Le titre de l’ouvrage d’A.-V. Pont dit bien l’ambition du projet : celui de ne pas étudier l’urbanisme des cités d’Asie sous son angle le plus concret (la beauté des monuments, aussi remarquables soient-ils) mais d’en expliciter les enjeux culturels, voire même identitaires. À cet égard, l’auteur apporte une contribution précieuse au renouvellement d’un questionnement plus fondamental sur la place de la cité grecque dans l’Empire romain et les ressorts de la vie civique qui continue de s’y épanouir : « Il s’agit donc de montrer, après d’autres, dans une enquête choisissant délibérément un thème particulier du débat politique, que la cité grecque n’a pas perdu toute substance subitement à la fin de l’époque hellénistique » (p. 15). Sans nier bien évidemment la poursuite d’un processus d’intégration des poleis dans l’imperium, qui culmine au IIIe siècle ap. J.-C. avec l’irruption de la menace barbare laquelle cimente une communauté d’intérêt entre le pouvoir central et les communautés locales, A.-V. Pont s’applique à suggérer que l’Asie (c’est-à-dire la province d’Asie) brille toujours de mille particularismes locaux.
La matière se répartit en trois parties. La première (« kavvllh dhmosivwn oijkodomhmavtwn, « Les beautés des monuments publics » : pp. 21‑220) se propose de dresser une typologie des monuments constitutifs de la beauté des cités. Le propos de l’auteur, ne se contentant pas d’une sèche recension des bâtiments concourant à l’embellissement du visage urbain, s’attache à leur contextualisation et analyse la manière et le regard par lesquels les évergètes constructeurs (un cas particulier de bienfaiteurs) envisagent l’aménagement des monuments et des espaces comme éléments essentiels du bel aspect de la cité. On notera ainsi, entre autres, les pages bien venues sur les agorai, dont l’agencement harmonieux des éléments architecturaux vaut autant par leur beauté intrinsèque que par leur capacité à accueillir dans les meilleures conditions une foule la plus vivante et la plus nombreuse possible.
La deuxième partie (« L’ornement de la cité comme participation à l’idéal civique » : 223‑347) explore les arrière-plans idéologiques de tels programmes édilitaires. Les notables y sont à la manoeuvre, car, principaux détenteurs des richesses, ils en sont les principaux acteurs. En même temps, et comme le rappelle A.-V. Pont dans le préambule de cette partie, les notables ne peuvent tout se permettre, en particulier faire étalage d’une morgue déplacée : « L’homme de valeur n’est pas arrogant ni insupportable, et l’homme sage n’est pas un homme suffisant », ainsi que l’affirme Plutarque (référence rappelée page 223). Car, fondamentalement, l’acte évergétique, loin de constituer un geste égoïste qui n’aurait d’autre justification que la satisfaction personnelle de son auteur, sert un idéal civique, celui de la communauté toute entière. Cette dernière se définit toujours par rapport à un extérieur, les autres cités en particulier : on retrouve là un thème, celui des rivalités civiques, dont la présente étude, à la suite d’autres, permet d’apprécier la richesse et la valeur constitutive dans l’élaboration identitaire de la polis. Justement, en insistant peut-être trop unanimement sur le seul bénéfice idéologique retiré par les notables de leur implication dans les programmes monumentaux, l’auteur ne mésestime-t-il pas la dimension proprement communautaire de ces derniers ? Si les élites locales saisissent là, de toute évidence, des opportunités pour faire valoir leur éthique aristocratique (c’est tout le propos des pages 297-347), le demos (mais aussi l’empereur et la Maison impériale) est fréquemment le dédicataire des monuments et des projets. L’agora mais plus encore le théâtre sont le lieu où s’exprime toujours l’idéal communautaire. La participation à l’idéal civique n’est pas seulement accessible aux notables, elle sous‑tend encore et toujours l’activité des assemblées populaires.
La troisième partie (« Enjeux politiques de la construction et de la restauration des monuments publics » : pp. 351-507) prolonge la discussion sur un terrain plus proprement politique. Y sont analysés divers aspects, en particulier la manière dont les notables, principaux financiers des projets, s’appliquent à imposer leurs vues à leur communauté d’origine. Cela nous vaut des pages équilibrées et pertinentes qui disent bien à la fois l’influence décisive des élites et des conseils locaux en la matière, mais aussi la nécessité pour les uns et les autres de tenir compte de l’aspiration de l’ensemble de leurs congénères. D’autres interventions politiques sont analysées, celles de l’administration romaine (par l’entremise des gouverneurs et des représentants de l’empereur) et du Prince lui-même.
À un thème qu’on pourrait croire annexe (l’ornement de la cité et les initiatives édilitaires qui en découlent) A.-V. Pont redonne sa véritable dimension politique et idéologique. « L’horizon civique » y est déterminant, dans le sens où les cités grecques d’époque impériale ont toujours le sentiment d’être des entités autonomes, douées d’une forte cohésion identitaire. Comme le disait un contemporain, Plutarque, à propos de l’Athènes de l’époque de Cimon (Vie de Cimon,17, 9), « telles étaient à cette époque les querelles politiques : les inimitiés restaient modérées et fléchissaient aisément devant l’intérêt général ; même l’ambition, qui est de toutes les passions la plus impérieuse, cédait au besoin de la patrie ». Cet axiome vaudrait tout autant pour les cités impériales : les clivages sociaux et les disputes politiques y restaient vifs, mais l’ambition de quelques uns servait toujours un idéal communautaire. La démonstration menée par A.-V. Pont est, à cet égard, éloquente. Les sources sollicitées, innombrables, donnent lieu à des analyses fines. Des tableaux synthétiques en éclaircissent le sens. On regrettera d’autant plus le renvoi des notes de bas de pages en fin de volume, ce qui ne facilite pas la lecture. Nonobstant ce détail on possède là une synthèse d’excellente qualité.
Henri Fernoux