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Ce livre s’attache à observer l’approche ovidienne de l’écriture et de l’intersubjectivité comme l’exploration permanente d’un danger potentiel, d’une relation à la différence, où sans cesse affleure le risque de conflit, de perdition, en regard d’une fascination pour l’image de soi, pour le reflet, sur laquelle s’est focalisée la critique récente. S’inspirant largement des réflexions contemporaines marquées par la psychanalyse et le féminisme (elle s’appuie notamment sur les travaux de L. Irigaray), V. Rimell a choisi comme fil conducteur à travers les oeuvres d’Ovide la figure de Méduse, en contrepoint avec celle de Narcisse, qui, à son avis, a joué de manière trop exclusive dans les dernières années le rôle d’un modèle propre à rendre compte des représentations ovidiennes concernant le désir, le rapport à soi-même et à autrui, ainsi qu’à la composition poétique.
Cette démarche résolument duelle prend donc appui sur des légendes que l’auteur estime complémentaires et corrélées, en tant qu’elles sont différemment liées aux motifs du miroir et de l’immobilisation menant à la perte de soi. Elle offre l’avantage de mieux correspondre à l’ambivalence foncière de l’imaginaire ovidien. Se démarquant alors de diagnostics simplistes sur la posture d’un poète misogyne ou au contraire capable de s’identifier à la voix féminine, V. Rimell fait apparaître une sorte d’angoisse structurante, liée chez Ovide à la mise en scène d’un perpétuel clivage, d’une altérité radicale, qui parcourt les représentations, les rapports entre les personnes, et se répercute sur l’écriture.
La démonstration passe par une série d’analyses savantes et fouillées accompagnées de raisonnements denses et brillants sur les implications des textes revisités (Medicamina et Art d’aimer, épisode d’Orphée dans les Métamorphoses, lettre de Sapho, puis lettres doubles dans les Héroïdes). Une recherche assidue de corrélations entre les oeuvres, qui témoigne d’une connaissance approfondie, permet d’établir des liens suggestifs entre certains passages, comme le repérage dans la production élégiaque ovidienne d’une thématique complexe de la chevelure et du miroir, susceptible d’être rattachée à l’histoire épouvantable de Méduse dans les Métamorphoses, ses cheveux changés en serpents, ainsi que le stratagème de Persée pour la tuer sans croiser son regard. Un tel rapprochement suggère les risques, les tensions, auxquels sont associés les jeux mutuels d’une séduction qui s’exerce aussi dans la mise en oeuvre de l’écriture et de la poésie. Cela entraîne une problématisation du discours et de son auteur, qui se traduit dans la stratégie épistolaire complexe des Héroïdes impliquant en retour une multiplicité de lectures : V. Rimell montre avec finesse comment celle-ci culmine dans la lettre de Sapho, poétesse grecque intégrée fictivement à la sphère élégiaque latine, et dont la voix interfère et s’échange de diverses façons avec celle du poète qui lui délègue la parole.
Cependant, on peut regretter qu’une sorte de pulsion analogique conduise trop souvent V. Rimell à s’appuyer sur des rapprochements fragiles, reposant sur un simple détail ou sur la reprise d’un terme isolé : par exemple, on peut avoir des réticences face à l’assimilation qu’elle établit (p. 29 et 198) entre Méduse et la nymphe Salmacis, du seul fait que celle-ci est comparée à un serpent, lorsqu’elle enlace Hermaphrodite (M. IV, 362). D’autant que, par leur enchaînement, de telles corrélations en viennent à s’accréditer mutuellement.
De fait, avec l’oeuvre d’Ovide, et surtout les Métamorphoses, se pose un problème général de méthode face aux tentations interprétatives : comme des similitudes innombrables se tissent entre des passages fort différents, il paraît indispensable de ne pas privilégier certaines pistes, pour en déduire des implications sémantiques ou idéologiques, susceptibles d’être relativisées ou contestées par d’autres occurrences. Car une particularité majeure de la poétique ovidienne réside en ce principe de connexion généralisée, avec sa dimension ludique et combinatoire, qui résiste à l’incorporation dans une perspective philosophique ou psychologique homogène et universalisante, renvoyant à une pensée ou un imaginaire constitué comme un tout. Or, c’est une optique vers laquelle s’oriente parfois le travail de V. Rimell, quand elle scrute chez Ovide la présence de Méduse et inscrit ce repérage dans une problématique de l’objectivation du sujet par le regard d’autrui, constitutive de l’identité. Un indice en serait peut-être la tendance à envisager les oeuvres indépendamment de leur succession effective : ainsi divers passages dans l’Art d’aimer semblent considérés comme une illustration itérative du modèle d’Écho et Narcisse présent dans les Métamorphoses (p. 92-93).
Quoi qu’il en soit, la vision d’ensemble que projette V. Rimell sur l’oeuvre d’Ovide comme hantée par une fascination du double et du clivage qui interroge toute conception identitaire, l’accent mis dans son livre sur les multiples ambivalences marquant les représentations, sur les glissements analogiques conduisant d’un motif à un autre, ne peuvent que susciter l’adhésion, tout en offrant sur de nombreux textes un éclairage renouvelé ou affiné.

Gilles Tronchet