Ce volume constitue la publication d’un colloque qui s’est tenu en 2010 à l’Institut suédois d’Athènes. C’est un livre superbe : des textes soignés, des résumés pertinents, des illustrations parfaites – dessins au trait comme photographies, celles-ci souvent en couleur. Les discussions sont publiées en ligne, ce qui est une solution bienvenue à un problème récurrent des publications de colloques.
Les contributions sont réparties en plusieurs ensembles, nettement déséquilibrés : en effet, la plupart des articles se trouvent tout naturellement dans la subdivision intitulée « The Argolid », où ils sont organisés de manière topographique. Les autres subdivisions du livre sont moins fournies mais pas moins intéressantes ; elles portent sur les régions voisines (« Neighbours and friends »), sur l’architecture (« Secular architecture and palatial administration »), les ensembles funéraires (« Burial customs and rituals »), et la religion (« Mycenaean religion »). Deux contributions un peu isolées forment chacune une partie du livre en propre, sur les documents écrits et sur la céramique mycénienne. La table des matières est en ligne (http://www.sia.gr/wp-content/uploads/2016/01/MUD_-Title-page_contents.pdf) ce qui nous évitera de reprendre tous les titres ci‑dessous.
Partie I. – On aura compris que l’un des intérêts principaux d’une publication de ce genre est de donner un bilan des travaux dans une des régions les mieux explorées du monde mycénien. Ce bilan vaut pour l’année 2010, et bien au-delà, car nombre d’auteurs ont actualisé leur texte : on voit souvent mentionnées des données de terrain pour 2011 et 2012, et des travaux parus plus récemment encore. C’est dans la première partie du livre, consacrée à l’actualité de la recherche sur les principaux sites d’Argolide, qu’on en trouve évidemment les éléments les plus nombreux. Neuf sites font l’objet de contributions : Mycènes et Tirynthe, bien entendu, où le dynamisme des équipes qui y travaillent actuellement est brillamment confirmé, mais aussi Argos, Midéa, Berbati, Némée, Phlionte, Nauplie et l’Arachnaion.
E. French présente une introduction d’ensemble aux travaux sur Mycènes. K. Shelton dresse un bilan des recherches sur le site à l’HR III A2 (ca 1370-1300), concentré sur la Maison dite de Petsas, où les quantités et la qualité de la céramique révèlent un complexe architectural certainement lié au palais, entre marchés régionaux de la céramique et exportations ou importations plus lointaines. I. Tournavitou revient sur l’histoire de la Maison Est (East House) fouillée par Verdelis, et sur l’histoire de ce secteur de Mycènes notamment au XIIe s. H. Palaiologou donne une présentation très complète d’un bâtiment de grande taille fouillé à Chania, dans la plaine à environ 3km au sud de Mycènes. Ce bâtiment à l’architecture élaborée et aux capacités de stockage notables pose en termes nouveaux le problème du rapport entre le palais de Mycènes et son territoire au XIIIe s.
En ce qui concerne Tirynthe, E. Kardamaki présente les résultats de la fouille d’un des rares dépôts encore en place dans l’escalier occidental. J. Maran, A. Papadimitriou et U. Thaler présentent de nouveaux fragments de fresques qui permettent de dater à la fin de l’HR III B2 la plupart des fresques bien connues de Tirynthe, qu’on avait à tort tendance à considérer comme plus anciennes que les autres. U. Damm-Meinhardt présente les travaux récents sur le bâtiment A de la Citadelle basse. Ce bâtiment à deux étages, comprenant des pièces résidentielles et des traces d’artisanat métallurgique, éclaire l’organisation de la Citadelle basse à l’époque palatiale. T. Mühlenbruch présente une synthèse sur l’activité religieuse, notamment dans la Citadelle basse, et son évolution à l’HR IIIC, marquée par le changement de fonction du bâtiment central de la Citadelle haute. Le bâtiment T, qui occupe à l’HR IIIC l’emplacement du ‘mégaron’ antérieur, ne semble pas avoir eu de fonction religieuse marquée. L. Rahmstorf examine les traces de production artisanale dans la Citadelle basse tout au long de l’HR III, poursuivant à la suite de son livre[1] un questionnement fondamental sur la nature des ateliers, certainement en relation avec l’administration palatiale à l’HR IIIB, mais ne correspondant certainement pas à une production de grande ampleur. A. Brysbaert plaide pour une approche de la notion d’atelier qui prenne en compte les interactions entre processus de production (qu’elle appelle chaîne opératoire, concept qui est passé en anglais malgré ses faiblesses soulignées par Fr. Sigaut).
N. Papadimitriou, A. Philippa-Touchais et G. Touchais présentent une synthèse sur Argos au Bronze moyen et récent, abordant notamment la question de la localisation de l’habitat HR III, qui n’est plus sur l’Aspis, et celle de ses relations avec les autres sites d’Argolide. La découverte de fresques, selon eux, ne suffit pas à faire d’Argos un site palatial. K. Demakopoulou présente les fouilles de l’acropole de Midéa, où des traces claires d’activité administrative ont été mises au jour, qui posent de manière aiguë la question des rapports avec les autres sites centraux de la région. A.-L. Schallin examine les figurines de Mastos, dans la vallée de Berbati, objet de fouilles suédoises au milieu du XXe s. Elle revient par là sur la fonction du site, qui ne serait pas tant un centre de production céramique à l’HR III B-C qu’un centre religieux. J. Wright revient sur la prospection de la vallée de Némée, et V. Hachtmann, puis K. Kaza-Papageorgiou présentent les résultats de la prospection du bassin de Phlionte et des sondages à Ayia Eirini Phliassias. Chr. Piteros présente une synthèse sur Nauplie qui confirme l’importance de cet habitat. O. Psychoyos et Y. Karatzikos présentent les traces récemment découvertes d’un culte de sommet sur le mont Arachnaion, à l’est de Midéa. J. Maran, enfin, présente des lignes d’interprétation à l’échelle régionale insistant sur les ruptures fondamentales insistant sur l’agency des différents groupes sociaux.
Partie II. – Dans un second volet, trois communications portent sur les « voisins et amis » (désignation un peu curieuse) que sont la Corinthie, l’Achaie et Egine. La synthèse donnée par I. Herbst sur Corinthe est excellente et éclairante ; elle révèle un habitat polycentrique dans une région densément occupée et aborde à nouveau la question du contrôle de Mycènes sur cette région. L. Papazoglou-Manioudaki présente les fouilles d’Aigion et surtout l’habitat protomycénien, tout en insistant sur ce qui sépare l’Achaïe orientale de l’Achaïe occidentale, autour de Patras. N. Sgouritsa présente les fouilles de Lazarides à Égine, qui montre des relations très étroites avec l’Argolide.
Partie III. – La troisième partie rassemble plusieurs études sur l’architecture et l’administration palatiales. Il s’agit en fait de quatre communications dissemblables : U. Thaler analyse les circulations dans les palais mycéniens, M. Siennicka les espaces ouverts, tandis que les communications de Pullen et Tartaron, présentant les résultats extrêmement importants de Kalamianos et de la région environnante, auraient aussi bien pu trouver leur place dans la partie I (ou II).
Partie IV. – La quatrième partie, sur les coutumes funéraires, est certainement la plus importante du livre après la première, en termes de nombre de communications et d’importance des progrès des connaissances. E. Konstantinidi-Syvridi et C. Paschalidis étudient une tombe à chambre du début du Bronze récent, adjacente au Cercle B et fouillée en même temps mais non publiée jusqu’ici, ajout important à la séquence funéraire très riche de Mycènes, sur laquelle M. Boyd revient ensuite. A. Philippa-Touchais et N. Papadimtriou reviennent sur les tombes de la Deiras à Argos, à partir de trouvailles de Vollgraff restées non publiées. E. Pappi et V. Isaakidou analysent la place des équidés dans les usages funéraires à partir des tombes de Dendra. E. Konsolaki donne une analyse architecturale de la tholos de Mégali Magoula près de Trézène. P. Kassimi présente plusieurs ensembles de tombes à chambre de la région de Corinthe et une tholos de Corinthe. Enfin, C. Gillis tente d’étudier les couleurs des objets funéraires, dans le cadre d’une « social life of colors », mais ce thème, certainement en pointe de l’histoire culturelle, ne donne pas grand-chose, au vu du niveau de généralité des conclusions.
Partie V. – La partie sur la céramique se réduit à une contribution de P. Mountjoy sur les liens entre le Levant, Chypre et l’Argolide du point de vue céramique. Il est dommage que P. Mountjoy ne considère presque que les liens entre Argolide et Levant, d’une manière telle qu’elle peut laisser penser que ces relations ont probablement été directes. Mountjoy, qui connaît bien les productions de la côte d’Asie mineure occidentale et des îles proches, aurait ainsi pu relever que le cratère NN est une forme carénée qui trouve d’excellents parallèles dans cette région. Il vient d’ailleurs de Chypre, où a été découverte de la céramique grise anatolienne.
Partie VI. – Cette partie s’intitule « documentation écrite » et ne comprend qu’un article, qui porte en fait sur la définition de ce qu’est un palais mycénien, dû à P. Darcque et Fr. Rougemont. Le raisonnement, connu parce qu’il a déjà été publié sous d’autres formes[2], consiste à définir ce qui est ici appelé ‘palatial package’. L’idée est de définir strictement ce qu’on peut appeler ‘palais’, par des traits divers (ici les documents en linéaire B, les fresques à décor figuré, le travail de l’ivoire ; la forme architecturale joue aussi un rôle dans le raisonnement), pour se démarquer d’une supposée confusion terminologique et la combattre. Cela appelle deux commentaires. Sur le plan méthodologique, cette démarche repose, quoi qu’on en dise, sur une très grande confiance dans la représentativité des découvertes actuelles, ce qui, sous les habits séduisants d’une grande rigueur, est bien plus dangereux que les hypothèses souvent faites sur l’existence ou non de palais dans telle ou telle région mal connue. En 2001, P. Darcque expliquait : « on a fort peu de chances de trouver des tablettes ou des nodules inscrits dans des régions comme l’Achaïe, l’Arcadie, la Laconie, la Phocide ou la Thessalie, car l’on n’y a pas trouvé, jusqu’à présent, ni enduits décorés de représentations, ni seuils monolithes, ni traces du travail de l’ivoire[3] ». En 2015, les régions pour lesquelles on note l’absence du ‘palatial package’ sont l’Arcadie, l’Achaïe, l’Attique, la Phocide et la Phthiotide (ici, p. 565). C’est qu’entre-temps, plus de 40 tablettes ont été découvertes à Ayios Vasileios, en Laconie, des textes ont été découverts à Dimini et des tablettes identifiées parmi la céramique des fouilles anciennes (1959/60) de Volos, en Thessalie. Sur un tout autre plan, il est permis de se méfier de la grande rigidité introduite par la passion des définitions quand il s’agit de phénomènes historiques complexes, tels qu’ils ressortent notamment de la communication de Maran, et parmi lesquels apparaît de plus en plus clairement une certaine diversité de trajectoires. Enfin, la comparaison avec les royaumes d’Arraphe et d’Ougarit, dans le territoire desquels coexistent plusieurs bâtiments palatiaux, pourrait être prometteuse mais n’est qu’à peine évoquée ici.
Partie VII. – Le livre se termine sur plusieurs communications portant sur la religion mycénienne en Argolide. Les trois articles apportent chacun à leur manière des éléments précieux. K. Wardle offre une présentation d’ensemble du développement du quartier où se trouve le centre cultuel de Mycènes. V. Pliatsika propose, avec de bons arguments, de reconnaître une activité cultuelle dans la maison M, dans la partie nord du site de Mycènes. H. Whittaker présente les évolutions récentes dans l’étude de la religion mycénienne en général. Ces trois articles forment un ensemble riche et fiable, plein de prudence dans l’interprétation, ce qui n’est pas toujours le cas dans ce domaine.
Ce livre offre donc un bilan sur la plupart des grands sites d’Argolide et représente, on le voit, une somme d’un genre qui est appelé à se développer au vu des difficultés de publication des fouilles toujours plus nombreuses, et notamment des fouilles d’urgence. De par le parti-pris topographique, les avancées ne sont pas toujours mises en valeur comme on le souhaiterait. Seules l’architecture et les pratiques funéraires font l’objet de parties spécialisées. Mais chacun pourra lire ces contributions avec des fils directeurs, notamment l’activité cultuelle et ses traces archéologiques, ou la nature de la spécialisation artisanale, thèmes sur lesquels cet ouvrage marque aussi un moment historiographique. C’est peut-être cependant un paradoxe que l’échelle régionale soit aussi peu présente, sauf dans la communication de J. Maran. Le temps est sans doute passé des grandes prospections systématiques, mais un tel ensemble de données nouvelles aurait sans doute gagné à être envisagé plus systématiquement du point de vue de la relation des sites entre eux et des structures régionales. Il est dommage, enfin, que le colloque n’ait pas compris de contributions sur les textes mycéniens, rares mais d’autant plus précieux en Argolide, ni sur les recherches paléoenvironnementales : si l’anthropologie funéraire est (un peu) représentée dans la partie sur les coutumes funéraires, la carpologie ou la géomorphologie sont quasiment absentes, et c’est tout à fait regrettable. L’évolution géomorphologique et environnementale de l’Argolide doit être prise en compte si on veut tenter de présenter une synthèse historique. Mais il faut prendre ce très beau volume pour ce qu’il est : un panorama excellent de l’état de la recherche, dont la perspective essentiellement topographique permet un grand détail des données présentées. C’est un tour de force éditorial, qui établit des ponts entre archéologie programmée, souvent étrangère, et archéologie d’urgence, relevant du Service archéologique grec, ce qui est essentiel aujourd’hui. Ce livre restera donc longtemps une référence dans les études mycéniennes.
Julien Zurbach
[1] Tiryns XVI. Kleinfunde aus Tiryns, Wiesbaden 2008.
[2] Ainsi Ktèma 26, 2001, 101-108.
[3] Ktèma 26, 2001, 105.