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L’édition du dialogue Sur les héros de Philostrate traduit et commenté par S. Follet, une des grandes spécialistes de cet auteur et de la culture à Athènes au IIe et au IIIe siècle de notre ère, confirme la croissante attention pour la production littéraire de cet écrivain qui a vécu au IIIe siècle.
La publication à trois reprises de l’ensemble des œuvres de Philostrate par C. L. Kayser, souvent réimprimée, laisse désormais la place à des éditions modernes partielles bien plus fiables parce que fondées sur une enquête approfondie et complète des traditions manuscrites, de la langue et des stratégies narratives de ces écrits.
Le dialogue Sur les héros avait déjà été réédité par L. de Lannoy (Leipzig 1977). P. Grossardt (Basel 2007) en a écrit récemment un imposant commentaire, précédé d’un volume d’introduction et d’une traduction en allemand. Nombreuses sont aussi les traductions en plusieurs langues modernes.
Le volume de F. s’ouvre par une Notice (p. IX-CCIV) qui se décline en deux parties. Dans la première (« Philostrate et l’Héroïque », p. IX-CXXXIV), F. commence par aborder la question très débattue de « Philostrate et le Corpus Philostrateum », c’est-à-dire le problème de « l’établissement des rapports généalogiques » et de « la répartition des œuvres du Corpus Philostrateum entre les différents sophistes de ce nom » (p. IX). L’Héroïque fait partie de la production littéraire de Philostrate l’Ancien, originaire de Lemnos et qui avait vécu à Athènes. F. discute ensuite de la chronologie de l’Héroïque, qui « doit sans doute être daté peu après 222 » ; de l’art du dialogue (« L’Héroïque appartient au genre du dialogue philosophico‑religieux », p. XXVII) à travers une description des deux personnages (le propriétaire d’un domaine viticole en Chersonèse et un négociant phénicien dont le navire est ancré dans le port d’Éléonte), du cadre où se situe la scène et où se déroule le dialogue, ainsi que des caractéristiques de la composition et de la structure de cet entretien. Dans l’Héroïque le vigneron, instruit par le héros de la Guerre de Troie, Protésilas, raconte au négociant phénicien « des faits rares et inconnus du grand public… qui sont dignes de mémoire en raison de l’ἀρετή des héros » (p. XXVIII). Dans les pages qui suivent (« Philostrate et la tradition »), F. analyse le problème des sources de l’Héroïque en passant en revue les principales pour voir comment Philostrate s’est approprié l’ensemble de la tradition qui comprend Homère, le cycle épique, Hésiode, la poésie archaïque, les tragiques, les sophistes, les historiens, les orateurs attiques, la poésie hellénistique, les « romans troyens », les prosateurs de l’époque impériale, la physiognomonie et jusqu’aux traditions locales et au folklore.
Le long chapitre sur la langue et le style de l’Héroïque (p. LXII-CXXIII) se révèle d’une importance fondamentale non seulement pour l’étude et la compréhension de ce dialogue, mais aussi pour l’ensemble du Corpus Philostrateum, à côté des recherches encore indispensables de W. Schmid et « à la lumière des progrès réalisés depuis un siècle dans la connaissance de la langue des inscriptions, des papyri et des différents genres littéraires ». Philostrate utilise une langue savante, « façonnée par l’école, plutôt conservatrice, influencée par une longue tradition culturelle et le genre littéraire choisi ». Il ne s’agit donc pas d’un grec qui reflète l’évolution de la langue parlée et, pour cette raison, l’éditeur doit toujours avoir « une idée précise de la pratique de l’auteur pour mieux comprendre ses choix stylistiques et détecter éventuellement les altérations nées de la transmissions du texte » (p. LXII-LXIII).
La richesse de ces pages dépasse toute attente et les résultats sont utiles à tous ceux qui voudront dorénavant s’engager dans l’édition d’une des nombreuses œuvres de Philostrate.
La première partie de la Notice se termine par une étude des « intentions de l’auteur : religion, philosophie et littérature », qui ne sont pas aisées à déceler parce que Philostrate « avance souvent masqué » (p. CXXIII‑CXXIV) dans l’Héroïque, un dialogue qui prend place « dans un grand projet littéraire, appuyé sur toutes les richesses – religieuses, philosophiques, littéraires, artistiques – de l’hellénisme » (p. CXXXIV).
La deuxième partie est consacrée à l’histoire du texte de l’Héroïque transmis par un nombre consistant de manuscrits byzantins (p. CXXXV-CLXXX).
L’histoire de la réception du dialogue (ou tradition indirecte) est brièvement esquissée (p. CXXXVI-CXXXVIII) après P. Grossardt (2007, I, p. 131-179 et 306-311), en attirant l’attention sur quelques jalons importants : de Julius Africanus, au romancier Héliodore, à Philostrate le Jeune dans les Tableaux, et au rhéteur Ménandre, en passant par Grégoire de Nazianze et en particulier par la Souda, qui en cite quelques très courts fragments, « certains non identifiés par A. Adler » (p. CXXXVII). La tâche n’est pas simple, car plusieurs de ces auteurs copient des extraits de Philostrate « sans le citer littéralement », ce qui rend « ces passages difficiles à utiliser pour qui cherche à apprécier la qualité du texte transmis par les manuscrits » (p. CXXXV-CXXXVII).
À la fin de l’Antiquité, l’Héroïque était conservé probablement dans un exemplaire en onciales (Ω). Ce témoin, après la translittération, donna naissance, à trois familles distinctes entre le XIe et la fin du XIIIe siècle : Ψ, ancêtre des manuscrits WHTUOK ; Φ, de E et FPV ; Σ (édition de Maxime Planude), de MLDBAQ. Les sigles des manuscrits sont ceux utilisés par F. Voir le conspectus siglorum à la p. CCIV et le stemma à la p. CCIII. Tous les témoins des trois familles, soigneusement collationnés par F., sont brièvement décrits par elle-même, chacun à l’intérieur de sa famille d’appartenance (p. CXLII-CLXVIII).
Plusieurs omissions et variations, des déplacements de mots, ainsi que de nombreuses autres leçons moins importantes, opposent les trois familles (voir p. CXXXIX-CXLII). La première famille (Ψ), bien qu’elle comporte des manuscrits plutôt récents (XIVe et XVe siècles), « présente parfois des bonnes leçons là où le reste de la tradition n’avait qu’un texte lacunaire et corrompu » (p. CXLII). À la seconde famille (Φ) appartient le manuscrit E (Laurentianus 58, 32) du XIe-XIIe siècle, qui est le plus ancien témoin de la tradition de l’Héroïque. Ce témoin descend directement de Φ, tandis que les trois autres FPV, étroitement liés entre eux, ont un même modèle commun à travers lequel ils remontent eux aussi à Φ.
L. de Lannoy a enfin montré que plus des deux tiers des manuscrits trouvent leur origine dans l’édition byzantine (Σ) préparée par Maxime Planude (c. 1260-c.1305), qui manifesta toujours un fort intérêt pour l’Héroïque de Philostrate. Cette famille « se distingue non seulement par des fautes propres, mais aussi par un certain nombre de corrections conjecturales destinées à améliorer le texte » (CLV).
Dans cette famille et parfois dans les marges des manuscrits (notamment P et V) des deux autres familles, on retrouve un appareil de scholies et commentaires sous forme de « notes brèves, paraphrasant un mot ou une construction grammaticale » (p. CLXIX). Dans tous ces cas, le texte commenté est celui de Σ (p. CLXVIII‑CLXXI).
Quelques pages sur les éditions imprimées, les traductions et les commentaires de l’Héroïque, sur les principes de l’édition, fondée sur une étude directe des différents manuscrits (exception faite pour A, manuscrit de l’Athos, lu sur microfilm), complètent cette partie de l’introduction.
Dans sa thèse inédite de 1968, F. avait soigneusement enregistré toutes les leçons des manuscrits du dialogue ; dans l’apparat de son édition ne figurent maintenant que celles qui « permettent de remonter à l’ancêtre Ω » de la tradition (p. CLXXVII). C’est le choix le plus opportun si l’on veut que l’apparat soit lisible et facile d’accès.
Le fait que le stemma de l’Héroïque est bifide au sommet a comme conséquence que le choix entre deux leçons également acceptables peut paraître dans certains cas arbitraire. La décision de F. de n’admettre « qu’un petit nombre de corrections » en présentant dans l’apparat critique « seules celles qui nous sont parues utiles ou probables » (p. CLXVIII) est conforme à ses conclusions que « dans l’ensemble, le texte de l’Héroïque est bien conservé » (p. CLXXVII). Je partage aussi pleinement le choix de F. de conserver, pour certains mots, « l’orthographe de l’époque impériale, bien attestée dans les inscriptions, les papyri et certains auteurs contemporains », même s’il n’est pas toujours possible de retrouver sûrement la forme employée par Philostrate, ainsi que sa conclusion que « le plus proche commun ancêtre » de la tradition (formule par laquelle A. Dain indiquait l’ « archétype » et que F. reprend) « devait comporter des abréviations, pour des mots comme μέγας ou φησί/φασί, ou des finales de formes fléchies » (p. CLXXVIII). Parmi les autres critères suivis, il est enfin important de signaler (pour la commodité du lecteur) le choix (« sur conseil de P. Chantraine ») de retenir le découpage traditionnel de l’Héroïque « en employant le chiffre zéro, au lieu de Praef(atio) pour les renvois au début du texte » (p. CLXXIX).
Les Annexes sont réservées à une liste des manuscrits classés dans l’ordre alphabétique des lieux où ils sont conservés (p. CLXXXI‑CXCI), à celle des éditions, traductions et commentaires, suivie de la note bibliographique (p. CXCI‑CCII), au stemma (p. CCIII) ainsi qu’au Conspectus siglorum (p. CCIV).
Le texte grec et la traduction, abondamment annotée, du dialogue Sur les héros suivent (p. 1-293. Les pages 1-139 sont doubles, avec la traduction et quelques notes sur la gauche et le texte grec avec l’apparat sur la droite).
L’apparat est parfois sur deux niveaux, dont le premier est occupé par les Testimonia de la tradition indirecte. L’apparat critique est positif, rédigé selon les règles classiques et irréprochable quant à la technique éditoriale.
La traduction est très agréable à lire dans un style qui respecte en même temps la syntaxe du grec et les exigences de la langue moderne de la version. À ce que je peux en juger, elle convient aussi à un public qui n’est pas celui des spécialistes.
Le commentaire qui se répartit, comme d’habitude, entre le bas des pages de la traduction et les « Notes complémentaires » est un instrument indispensable pour comprendre dans les détails le contenu souvent ardu et plein de sous-entendus et de renvois plus ou moins cachés du dialogue de Philostrate.
F. n’a pas reculé devant le défi que pouvaient causer l’imposant commentaire de P. Grossardt (2007) et l’édition Teubner de l’Héroïque préparée par L. de Lannoy (1977).
Il ne serait pas difficile de signaler ici et là quelque lacune dans la bibliographie ou de corriger une ou deux coquilles, ce qui est normal dans un volume de plus de cinq cents pages en partie doubles et dans une large mesure en petits caractères (les pages 141-339 des « Notes complémentaires » et de l’index raisonné
des noms).
J’attire ici l’attention seulement sur le fait que certains manuscrits de l’Héroïque (Ambrosianus 745 = T 122 sup. ; Laurentianus 69, 30 ; Parisinus gr. 1696) transmettent aussi les Vies des Sophistes et qu’ils ont fait par conséquent l’objet des recherches récentes de R. S. Stefec avec des résultats innovants et considérables aussi pour l’établissement du texte du reste de la production littéraire de Philostrate.
On corrigera l’orthographe réitérée « Reitschl » au lieu de « Ritschl », pour désigner l’éditeur de l’ Ἐκλογὴ ὀνομάτων καὶ ῥημάτων ἀττικῶν du savant byzantin du XIVe siècle Thomas Magister.
L’origine de cet immense travail de F. sur l’Héroïque, fruit d’une vie entière de recherches, remonte à la fin des années 50 du siècle dernier. Il s’est deroulé en deux phases essentielles : celle de la décennie 1958 à 1968 consacrée à la préparation d’une thèse de troisième cycle soutenue en décembre 1968 à l’Université de Paris-Sorbonne, et les années 2012-2017, qui ont permis la mise au point du manuscrit du volume (p. CLXXIX-CLXXX). Le résultat tangible et excellent de toutes ces années de travail est maintenant entre nos mains. Le fait que F. ait toujours porté un regard attentif au-delà de la stricte production littéraire de cette époque, ouvert aussi à l’apport de l’épigraphie, de la papyrologie et de l’histoire en prenant en considération également les autres représentants de ce qu’on a l’habitude d’appeler « seconde sophistique », sans en oublier l’arrière-plan et les modèles classiques, lui a donné l’occasion de nous offrir ce présent qui couronne sa vie d’enseignant et de chercheur.

Tiziano Dorandi, Centre Jean Pépin, UMR 8230 CNRS/ENS