Un des pôles des activités de recherche de la Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement Claude-Nicolas Ledoux de Besançon développe un projet de recherche pluridisciplinaire « qui vise à éclairer successivement différentes facettes de la ruse considérée dans une perspective diachronique » (p. 9). Les premières investigations effectuées par des historiens, des philosophes et des spécialistes de littérature ont concerné le domaine militaire et ont abouti à la publication de Penser et dire la ruse de guerre de l’Antiquité à la Renaissance[1], d’où se dégage cette double vision de la ruse : « le recours du faible et du sournois mais aussi à l’extrême opposé, […] la concrétisation de l’ingéniosité de l’homme capable de renverser une situation désespérée ou de vaincre sans verser le sang grâce à des artifices extraordinaires » (p. 10). Force a été de constater que ces caractères ne sont pas sans rappeler certains de ceux attribués aux pratiques magiques ; d’où de nouvelles recherches pluridisciplinaires et diachroniques , dont ce Ruse et magie de l’Antiquité à nos jours est le produit. Michel Pretalli, directeur de cet ouvrage collectif, tient cependant à souligner dans son introduction la prudence avec laquelle il convient d’examiner ces ressemblances entre ruse et « certaines formes de magie pratiquées à différentes époques et à différents endroits » et « s’interroger sur la nature des liens qui, au fil des siècles, ont pu unir la ruse et la magie dans des contextes sociaux et culturels différents » (p. 11). Il présente ce livre, non pas comme visant la systématicité et l’exhaustivité ; son but est simplement d’ « éclairer certains aspects méconnus de la question considérés dans le monde latin, l’occident médiéval, l’Europe de la Renaissance et jusqu’au XIXe siècle d’Houdini et à l’époque contemporaine » (p. 11).
C’est ce qu’illustrent les neuf contributions qui suivent (chacune terminée par une bibliographie fournie). La première, « Tromperie et divertissement : deux récits sur la prestidigitation dans le monde romain » (p. 19-35), est due à Antón Alvar Nuño. Elle se compose de deux parties : l’une est consacrée au passage de Diodore de Sicile 34, 2 traitant d’Eunous, un esclave d’origine syrienne, meneur de la première révolte servile à Rome qui débuta en 104 av. J.-C. L’historien y explique le subterfuge dont se servait cet imposteur pour cracher du feu et impressionner ainsi son entourage. Dans l’autre partie, l’universitaire de Malaga se penche sur un papyrus égyptien du IVe siècle de notre ère contenant des recettes pour exécuter des tours de magie afin de divertir les convives d’un banquet. De ces études parallèles notre collègue conclut que le même fait « donne lieu à différentes interprétations selon le contexte sans que cela soit posé comme une contradiction » (p. 32) et rappelle les expériences de chercheurs américains du département de psychologie de la California State University en 1980.
Dans le chapitre suivant, « La magie, un agent de la ruse chez les sorcières romaines, ou comment la fin justifie les moyens », (p. 37‑64), Thomas Guard part de deux définitions de la sorcière, dues respectivement à Cicéron (De la divination, 1, 65) et à Apulée (Apologie, 26, 6). Il montre comment dans la littérature latine, où elle est devenue un personnage stéréotypé, on lui attribue, comme dans ces définitions, une force incroyable, ainsi que le dessein de satisfaire tous ses désirs, – et la ruse est son moyen favori –, lesquels désirs sont souvent dérisoires, ce qui rend ces femmes ridicules. T. Guard les qualifie de « sorcières d’opérette » (p. 62). Mais « en fonction du genre littéraire », il existe des « magiciennes qui méritent d’être prises au sérieux » (p. 62) et il analyse longuement le cas de la Médée de Sénèque « qui perçoit la magie comme une ressource de sa ruse (sa malveillance) naturelle » (p. 53).
Massimo Manca propose une étude intitulée « Des prestidigitateurs contre les saints : la bataille magique entre Saint Pierre et Simon le Mage » (p. 65-75). Il met en lumière qu’il est vain de chercher à savoir si les magiciens de ce type dans l’Antiquité avaient réellement des pouvoirs surnaturels ou usaient de charlatanisme. Il rappelle, en outre, les jugements contrastés que divers auteurs postérieurs ont portés sur le personnage de Simon.
« Anelli e prigioni. Magia e inganno nel Lancelot propre » (p. 77-95), en italien, concerne le Moyen Âge. En puisant des exemples dans ce qu’on appelle « le Lancelot propre », c’est-à-dire le roman central sur les cinq qui composent le cycle du Lancelot-Graal (p. 79), Giovanni Zagni montre que les manifestations de la magie dans ce texte reflètent le statut complexe de celle-ci au XIIIe, époque où l’intervention du surnaturel dans la vie quotidienne était considérée comme normale et elle avait pour sources, croyait-on, Dieu et ses intermédiaires, ou le diable, ou les propriétés naturelles des plantes et des minéraux. On interprétait beaucoup de ces phénomènes comme une tromperie des sens, une modification d’aspect, non de substance. L’utilisation de la magie, aussi bien que l’annulation de ses effets, pouvait s’apprendre dans des livres ou avec un maître (p. 93). Dans le Lancelot propre, la magie est ambivalente : elle peut aider les chevaliers comme leur nuire.
C’est à la Divine Comédie de Dante que s’intéresse Alessandro Benucci dans « Écrire l’inganno. Nécromancie, sciomancie, géomancie dans la Divine Comédie » (p. 97-112). Il tente d’expliquer pourquoi, alors que le poète montre tous les « magiciens, devins, sorciers, nécromants, astrologues, augures » (p. 97) punis dans les profondeurs infernales – ce qui est conforme à l’orthodoxie chrétienne de l’époque –, deux passages semblent en contradiction avec cette condamnation. Le premier se lit en Enfer 9, 19-30. C’est un épisode qu’on ne trouve nulle part ailleurs : il raconte comment Virgile a été utilisé par la sorcière Érichto qui l’a fait descendre jusqu’au dernier cercle des enfers pour remplacer un moment un mort dont elle avait besoin sur terre, de sorte qu’il connaît bien les chemins de l’au-delà. Le second passage (Purgatoire, 19, 1-6) narre un rêve de Dante au purgatoire et fait allusion à la géomancie. Après avoir rapporté les diverses interprétations qui ont été proposées, A. Benucci voit quant à lui dans l’association de ces deux pratiques magiques au voyage de découverte et d’expiation dans l’autre monde une façon métalittéraire d’évoquer les difficultés de l’itinéraire du salut, de cette entreprise qui implique de se dépasser et d’acquérir des connaissances en principe interdites.
« La Magie naturelle de Della Porta, entre secret, falsification et ruse » d’Alfonso Paolella (p. 113-126) se penche, à la lumière du carré logique de Greimas, sur l’ouvrage de Giovanni Battista Della Porta intitulé Magia naturalis (en latin, mais qui fut l’objet de traductions en italien, en français, en anglais, en allemand, en espagnol), que cet auteur commença à travailler à l’âge de quinze ans, dont il publia une première mouture à 23 ans, mais qu’il ne cessa de perfectionner toute sa vie par des ajouts ou des approfondissements. Le but de Della Porta est de « montrer qu’à la base des miracles de la nature, il n’y a que des causes naturelles » (p. 115) et que « ce qui semble miraculeux et magique n’est rien d’autre que le produit d’une règle encore inconnue de la Nature » (p. 116). Mais A. Paolella remarque que Della Porta non seulement observe et analyse la nature, mais qu’il cherche aussi des moyens de la manipuler. C’est ce que notre collègue rend manifeste en examinant le livre 5 traitant de la transmutation des métaux, le livre 6 sur la falsification des joyaux et le livre 16 sur le cryptage de documents. Le lecteur moderne sera étonné de constater que Della Porta a découvert certains principes utilisés par la technologie d’aujourd’hui.
D’autres pages de Della Porta sont également examinées dans le chapitre suivant « Écrire sur le globe de la lune. Magie et ruse des miroirs de Corneille Agrippa à Jean-Baptiste Della Porta » de Donato Verardi (p. 127-139), mais cette fois en comparaison avec les livres De occulta philosophia de Corneille Agrippa commencés en 1509 et publiés en 1533, très célèbres à leur époque et que Della Porta connaissait, ainsi qu’un autre ouvrage de Corneille Agrippa, le De incertitudine et vanitate scientiarum et artium de 1526. Après avoir énuméré rapidement les « points de contact » entre ces œuvres (p. 127-129), D. Verardi choisit le thème des miroirs, extrêmement importants aussi bien en sorcellerie qu’en science, pour mettre en évidence les similitudes et les différences entre les pensées et le but des réflexions de ces deux auteurs.
L’étude suivante, « Les alchimistes faussaires entre Moyen Âge et Renaissance : ruse ou nécromancie ? » (p. 141-157), est due à Alfredo Perifano. Il y analyse avec une grande minutie et beaucoup d’érudition des textes échelonnés du XIIe au XVIe s. traitant de l’alchimie et de la transmutation des métaux. Il y relève la constance de l’opposition entre la véritable alchimie qui transforme réellement la substance d’un métal en substance d’or et la fausse alchimie qui n’aboutit qu’à donner l’illusion qu’il s’agit d’or. La première est l’œuvre de philosophes dont le but est la connaissance et la sagesse, la seconde de charlatans et aigrefins rusés qui se fondent sur la cupidité et la naïveté de leurs interlocuteurs. Il montre comment cette permanence dans l’idée générale est nuancée de variantes selon les écrivains. Il fait ressortir également les diverses questions que ce sujet soulève : l’homme peut-il transformer ce que donne la nature ? Peut-il faire ce qu’en principe Dieu seul peut accomplir ? L’alchimiste qui opère en suivant les lois de la nature est‑il impie ? Autre interrogation (p.152-153) : est-ce que les produits de la nature et ceux de l’art sont les mêmes ? (p. 152).
Ce sont deux psychologues cognitivistes, Cyril Thomas et André Didierjean, qui ont écrit le dernier chapitre « La magie est-elle le “Monde perdu” des psychologues ? » (p. 159‑177). Ils commencent par s’occuper d’un procédé des prestidigitateurs très connu, le détournement d’attention, déjà étudié par le passé, mais auquel on a appliqué récemment les nouvelles méthodes de la psychologie, et scrutent successivement le détournement d’attention passif, le détournement d’attention actif, le détournement d’attention psychologique. Dans une deuxième partie, ils se penchent sur d’autres phénomènes liés à la psychologie avec lesquels jouent les magiciens et qui ont été jusqu’ici moins explorés : l’anticipation perceptive et ce que les deux auteurs appellent « l’expertise pantomimique ». Enfin, dans leur troisième partie, ils examinent des procédés psychologiques depuis longtemps utilisés par des prestidigitateurs sans pour autant avoir fait l’objet de recherches de la part des psychologues, comme « fixer la pensée » (p. 168), « créer de “faux souvenirs” » (p. 169), « créer de fausses causalités » (p.170), « forcer le choix du spectateur » (p. 170-172), « créer un rythme pour influencer l’attention » (p. 172-173) et cela suggère à C. Thomas et A. Didierjean qu’il est possible de découvrir encore des processus mentaux inconnus conservés par les magiciens, comme les espèces abritées par The Lost World de Conan Doyle.
De même qu’il avait écrit l’excellente introduction, posant l’hypothèse de départ, à savoir « l’existence de liens étroits entre la ruse et la magie » (p. 179), de même c’est M. Pretalli qui s’est chargé de la conclusion (p. 179-181). Il montre comment l’intuition initiale a été confirmée. Il note également avec beaucoup de finesse les réflexions qui se dégagent de la lecture de ces contributions. Jusqu’au début du XVIIIe siècle environ, la magie a été vue « comme un moyen d’intervention pratique sur le monde mais aussi une clé de compréhension de forces agissant dans l’univers » (p. 180). Aujourd’hui, elle est considérée dans les sciences historiques comme l’acte d’un personnage ou pour l’anthropologie comme un objet culturel, et dans tous les cas comme liée à l’irrationnel. Et il fait remarquer que « la seule discipline qui, dans les sociétés occidentales contemporaines, aborde la magie comme une pratique relevant du domaine de la rationalité […] est la psychologie cognitive » (p. 180) qui s’occupe dans ce domaine presque exclusivement des prestidigitateurs. « Or, les mécanismes sur lesquels reposent les tours des prestidigitateurs relèvent pour la plupart – voire en totalité – de la ruse » (p. 180). D’où une nouvelle piste de recherche : « dans la vision moderne des savoirs, notamment à partir du XIXe siècle, où les sciences de l’homme sont clairement distinctes des sciences de la nature, la magie ne trouve sa place que lorsqu’elle est reconnue comme phénomène relevant de cet aspect de l’ingéniosité humaine qui est la ruse » (p. 181). C’est la dernière phrase du livre et elle nous promet d’autres bien belles études[2] !
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 562-565.
[1]. Besançon 2021.
[2]. Malheureusement on relève dans ce livre des fautes de typographie, mais cela n’enlève rien à sa valeur.