Grèce » (p. 183). Intéressante, la remarque appellerait un commentaire.

En réalité, B. Sergent réserve ce type d’observations distanciées aux ultimes et brefs développements de cette partie centrale. Interprété (jusqu’à l’excès ?) comme un « dieu de l’amour » (p. 213-216), D., comme S., se prête alors à devenir « un dieu de troisième fonction » (p. 216-220). Ce qui gêne, dans ce dernier cas, c’est que la « fonction » reconnue à S. ne semble pas avoir grand-chose à voir avec celle prêtée à D. ; en tout cas, les sources mises à contribution dans les deux cas apparaissent radicalement hétérogènes. Enfin, ni dans le cas de S. ni dans celui de D., une quelconque articulation de ces supposés porteurs de la troisième fonction avec des divinités fonctionnelles de premier et de deuxième niveau n’est mise en évidence. Ici encore, il est bien difficile de se référer à l’ « idéologie indo-européenne ».

E così via… Les chapitres qui suivent entremêlent des rapprochements intéressants et parfois convaincants, d’importance au demeurant variable : la place des fêtes dans la calendrier hiver-printemps, les hiérogamies (avec le parallèle Ariane-Satī et la divinisation finale d’une mortelle), la couleur rouge en partage (mais le noir ?), la liqueur d’immortalité, l’ambiguïté sexuelle, le port de guirlandes…, – mais aussi des cas plus douteux ou plus lointains : la chasse et les chiens, le bouc émissaire, l’enfant-vieillard, les cornes lunaires… Le chapitre sur la verticalité (p. 267-291), notamment phallique, échappant aux généralités, est particulièrement bienvenu. Ceux consacrés aux noms des dieux, à l’initiation (où émerge la similitude entre les hommes couverts de cendre et ceux couverts de plâtre), aux arts, sont plus secs, plus banals. Quant aux mythes (chap. XI, p. 345-376), ils sont réduits à la portion congrue, sans doute parce que les pages qui précèdent en ont déjà longuement traité ; le parallèle très riche entre Ampelos et Kamā, l’un et l’autre symboles de l’Amour, en occupe l’essentiel, ainsi que le plongeon dans un marais ou dans un lac.

Au total, il est difficile de tirer d’un tel ouvrage une impression équilibrée. Ni la compétence ni la passion de l’auteur pour sa recherche ne sont en cause, et il est hors de doute qu’elles éclairent une bonne part du sujet. Mais, pour le dire à la manière grecque, ces qualités pâtissent d’une certaine hubris. Ce manque de retenue se traduit particulièrement dans un usage intempérant des Dionysiaques de Nonnos, qui représentent sans doute dans Le dieu fou la moitié de toutes les citations d’auteurs anciens ! Or, non seulement cet auteur prolixe est très tardif, mais, comme le note B. Sergent lui-même (p. 172) à la suite de F. R. Adrados (Dionyso erótico in Nonnos ; precedentes indo-griegos…, 2003), il faudrait tenir compte « des éléments qu’on trouve dans Nonnos à la suite de l’identification faite par les Grecs à l’époque hellénistique entre Dionysos et Śiva » ; ce serait en effet introduire une dimension historique qui manque trop à ce livre, le simple risque de raisonnement circulaire qui s’ensuit conseille la prudence. Celle-ci aurait pu, par exemple, conduire à traiter les « parallèles » discernables dans l’œuvre de Nonnos dans un appendice ad hoc. Faute de ce type de rigueur, on quitte le livre avec le sentiment d’avoir consulté un très précieux paquet de fiches, publiées sans doute un peu vite, comme en témoigne un nombre vraiment inhabituel, du moins aux Belles Lettres, de fautes d’orthographe et même de français.

Jean-Marie Pailler, Université Toulouse – Jean Jaurès

Publié en ligne le 05 février 2018

[1] Parmi les œuvres de B. Sergent énumérées p. 432 : Genèse de l’Inde (1997), Les trois fonctions indo-européennes en Grèce ancienne (1998), Le Livre des dieux, Celtes et Grecs, II (2004), Athéna et la Grande Déesse indienne (2008).

[2] Noms auxquels il faut en ajouter un troisième, lui aussi à initiale D. : celui de M. Daraki (cf. p. 209, 213…), helléniste souvent et justement mise à contribution (Dionysos, 1985).

[3] Un peu moins démesurée dans le développement sur lion et panthère (p. 165-170), mais de même sens : une centaine de lignes pour D., une trentaine pour S.