Ouvrant les rois éphémères, le lecteur non averti pourrait se sentir égaré en découvrant la dédicace « aux lecteurs et aux lectrices qui croient au Père Noël ». Les connaisseurs de Claude Lévi-Strauss auront deviné rapidement, derrière le clin d’œil, l’allusion à un de ses courts textes, Le père noël supplicié, paru en 1952 mais repris récemment dans un recueil d’articles, Nous sommes tous cannibales. Prenant comme point de départ un événement qui s’est déroulé à Dijon en 1951, l’autodafé d’une effigie du Père Noël sur le parvis de la cathédrale, l’anthropologue mène une réflexion plus large, et déjà ancienne, sur la mise à mort des rois éphémères, en bon comparatiste dans plusieurs cultures. Les journalistes de l’époque évoquaient d’ailleurs un « sacrifice en holocauste ». En cet hiver 1951, le « bonhomme à barbe blanche » comme le nomme C. Lévi-Strauss est au centre de querelles qui sont l’occasion d’un questionnement avec une portée qui ne se limite pas à la seule lutte contre la commercialisation d’une fête chrétienne. C. Lévi-Strauss inscrit les nouveaux rites autour du Père Noël dans des traditions anciennes, faisant du « bonhomme à barbe blanche » la divinité d’une classe d’âge, autour de laquelle un culte ne s’est pourtant pas réellement construit ; il le rapproche finalement du roi des Saturnales. La mise à mort de ce roi éphémère lui fait alors interroger la fête des Saturnales, liée à l’origine au cycle agraire (à la fin du mois de décembre), son origine, sa portée, ses liens avec Cronos et l’héritage qu’elle a pu laisser. Les Saturnales verraient surtout la mise à mort de ce roi éphémère, véritable sacrifice humain, en plein cœur du monde romain. Saturne, associé au dieu Cronos, évoque la violence et la civilisation, la licence et l’ordre, l’antiquité du passé rituel et l’actualité de la pratique, des notions régulièrement débattues autour des sacrifices humains.
C’est ainsi l’occasion pour Francesca Prescendi de s’interroger sur l’origine, dans la réflexion de C. Lévi-Strauss de cette mise à mort sacrificielle, et de partir en quête des éléments l’ayant conduit à mettre en avant des sacrifices humains. L’auteure se lance dans une véritable enquête policière, offrant un livre relativement court mais dense, construit comme un roman policier où se mêleraient deux intrigues qui se croisent au fil des pages. D’une part, une enquête sur les Saturnales et d’autre part l’étude d’un dossier consacré à la mise à mort de Dasius en 303 après J.-C. Les Actes de Saint Dasius ont été découverts par Franz Cumont en 1896, à la Bibliothèque Nationale de France et ont provoqué dès lors de vifs débats entre savants. Le texte en grec daté sans doute des Xe-XIe s. expose dans le cadre de la grande persécution de Dioclétien, la mort de Dasius, un soldat romain en Mésie, choisi pour être le roi des Saturnales. Refusant par cet honneur de participer au culte en tant que chrétien, il fut quand même mis à mort, mais choisit de le faire au nom de Jésus-Christ. Le dossier des Saturnales et celui de la mort de saint Dasius débouchent sur la question traditionnelle en histoire ancienne, du sacrifice humain et de son existence éventuelle. Autant le dire dès le départ, comme dans tout bon roman policier, le résultat n’est pas ce qui importe, mais c’est l’enquête et la façon dont elle est menée qui fait le succès de l’ouvrage. Francesca Prescendi en bonne enquêtrice, sait livrer les détails de ses réflexions, entrainant peu à peu son lecteur sur ses pas, au fil des sources antiques mais aussi de façon plus originale, avec la correspondance de grands savants du début du XXe siècle, au moment où le sacrifice humain devient un mythe moderne.
L’auteure a eu accès à de nombreux éléments de la correspondance entre plusieurs fondateurs de l’histoire des religions antiques (Franz Cumont, James George Frazer, Léon Parmentier ou encore Andrew Lang…). L’ouvrage est construit autour de quatre chapitres, alternant une approche par les textes anciens et par l’élaboration contemporaine de la perception des religions antiques. Si, dès l’introduction, F. Prescendi revendique une certaine forme d’hétérogénéité dans ses sources et ses approches, le fil n’est jamais perdu avec une des interrogations de départ : quels éléments avaient pu pousser Claude Lévi-Strauss à voir dans l’autodafé dijonnais, une réactualisation des Saturnales mais surtout à identifier dans ce rite antique des sacrifices humains. L’anthropologue est un lecteur assidu des travaux de J. G. Frazer, en particulier il a pu travailler sur la troisième édition d’un ouvrage fondateur, le Rameau d’or. En analysant cette correspondance, l’auteure rappelle l’ambiance intellectuelle qui prévalait au début du XXe s., l’influence que les scientifiques exerçait les uns sur les autres, les rivalités ou les accointances qui pouvaient les pousser à des prises de positions, parfois moins étayées par leurs sources. On suit ainsi presque pas à pas, au fil de ses échanges épistolaires, l’évolution de la pensée de J. G. Frazer, dans les éditions successives du Rameau d’or, sur la question des rois éphémères. Les échanges lui faisant connaître de nouvelles sources, des exemples dans d’autres cultures (scythe, perse, babylonienne…), lui permettant de s’interroger aussi sur la figure du christ comme possible roi éphémère, ses thèses sont renouvelées.
L’ouvrage de F. Prescendi rappelle comment l’histoire se construit dans un contexte spécifique et dans un cadre intellectuel toujours précis. Aborder un sujet sans en tenir compte ne peut qu’égarer l’historien. Son livre est donc autant une approche historiographique qu’historique. Bien des notions essentielles à l’historiographie de la deuxième moitié du XXe siècle sont présentes : la place de l’événement, la question de l’authenticité des sources, les acteurs, le sacrifice, le comparatisme etc. Des catégories en histoire des religions sont interrogées : sacrifice, autosacrifice, devotio, bouc émissaire (ou pharmakos), purifications etc. Ce sont à chaque fois des pistes que l’auteure explore avec finesse et souvent avec humour, elle montre une maîtrise des sources antiques, en particulier celles du début de l’ère, et des débats contemporains. Son lecteur n’est jamais perdu.
La réflexion d’ensemble se construit en quatre chapitres, de différentes tailles, le premier et le dernier s’appuyant plus sur les sources anciennes (« Le Père Noël, Lévi-Strauss et le roi des Saturnales » et « Retour aux sources ») et les deux centraux sur la correspondance entre les différents savants, en particulier autour du beau dossier de Saint Dasius (« Saint Dasius et les sacrifices humains : un débat entre savants » et « Cumont, Frazer et Lang s’écrivent à propos de saint Dasius »). Le tout dernier chapitre, par son titre « Retour aux sources », par un appel à revenir toujours aux sources antiques, est une forme de synthèse. Le long texte de saint Dasius est analysé finement, des auteurs anciens sont convoqués pour trouver des parallèles, en particulier autour de la fête de Sacées (Strabon, Dion Chrysostome…). Puis F. Prescendi peu à peu se rapproche du dossier des Saturnales en interrogeant les notions de bouc émissaire contenues dans certaines fêtes ou les liens possibles entre gladiature, violence et Saturne.
Comme souvent dans les romans policiers, mais aussi parfois en histoire ancienne, le lecteur n’a pas forcément de réponses précises à ses interrogations. L’auteure assume d’ailleurs dans la conclusion de ne pas trancher sur la question des sacrifices humains comme le sous-titre pourrait le laisser croire. Le plus instructif n’est d’ailleurs pas dans la réponse ou l’absence de réponse mais dans la réflexion proposée. Francesca Prescendi boucle en quelque sorte la boucle, en mettant en garde ses lecteurs « Gare à ceux et à celles qui ne croiraient pas au Père Noël ! »
Véronique Mehl
Mis en ligne le 25 juillet 2017