Cet ouvrage est issu de deux années (2006‑2007) d’un séminaire dont le projet, porté par des chercheurs qui ne se prétendent pas spécialistes d’Homère, est complexe ; certes, les murailles divines de la « cité emblématique » ne sont guère perdues de vue. Mais la perspective troyenne associe les études « homériques » proprement dites – archéologie, philologie, histoire – et la « réception », en un sens très large et dynamique, de l’image de Troie, dont « chaque époque a façonné la représentation en fonction d’elle-même et de son interprétation du passé. » (p. 7) ; au total vingt-trois contributions de sujets très variés, dont nous ne pouvons rendre compte ici de façon égale ni détaillée.
« Nous avons souhaité, ajoutent les éditeurs, loin de tout déroulement chronologique initial, en réorganiser la matière de manière à mieux faire apparaître les lignes de force ». L’avant-propos de M. Woronoff fait la part belle aux traditions épiques « troyennes », en particulier celle que Strabon (XIII, 1, 52) attribue à Démétrios de Scepsis. Ensuite se succèdent trois grandes parties : « de l’épopée homérique à la réécriture médiévale » ; « réécriture et civilisations. Esthétique des genres » ; « reconstruire Troie ».
Ce choix d’organisation comporte une part d’arbitraire, inévitable dans une telle entreprise. L’idée de commencer le volume par le texte épique et de le terminer par des études liées à l’archéologie paraît paradoxale, dans la mesure où les auteurs sont dans les deux cas conduits à poser le problème du rapport entre la poésie et sa référence « historique ». Le texte de M. Benzi, à la fin du recueil, m’a d’ailleurs surpris et déçu. L’incontestable compétence de l’historien archéologue se perd dans une vision étroitement « réaliste » de la tradition épique ; cf. par ex. « l’histoire de Paris et d’Hélène est peut-être moins invraisemblable qu’on ne le croit… » (p. 461).
L’autre difficulté consistait à éviter deux écueils : le risque de disparate, et celui d’aboutir à un recueil de recherches sur Homère. Ainsi la contribution de D. Bouvier sur « le trône d’Achille », une des plus précises et utiles du volume, ne concerne pas spécialement Troie… Ces dangers restent souvent présents, Cet ouvrage est issu de deux années (2006‑2007) d’un séminaire dont le projet, porté par des chercheurs qui ne se prétendent pas spécialistes d’Homère, est complexe ; certes, les murailles divines de la « cité emblématique » ne sont guère perdues de vue. Mais la perspective troyenne associe les études « homériques » proprement dites – archéologie, philologie, histoire – et la « réception », en un sens très large et dynamique, de l’image de Troie, dont « chaque époque a façonné la représentation en fonction d’elle-même et de son interprétation du passé. » (p. 7) ; au total vingt-trois contributions de sujets très variés, dont nous ne pouvons rendre compte ici de façon égale ni détaillée.
« Nous avons souhaité, ajoutent les éditeurs, loin de tout déroulement chronologique initial, en réorganiser la matière de manière à mieux faire apparaître les lignes de force ». L’avant-propos de M. Woronoff fait la part belle aux traditions épiques « troyennes », en particulier celle que Strabon (XIII, 1, 52) attribue à Démétrios de Scepsis. Ensuite se succèdent trois grandes parties : « de l’épopée homérique à la réécriture médiévale » ; « réécriture et civilisations. Esthétique des genres » ; « reconstruire Troie ».
Ce choix d’organisation comporte une part d’arbitraire, inévitable dans une telle entreprise. L’idée de commencer le volume par le texte épique et de le terminer par des études liées à l’archéologie paraît paradoxale, dans la mesure où les auteurs sont dans les deux cas conduits à poser le problème du rapport entre la poésie et sa référence « historique ». Le texte de M. Benzi, à la fin du recueil, m’a d’ailleurs surpris et déçu. L’incontestable compétence de l’historien archéologue se perd dans une vision étroitement « réaliste » de la tradition épique ; cf. par ex. « l’histoire de Paris et d’Hélène est peut-être moins invraisemblable qu’on ne le croit… » (p. 461).
L’autre difficulté consistait à éviter deux écueils : le risque de disparate, et celui d’aboutir à un recueil de recherches sur Homère. Ainsi la contribution de D. Bouvier sur « le trône d’Achille », une des plus précises et utiles du volume, ne concerne pas spécialement Troie… Ces dangers restent souvent présents,mais l’ouvrage finalement garde sa cohérence d’ensemble. J’ai regretté la faible représentation de l’iconographie.
1) Troie est un lieu épique, étudié dans la phraséologie traditionnelle et formulaire par F. Létoublon. Un lieu où figure Astyanax, personnage du chant VI de l’Iliade : c’est l’occasion pour N. Le Meur de traiter la question plus générale des « enfants dans l’Iliade ». A. Trachel décrit « l’image homérique de la cité troyenne et les premiers témoignages de sa transmission », à partir de l’opposition entre Ilion et le camp des Achéens ; à l’époque de Dion Chrysostome la Troade réelle a pris le pas sur l’image homérique. P. Wathelet concentre l’érudition qu’on lui connaît sur « l’origine de quelques figurants troyens dans l’Iliade » et utilise la comparaison avec les Chansons de Geste pour expliquer l’emprunt de noms grecs. À part M. Woronoff, aucun contributeur n’a envisagé de front la question des traditions pré- ou extra-homériques, mais S. Diop insiste sur l’importance de deux auteurs tardifs et méconnus, Darès de Phrygie et Dictys de Crète ; thème qu’on retrouve chez M.-M. Castellani à propos de « Troie dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure ».
2) Troie est un lieu théâtral. C’est sur les scènes antiques, modernes et contemporaines que la « reconstruction » de Troie a été menée avec persévérance sur la longue durée. M. Fartzoff montre l’ambivalence de Troie dans l’Orestie d’Eschyle ». D. Pralon tente, à partir de quelques fragments, de reconstruire la Polyxène de Sophocle. Entreprise décevante et stimulante, qui permet d’entrevoir « une tragédie morbide, hantée d’ombres infernales, grevée d’un sacrifice humain… » (p. 207). M.-A. Sabiani souligne la singularité de l’héroïsme de l’Ajax sophocléen « seul, sur le sol d’une Troade qui n’existe que pour lui » ; le Choeur « chante un lieu de souffrances et de privations, non un lieu de gloire » (p. 217). C. Plichon montre, dans le Rhésos, une pièce sur « l’ennemi », une pièce sans femmes, par opposition aux Troyennes ou à Hécube, et d’autre part, une anticipation de la prise de Troie. « C’est, paradoxalement, le désir de sauvegarder l’identité troyenne qui cause la ruine de Troie » (p. 235). A. Lebeau traite plus généralement de Troie chez Euripide, qui en fait, à la différence d’Homère, une cité barbare, une cité vaincue ; le regard sur la prise de la ville est celui des femmes, et la victoire grecque « un spectacle de honte et de souffrance partagée » (p. 255). S. David met en parallèle le destin littéraire et dramatique des deux cités assiégées, Troie et Thèbes : la « création poétique se nourrit de l’histoire ». Cette section est sans doute la plus réussie de l’ouvrage ; on regrettera l’absence d’une contribution consacrée à Sénèque, malgré son importance, soulignée par plusieurs auteurs (cf. par ex. p. 282, 293, 303, etc.), dans la continuité théâtrale de l’image de Troie.
Plusieurs articles sont consacrés au théâtre moderne et à l’opéra. La fable troyenne constitue, selon A. Mantero qui reprend un concept de Genette, un « architexte », que le sujet soit directement ou non inspiré de Troie. Les études concernant le théâtre et l’opéra à partir de la Renaissance gagneraient à être mieux articulées aux analyses des spécialistes de la littérature antique. F. Marchal-Ninosque retrouve dans le théâtre français du XVIIe et du XVIIIe le mythe de Polyxène, où se rencontrent Éros et Thanatos. C’est encore d’Achille et Polyxène, mais cette fois sur une scène d’opéra, que traite – trop longuement à mon goût – G. Godefroy-Demombynes. B. Curatolo revient sur La Guerre de Troie n’aura pas lieu. On est gêné par la distance entre la connaissance de la pièce contemporaine et celle des sources. Troïlus est, nous dit-on, un personnage « médiocrement célèbre »… malgré Shakespeare et quelques autres !
La comparaison entre le cheval d’Épéios et l’éléphant de Pradyota menée par G. Ducoeur montre que, parmi les hypothèses qu’appelle le parallélisme des mythes, celle de l’héritage indo-européen s’impose. Perspective dont certains archéologues et historiens devraient tenir compte, au moment d’évaluer le rapport de la « réalité » à la légende.
3) Dans un article digne de son sujet, M. R. Guelfucci précise le sens que prend la prédiction sur la chute de Troie, proférée par Priam et Hector, quand Scipion pleure devant le brasier de Carthage. L’attitude de Rome à l’égard de la cité ennemie et le sort qu’elle lui inflige représentent pour elle un double risque souligné par Polybe : dérive vers un exercice intéressé du pouvoir, déstabilisation de son propre pouvoir. Christophe Bréchet montre la subtilité des références troyennes chez les auteurs romains – elles permettent d’insérer Rome dans l’univers culturel hellénistique – et chez les Grecs de l’époque impériale, particulièrement Plutarque : les Romains sont Troyens, donc en un sens barbares, c’est-à-dire différents des Grecs, ce qui n’empêche pas la grandeur. S. Rougier-Blanc étudie les évocations homériques des habitats et des villes, montrant qu’il est vain de voir en Homère « un précurseur de l’archéologie », mais que les « espaces tiers » (comme la baraque d’Achille) se rapprochent des techniques du VIIIe s. av. J.-C.
Dans l’ensemble de l’ouvrage subsiste un certain nombre de négligences, surtout dans l’écriture du grec. Malgré les problèmes soulevés ici, toute personne intéressée par la réception du mythe troyen ne pourra se passer de cet ouvrage, certes inégal, mais dont plusieurs études sont importantes.
Pierre Sauzeau