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Si, notamment à partir du corpus des orateurs attiques, la justice grecque de l’époque classique a fait l’objet, depuis longtemps, de nombreuses et belles synthèses, force est de reconnaître que peu de chercheurs se sont risqués à proposer de vue d’ensemble sur la façon dont était rendue la justice dans les cités grecques de l’époque hellénistique ; le renouveau des études sur cette période, longtemps malmenée, a laissé ce beau sujet de côté. Certes, de grands savants ont attiré l’attention sur certaines pratiques, comme celle du recours aux juges étrangers, sur le fonctionnement de certains tribunaux, ou sur le sort réservé à telle ou telle catégorie de population ; le droit hellénistique a aussi été exploré, mais essentiellement à partir de la documentation papyrologique et à propos de l’Égypte lagide. Pour les autres régions du monde grec, on s’est donc contenté de prolonger les conclusions auxquelles on avait abouti pour la période précédente, en extrapolant même le cas athénien pour en faire un « modèle ». Pourtant, la documentation, presque exclusivement épigraphique, il est vrai, existe, mais elle est éparse, fragmentaire, et souvent allusive. On le voit, c’est donc à un redoutable défi que s’est courageusement attaqué Aude Cassayre dans son livre issu d’une thèse de doctorat soutenue en co-tutelle à Bordeaux et Hambourg.
L’auteur expose tout d’abord, dans une courte introduction (p. 11-17), suivie de « prolégomènes » historiographiques (p. 19‑29), l’objet et les limites de sa démarche : c’est par le biais des pratiques judiciaires, qu’elle entend mettre en évidence l’existence d’un droit hellénistique, qui s’est adapté au contexte issu de l’apparition des monarchies hellénistiques. Cette démarche s’explique à la fois par l’historiographie du sujet et par la documentation disponible, essentiellement épigraphique, alors que les spécialistes du droit romain ou du droit « lagide » peuvent s’appuyer sur d’autres types de documents. Cette spécificité du monde des cités grecques est revendiquée fermement pour justifier le choix d’une vaste ère géographique pour l’enquête : la Grèce balkanique, les îles de l’Égée et l’Asie mineure. Le choix de la date du legs d’Attale, comme limite inférieure vraiment justifié, d’autant que l’auteur utilise des documents qui sortent de sa période d’étude assez fréquemment (voir, par exemple, le tableau concernant les juges étrangers, p. 131‑154) et que la date de 133 n’est pas pertinente pour toutes les régions prises en compte dans le livre.
L’ouvrage s’articule autour de trois grandes parties. La première (p. 35-180) s’attache à définir les éléments constitutifs du droit et de la justice introduits par le nouveau contexte politique et militaire : la présence et l’influence royales sont d’abord analysées dans un premier chapitre, pour mettre en évidence le roi comme nouvelle source du droit, ainsi que les rapports entre le droit royal et ses agents, d’une part, les pratiques judiciaires des cités d’autre part. Vient ensuite un chapitre consacré principalement à un autre acteur des relations internationales, les confédérations de cités, mais aussi aux conventions et arbitrages entre cités. L’ensemble sert le dernier chapitre de la partie, où est posée la question de l’indépendance judiciaire des cités, à travers l’étude des interventions royales dans la justice des cités, du recours aux juges étrangers et de l’interventionnisme judiciaire des Étoliens et des Rhodiens dans les cités qui leur étaient soumises.
La seconde partie (p. 181-382) s’intéresse à proprement parler à l’exercice de la justice dans sa dimension la plus concrète : est ainsi en premier lieu examiné l’accès aux différents tribunaux, avec leurs limites et leurs contraintes imposées par les divers acteurs de la justice. Un second chapitre étudie les procédures, qu’il s’agisse des procédures d’enregistrement des procès, des procédures d’enquête, ou du déroulement du procès ; à cette occasion, sont évoquées les délicates questions du coût et des délais de la justice, questions essentielles dans toutes les sociétés. Le dernier chapitre offre une enquête sur la composition et le fonctionnement des tribunaux, insistant sur le rôle des auxiliaires de justice.
La dernière partie du livre, la plus courte, mais aussi la plus originale (p. 383-394), se propose de répondre à la question de l’existence d’une justice hellénistique dans le monde des cités grecques. Pour ce faire, trois brefs chapitres reviennent d’abord successivement sur l’exécution des sentences, les crises juridiques et l’économie de la justice, autant d’éléments qui conditionnent la définition d’une justice hellénistique. Le dernier chapitre du livre, clairement intitulé « Une justice hellénistique ? », est un peu comme la conclusion de la démarche initiée par l’auteur : d’une part, il montre que, malgré les difficultés rencontrées et les pressions politiques ou économiques qui s’exercent sur elle, la justice reste un élément essentiel dans la vie des cités, lesquelles continuèrent à lui accorder une grande place ; d’autre part, il s’attache à définir les spécificités d’une justice hellénistique « assainie », qui réussit à réaffirmer le principe d’une justice publique dont le but est d’arbitrer les conflits pour maintenir la concorde civique, tout en tenant compte des intérêts des individus, parfois contradictoires avec ses principes.
Dans le détail, chaque spécialiste de tel ou tel thème ou de telle ou telle cité trouvera évidemment forcément à redire sur quelques affirmations parfois rapides, sur des oublis historiographiques, ou sur des datations trop imprécises… Mais comment vraiment reprocher à l’auteur ce type d’erreur ou d’imprécision dans le cadre d’un synthèse qui embrasse autant de documents et s’intéresse à des cités extrêmement nombreuses, pour lesquelles il existe des pages et des pages de bibliographie difficiles à maîtriser dans leur intégralité ? Derrière ce livre se cache en effet un gros travail personnel de lecture et de traduction d’inscriptions souvent délicates. On signalera d’ailleurs – ce que l’auteur se contente de mentionner modestement en notes – qu’Aude Cassayre a eu le courage d’éditer en ligne un recueil épigraphique (avec traduction et commentaire détaillé) des principaux textes sur lesquels son étude s’appuie, excellent et indispensable complément à son livre, qui rendra bien des services (http://pascal.delahaye1.free.fr/aude.cassayre).
La consultation de l’ouvrage, facilitée par un style clair et la traduction de tous les textes cités, est aisée grâce à une table des matières extrêmement détaillée et aux quelques indices, que l’on trouvera en fin d’ouvrage.
Quelques regrets tout de même. Le premier est que l’auteur n’ait pas pris en compte les effets de la présence et de l’influence romaines en Grèce avant 133 a. C. : à côté des interventions royales dans les affaires internes des cités, très tôt, sous couvert d’« arbitrage », Rome imprima plus ou moins directement sa marque, et les décisions ou les pressions des « amis et alliés » romains eurent des conséquences importantes pour les communautés civiques en Grèce propre, en mer Égée et même en Asie mineure avant 133. D’autre part, d’intéressants parallèles auraient pu être mobilisés dans des régions écartées de l’étude, la Cyrénaïque, par exemple. Enfin, si l’ouvrage propose quelques indices, pour les noms de cités, les auxiliaires de justice et les notions juridiques abordées (p. 539-552), on regrettera que l’indexation n’ait pas été plus systématique ; surtout, il manque à l’ouvrage un index des sources utilisées, qui se serait révélé fort utile, notamment dans le cadre d’une étude qui mobilise et cite énormément de documents à l’appui de la démonstration. L’impressionnante bibliographie qui précède les indices (p. 497‑537) ne pourra guère éclairer le lecteur, car son classement alphabétique la rend difficile à manier, sauf pour y retrouver les références précises des ouvrages déjà cités en notes : on y trouve pêle-mêle ouvrages généraux, travaux sur le droit grec, anciens ou récents, études de détail sur telle ou telle inscription, et grands corpus d’inscriptions bien connus ; un classement analytique ou thématique aurait peut-être été plus pertinent et plus économique.
Ces quelques réserves n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de ce livre, qui rendra d’éminents services et ouvre bien des pistes pour des études à venir.

Éric Perrin-Saminadayar