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Le lecteur risque d’être dérouté à la lecture de cet ouvrage. Il rassemble vingt‑sept communications de longueurs diverses (5 p. par exemple pour l’une, 28 pour une autre), prononcées les 11 et 12 mai 2018 lors d’un colloque intitulé « Monstres et monstruosités » qui se tenait à l’Université de Paris Nanterre et à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm. Certaines sont suivies d’une bibliographie (l’une va jusqu’à 10 p.), d’autres n’en ont pas. Il n’y a pas de bibliographie générale. Ces contributions sont présentées « dans un ordre qui se veut chronologique » (p. 7). Soit ! la précision « de l’Antiquité à nos jours » que contient le titre prévient le lecteur de l’amplitude temporelle évoquée, de même que le sous-titre « En Occident et en Orient » lui indique qu’il n’a pas à s’étonner que des peuples très variés soient pris en considération : hittites, étrusques, grecs, latins, nabatéens, vepses, iraniens, islandais, japonais, etc. Cependant au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture, on est un peu décontenancé par l’hétérogénéité au moins apparente des sujets : ainsi le premier article (« Un possible péché » par Hélène Nutkowicz, p. 9-17) étudie le texte de la Genèse 2 et 3 et pose la question de savoir si réellement Adam et Ève ont commis une faute. Un autre contributeur parle d’êtres humains difformes, un autre de la Fama au chant IV de l’Énéide de Virgile, un autre du grossissement de certains traits dans les masques des personnages d’atellanes, un autre encore de pierres qui représentent des divinités. Il semble s’agir d’études sur des points de détail éparpillés. Cette impression de dispersion est d’autant plus forte que le lecteur n’est pas aidé par la « Présentation » initiale de 31 lignes seulement, qui rappelle surtout quelques publications récentes ainsi que les circonstances du colloque dont les textes sont ici recueillis, et qu’il n’y a pas de synthèse ou de conclusion générale à la fin du livre, pas plus que de résumés des communications.

Toutefois, on aurait tort de se détourner de ces pages – même si les nombreuses imperfections matérielles (fautes de typographie ou d’orthographe, même paragraphe imprimé deux fois, etc.) peuvent rebuter. D’abord parce que les auteurs, universitaires ou non, sont tous des gens qui connaissent le thème qu’ils traitent. Ensuite, parce que si l’on prend la peine de lire attentivement ces exposés, d’en relever et d’en comparer les passages traitant de points similaires, on s’aperçoit que ces lignes sont riches d’enseignement. C’est ce que je vais essayer de montrer en présentant les textes sans suivre l’ordre dans lequel les offre ce recueil.

Partons de la définition d’un monstre telle que la donnent les dictionnaires qui font autorité, par exemple celui de l’Académie Française ou celui d’Émile Littré. C’est au sens premier un être vivant dont la conformation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas celle de son espèce. C’est à ce type d’êtres que s’intéresse Émilie Thibaut dans « Les Étrusques et la chasse aux monstres dans les périodes préromaine et républicaine », p. 81-106. Sur ce même genre d’individus, Édouard Divry, dans « Monstrum chez saint Thomas d’Aquin », p. 289-309, explicite la position de ce catholique du XIIIe s., en retraçant les courants de pensée antérieurs qui l’y ont conduit et en poursuivant ses réflexions jusqu’à nos jours. La période présente est évoquée également par Aurélie Martinez dans « Le monstre humain sur la scène de l’art actuel. Mises en scène de la figure de l’hermaphrodisme dans l’art contemporain », p. 421-427.

En deuxième lieu, les lexiques appellent « monstres » des êtres physiques imaginaires qui figurent dans les mythologies ou dans les légendes et en qui se mélangent des formes empruntées à des créatures réelles. Ce sont ceux-là que scrute Michel Mazoyer dans « Quelques réflexions sur les monstres à l’époque hittite », p. 27-31. À partir des cas de Illuyanka, plutôt monstre physique, et du Gel personnifié, plutôt monstre moral, et tout en comparant avec d’autres récits (y compris L’île du docteur Moreau de H.G. Wells), l’auteur explique que le monstre « tend en général à provoquer chez le lecteur, après l’étonnement ou la sidération, non pas l’admiration, mais la peur […] » et que « le monstre est nuisible car ses caractères monstrueux engendrent des dangers dans l’ordre cosmique » (p. 31). Roberto Macellari et Silvia Fogliazza présentent une statuette découverte dans le village étrusque de Servirola et figurant un être intermédiaire entre homme et bête dont la tête est celle d’un loup ; le titre de leur contribution « Le dieu de la mort de Servirola (Reggio Emilia, Italie) », p. 33‑66, annonce l’interprétation qu’ils en proposent. Avec « Political monsters in Greek art », p. 67-80, Catalin Pavel essaie de prouver que l’art grec revêt souvent des êtres hybrides d’un symbolisme politique et qu’à maintes reprises ces monstres servent de pivots pour aider à transformer l’histoire en mythe. « Monstruosité et hybridité des démons et dieux infernaux étrusques », p. 107-133, de Catherine Cousin, enseigne que « l’hybridité confirme iconographiquement la différence entre les humains et les êtres infernaux et souligne la frontière qui existe entre le monde terrestre et l’au-delà ». Les divers animaux évoqués sont utilisés comme des métaphores. Après les avoir étudiés elle conclut : « ces démons hybrides, loin d’être, comme on l’a souvent affirmé, des êtres qui tourmentent le mort, aident au contraire à son intégration dans son nouveau royaume et les éléments caractéristiques de leur hybridité mettent l’accent sur cette fonction » (p. 121). Après avoir scruté les « Figures monstrueuses dans l’iconographie nabatéenne », p. 149‑169, Marie-Jeanne Roche met en évidence de quelles traditions elles découlent et montre qu’elles concernent essentiellement « d’une part les représentations de déesses, d’autre part les aspects funéraires dans lesquels la déesse Manāt joue un grand rôle » (p. 165). Au cours de « Regulus et le serpent du Bagradas dans les Punica de Silius Italicus », p. 189‑194, Christophe Burgeon révèle la façon dont le poète décrit la monstruosité du reptile en s’inspirant de descriptions d’autres auteurs célèbres et comment il utilise cet épisode pour énoncer ses idées sur la vertu et la morale. Charles Guittard et Rajae El Ghandour examinent la description de la lutte entre Hercule et Géryon dans la tradition littéraire grecque et latine, ainsi que sa représentation dans l’iconographie, en particulier dans certaines mosaïques, et y voient (p. 226) « un aspect du mythe d’Hercule, en Occident, symbolisant le conflit entre humanité et barbarie, entre l’humain et l’inhumain » (« Hercule et les monstres en Occident : l’exemple de Géryon » p. 211-226). Marc Ballanfat (« Les monstres dans l’épopée indienne du Râmâyana », p. 227-233) après avoir considéré les monstres apparaissant dans cette « Marche de Rama », est d’avis que ces êtres hors de la norme de la nature et par conséquent perturbateurs de l’ordre de cette dernière, représentent les bouddhistes qui, au IIe siècle avant notre ère, troublent l’ordre brahmanique et profitent du désordre. Ces créatures monstrueuses doivent servir d’avertissement à la société brahmanique pour l’inciter à restaurer son ordre. Patrick Guelpa, quant à lui, passe en revue un certain nombre de monstres de la mythologie nordique : il en examine de laids et maléfiques (dieux, géants, animaux), tout comme un beau et maléfique (Loki). Selon lui, les monstres « incarnation du mal physique » font prendre conscience à l’homme de sa petitesse et des forces de la nature qui le menacent. Ils sont les instruments du Destin qui régit tout. Les hommes prouvent leur valeur en affrontant courageusement ce destin dans un combat perdu d’avance pour eux. Le monde est voué inexorablement à la destruction ; renaîtra alors un monde nouveau harmonieux et exempt de violence (« Les monstres dans la mythologie nordique. Essai de synthèse » p. 235-246). « La monstruosité chez Dracontius et Symphosius » d’Étienne Wolff, p. 247-256, analyse d’abord les représentations de ces créatures chez Dracontius dans le domaine animal et dans le domaine humain avec Médée, dont le but est peut-être de condamner la magie. Le deuxième de ces écrivains de l’époque vandale présente dans ses énigmes des bêtes et des objets anthropomorphiques, comme pour inciter son lecteur à regarder différemment l’univers qui l’entoure. Avery Colobert porte son attention sur le Liber monstrorum, une liste mythographique probablement du VIIIe siècle fournissant un catalogue non exhaustif de ce qui est de nature prodigieuse (« Le Liber monstrorum et la tératologie médiévale » p. 271-288). Après avoir rappelé ce qu’il nomme « la généalogie conceptuelle », c’est-à-dire les conceptions des Romains et surtout celles des Stoïciens sur ce sujet, il passe à celles de saint Augustin, puis à celles des physiologues chrétiens et celles du Moyen Âge, sans oublier l’influence de Platon. Il indique l’origine et la « généalogie littéraire » (p. 280) de cette œuvre et montre que « l’écriture sur les monstres est elle-même à l’origine de la création de monstres » (p. 286). On avance dans le temps et on passe à la fin XVe – début XVIe avec « Les monstres dans la peinture de la Renaissance nordique (Jérôme Bosch, Bruegel, Grünewald) » de Thierry Léonce, p. 311‑316, dont l’auteur conclut que l’on pourrait considérer la création de monstres par ces peintres comme un divertissement et la voir d’un œil amusé ; cependant elle suscite l’inquiétude, car elle laisse penser « que l’ordre divin peut être détruit », « que l’univers peut basculer dans le chaos », un chaos qui n’est pas « l’informe » originel, mais la « destruction des formes » (p. 316). Guillaume Gibert est spécialiste d’un peuple finno-ougrien, les Vepses. Dans « Le “monstrueux” dans l’épopée vepse Virantanaz : quelques réflexions », p. 343‑367, il étudie dans cette œuvre la figure mythologique d’un esprit redouté, le « maître de la forêt », puis celle du prince russe dont il juge qu’il présente dans sa jeunesse des traits de monstruosité morale et il met en lumière le lien de la monstruosité avec l’altérité et l’autorité. Le fait remarquable est que dans cette épopée vepse, cette monstruosité n’engendre pas de conflit, car ces monstres s’humanisent sous l’effet de la parole, en particulier de la parole poétique. « Un aperçu des croyances populaires et rites païens dans le sud de l’Iran moderne » de Pouran Dokht Amir Afsar et Shahraz Shakeri (p. 369-384) présente un certain nombre de monstres marins, puis de monstres chthoniens de cette région, en expliquant qu’ils servent à faire peur aux enfants pour leur éviter des imprudences et qu’ils sont également utilisés comme symboles. Blandine Cuny‑Le Callet s’est penchée sur les aventures de Harry Potter ; elle trouve que la monstruosité y joue un rôle important : Voldemort est un monstre moral autant qu’un monstre physique ; on rencontre aussi dans ces livres « un riche bestiaire d’animaux dits “fantastiques” » (p. 407). Dans « Harry Potter et les monstres : réécriture des mythes et inspiration stoïcienne dans la saga de J.K. Rowling », p. 407-420, la chercheuse met en lumière l’inspiration gréco-romaine qui préside à la création de ces monstruosités qui servent à donner une dimension épique, parfois aussi humoristique et parodique à cette œuvre. Elles sont également utilisées pour porter une leçon où notre consœur décèle l’influence du Portique : la volonté peut s’opposer à tout déterminisme ; il n’y a pas de fatalité dans la monstruosité.

Ce sont à la fois les êtres réels difformes et les monstres des légendes qui retiennent l’attention d’Amandine Cosson dans « Monstres japonais : divertissement et morale à l’époque Edo », p. 325-342. Elle montre que ces créatures anormales « font bon ménage » avec la science, qu’on les exhibe, qu’on les utilise pour des jeux d’esprit et qu’elles servent de support à la réflexion morale. Il vaut la peine de recopier sa conclusion : « La question des monstres dans le réel ne se réduit donc pas à l’idée de croire ou non […] mais prend toute sa pertinence au travers de la compréhension des perceptions sensibles du monde, avec ses stabilités et ses irrégularités. Cette perception singulière du monstrueux nous en apprend beaucoup sur les pratiques des Japonais des XVIIe et XVIIIe siècles, sur leurs représentations sociales et leurs préoccupations philosophiques liées aux comportements humains, aux rapports que ceux-ci entretenaient avec la nature, les étrangers et leurs morts » (p. 341).

Par assimilation avec les êtres physiques imaginés par les mythologies et les légendes, le dictionnaire de Littré définit comme monstres « les êtres allégoriques auxquels on donne soit des formes étranges, soit des inclinations malfaisantes » parmi lesquels il compte la Renommée. Ici Alessandro Saggioro s’intéresse à « Fama : un mostro senza tempo », p. 171-187. Il met en lumière la façon dont, au chant IV de l’Énéide, Virgile crée ce personnage mythique, figuration du pouvoir de la parole, et il évoque la postérité de cette image.

Au sens figuré, on qualifie de monstre une chose dont on s’effraie. C’est à cette acception qu’on rattachera la communication de Paul Mirault, « La monstruosité dans le jardin d’Éden ou des conséquences de l’invention du péché originel », p. 19-26, qui scrute « les conséquences “monstrueuses” » (p. 19) de la doctrine du péché originel. Il est d’avis que les textes hébreux ont été détournés de leur sens et qu’on a fait ainsi d’un créateur bon un monstre.

Littré indique que « par analogie et par transition du physique au moral, », le mot désigne « une personne cruelle, dénaturée ou remarquable par quelque vice poussé à l’excès ». Ce sont des traits suggérant un défaut porté à l’extrême qu’on voit dans les masques de personnages d’atellanes et qu’étudie Estelle Debouy (« Un aspect de la difformité : l’exemple des personnages d’atellanes », p. 135-147)[1]. De même dans certains épisodes des Voyages de Gulliver, J. Swift met en exergue en attirant l’attention par le grossissement ou le rapetissement des défauts de la société de son temps, et on peut encore en faire son profit aujourd’hui (Christian Banakas, « Jonathan Swift et les monstres », p. 317-324). Parmi les exemples qu’il cite de personnes dénaturées désignées par le terme « monstre », Littré compte Néron. C’est précisément à ce personnage qu’est consacré l’article « Une déclinaison complète du monstrueux : le paradigme Néron » (p. 195-209) de Laurie Lefebvre selon laquelle, bien qu’elle relève que Néron lui-même a désiré exercer un principat hors normes, la « monstruosité trop parfaite » (p. 206) de cet empereur pourrait être une création de ses successeurs au pouvoir ou de penseurs des siècles suivants. Elle souligne combien les règles sociales, et, partant la définition du monstre, évoluent avec le temps et conclut qu’« une culture individualiste de l’épanouissement personnel telle que la nôtre est sans doute plus à même d’apprécier la monstruosité fantasque et révolutionnaire d’un Néron, que les sociétés collectivistes anciennes » (p. 208), d’où sans doute de nos jours les tentatives de réhabilitation, au moins partielle, de ce prince. C’est à la même veine qu’on rattachera « Le monstre à Byzance : un mangeur d’hommes ? » de Florence Meunier, p. 257-270. Avec Polyphème, le cyclope de l’Odyssée en filigrane, elle examine l’évolution de la conception du monstre politique et religieux dans les œuvres historiques et dans les romans byzantins et met en lumière le caractère protéiforme de ce monstre, car il peut se rencontrer parmi les dirigeants aussi bien que dans les milieux de simples particuliers. Le dénoncer pour les auteurs byzantins, « c’est mettre à jour[2] sa responsabilité, sa culpabilité dans l’évolution historique de Byzance et dans la stabilité des constituants de la société byzantine » (p. 268). Elle n’omet cependant pas de préciser : « Certes l’Histoire a produit des monstres, mais l’épithète est commode. Elle permet aussi de se débarrasser de ses adversaires personnels […] en caricaturant ou même en transformant la réalité, en les excluant par leur pseudo-monstruosité de l’humanité, en les rendant par conséquent étrangers à leurs semblables qui vont ainsi être enclins à les rejeter » (p. 269). Elle conclut à juste titre : « Autrement dit, l’Histoire du monstre, le vrai, le faux, ne s’est pas arrêtée à Byzance, et elle est bien loin d’être achevée » (p. 269). « L’Orange mécanique : Alex, un ami qui vous veut du mal » de Deerie Sariols Persson, p. 385-406, brosse le portrait du monstre contemporain qui jouit de faire le mal avec violence, avant de constater dans sa dernière phrase : « La monstruosité d’Alex est, finalement, celle qui réside au fond de chacun, dans le sous-sol de l’immensité du libre arbitre » (p. 405).

Le volume est abondamment illustré.

Qu’il soit naturel ou qu’il soit créé, le monstre, toujours et partout, est donc, on le voit, ce qui est autre par rapport à ce qui est admis comme normal. On constate que cette altérité en général ne laisse pas indifférent ; elle dérange. Elle va même jusqu’à susciter de l’inquiétude, voire de la crainte. Pour conjurer ce sentiment, les moyens sont divers : on peut tenter d’éliminer la créature troublante, on peut avoir recours à la religion, on peut utiliser le rire, on peut se servir de la parole poétique comme d’un charme. On peut aussi rationaliser le problème et chercher à vivre par exemple avec les personnes considérées comme monstrueuses. Étant donné les sentiments induits par la monstruosité, on peut se servir des monstres comme symboles ou pour donner des leçons. Ces pages ne seront pas sans susciter maintes réflexions : il est dommage que le livre ne comporte aucun index, ni de personnages, ni d’auteurs anciens et modernes, ni de notions, car cela aurait permis au lecteur de profiter plus facilement de sa richesse monstre !

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 566-571.

 

[1]. Il faut corriger des erreurs : par exemple P. Flobert n’a pas édité tous les volumes de La langue latine de Varron aux Belles Lettres en 1985, comme il est indiqué p. 146 ; le Dictionnaire étymologique de la langue latine n’est pas dû au seul A. Ernout, comme c’est dit p. 147, mais à A. Ernout et A. Meillet, etc.

[2]. Sic.