Dans Le plaisir et la nécessité, P.-M. Morel réunit en un même livre, comme en un large bilan, le fruit riche et mûr de plus de vingt années de ses recherches en philosophie naturelle et en anthropologie, à propos de Démocrite et Épicure, ses auteurs de prédilection aux côtés d’Aristote. Le fil rouge qu’il a choisi pour réorganiser et remanier neuf de ses articles antérieurs (dont deux ont été retraduits de l’italien) est clairement explicité dans une belle introduction de 12 pages ; il aboutit à un dernier et dixième chapitre inédit sur la politique épicurienne, suivi lui-même d’un bref épilogue conclusif, lequel insiste avec force sur ce qui, selon l’auteur, fait l’unité de la tradition allant des premiers atomistes aux derniers épicuriens[1]. L’étude des conditions naturelles d’existence, la prise en compte des limites, dues aux circonstances matérielles comme aux interactions sociales, sont « indispensables » pour « la recherche de la vie bonne ». L’Atomiste « ne se raconte pas d’histoires »[2]. Sa philosophie désenchantée des circonstances « nous laisse seuls face à nos travers et nos limites, dans un monde en lui-même dépourvu de sens », et c’est cela justement qui nous la « rend crédible ».
L’ouvrage adopte une présentation, en apparence, sagement académique, articulée en trois parties dialectiquement agencées. Il nous emmène depuis quelques fragments de Démocrite et leur critique par Aristote, à travers la lecture très savante de passages d’Épicure et du poème de Lucrèce, mais aussi d’extraits de Philodème ou de fragments de l’inscription murale de Diogène d’Œnoanda, jusqu’à la considération des pensées de Rousseau et de Marx pour y faire sentir le poids et l’importance de l’héritage moderne des Atomistes anciens.
On pourrait toutefois reconnaître aussi à ce livre une composition éminemment poétique, en deux premiers « tercets » symétriques qui entrelacent et mettent en résonance six recherches sur Démocrite et Épicure, choisies pour fonder un unique « quatrain », original et neuf par ses quatre approches de « l’agir humain », dans les dimensions étiologique, économique, sociologique et politique.
Sous le titre « La nature et le plaisir », le premier groupe de trois chapitres articule un article sur l’idée de nature chez Démocrite, publié chez Brill en 2007, avec deux essais épicuriens écrits au début des années 2000, l’un sur la fin de la nature sans finalité – qui nous propose de relire avec attention plusieurs passages du chant V du poème de Lucrèce et des Maximes Capitales d’Épicure[3], et l’autre sur la conception ambiguë du temps – où ce sont les § 72 et 73 de la Lettre à Hérodote qui sont relus de manière détaillée, en même temps que le témoignage de Sextus Empiricus. Sous le titre : « L’empire de la nécessité », les trois chapitres suivants proposent la reprise de deux publications sur Démocrite – concernant d’une part la particularité de son déterminisme (2005, retraduit de l’italien), et d’autre part sa conception du vivant, à travers la lecture critique d’Aristote (dans les Parva Naturalia) et « l’épaisseur interprétative » de la doxographie postérieure[4] – avant de revenir sur le commentaire philosophique et philologique très approfondi, donné à la Revue de métaphysique et de morale en 2003, des paragraphes 40 à 45 surtout, puis 73 de la Lettre à Hérodote afin de mettre en avant « la subtilité des termes dans lesquels Épicure décrit la causalité proprement atomique »[5] qui présiderait à la composition et/ou la production des mondes infinis, par des atomes en nombre illimité et éternellement en mouvement.
Sous le titre « Le plaisir et l’action », le groupe des quatre chapitres finaux occupe, avec la longue bibliographie mise à jour[6], les cent pages restantes du livre. La réécriture de ses travaux les plus récents sur l’épicurisme y amène P.-M. Morel à reconsidérer ce qu’il propose d’appeler[7] une conception « compatibiliste » de l’action humaine. Si toute action a une cause, écrit-il, elle peut néanmoins dépendre de trois types différents de déterminations dont la distinction va s’avérer justement l’objet commun de la connaissance de la nature et du philosopher ensemble entre amis : ce qui dépend de nous, la Fortune et la nécessité ; autrement dit[8], c’est véritablement « un modèle explicatif à trois termes qui se limitent mutuellement et se complètent ». Car dans la polémique avec Démocrite, il ne s’agissait pas simplement de limiter la « toute-puissance » de la nécessité, mais d’en réévaluer le pouvoir et la fonction exacte, en élaborant « une nouvelle théorie causale » à trois termes, irréductibles à un seul et même principe, un nouveau modèle d’explication causale qui « procède de fait » à « la désacralisation de la nécessité »[9].
La relecture toujours plus exigeante du traducteur inlassable des fragments de Démocrite, des textes canoniques d’Épicure et des fragments de l’inscription murale de Diogène d’Oenoanda, mais aussi son questionnement de chercheur-enseignant, curieux de la pensée des Épicuriens de la fin de la République romaine (Lucrèce en latin et Philodème en grec), conduisent P.-M. Morel à insister sur la dimension pessimiste, voire « tragique »[10] de la double et difficile existence politique du juste[11], du fait de son origine naturelle d’une part, et de l’exigence rationnelle d’utilité qu’il implique, d’autre part. En effet, aux côtés de la nécessité à l’œuvre dans les « pactes de la nature » ainsi nommés par Lucrèce, une « artificielle nécessité de contrainte » se manifeste, sorte de figure politique de la nécessité, « contraire au plaisir qu’Épicure nous invite à pratiquer »[12]. La limite positive de « l’absence de manque – qui est l’autre face du plaisir – »[13], est justement la limite que le sage épicurien parvient à se fixer, dans la vie quotidienne, lui dont « l’autosuffisance » repose sur « le raisonnement sobre » et « la prudence », selon la Lettre à Ménécée (130 et 132). Il nous est ainsi recommandé de nous tenir à l’écart des affaires de la cité, dans « la sociabilité restreinte de l’amitié philosophique »[14], afin d’y trouver « le véritable salut », dans ce monde et dans cette vie, « lorsque la peur de la mort devient insupportable au plus grand nombre et que les institutions qu’on avait inventées pour la contenir, s’avèrent impuissantes », message épicurien des origines qui prend une actualité étonnamment vibrante dans la conjoncture sociale et politique de l’élection présidentielle d’avril 2022 en France.
C’est une évidence : ce nouveau livre sur Démocrite et Épicure est réécrit pour le plaisir, dans les limites raisonnables d’un essai académique, autant que d’un florilège poétique des meilleures études menées sur les penseurs atomiques de la philosophie antique. Mais, au faîte de sa carrière, fort de son statut universitaire et des compétences qui lui sont reconnues tant en France qu’à l’étranger, P.‑M. Morel s’autorise pourtant comme une sorte de palinodie à la Socrate. Évoquant son « essai synthétique » paru en 2000[15], il reconnaît y avoir « sous-estimé deux choses »[16]. La première, « le rôle central du plaisir pour la question de la liberté », constitue le point de mire de tout le livre tandis que la seconde est précisément « la conception de la causalité que suppose le dispositif à trois termes » (lequel rend l’action humaine et la poursuite du bonheur concevables) : la nécessité, le hasard et ce qui est en notre pouvoir.
Dès la page 11 de l’introduction, s’annonce en effet une ferme volonté « d’orienter différemment la problématique de la liberté », en privilégiant l’approche anthropologique et cosmologique, propre à un grand nombre de textes du corpus épicurien, et pourtant souvent « laissée dans l’ombre » ; et cela, malgré une excellente information, largement documentée en notes de bas de page, sur l’état des tensions et des polémiques à propos des « questions désormais classiques »[17] de la déviation atomique et du réductionnisme. La nouvelle approche, par comparaison voire complémentarité des points de vue chez les Atomistes anciens « sur des questions cruciales », entend montrer comment la solution épicurienne « ouvre un espace disponible pour l’initiative humaine », parce qu’elle limite d’une part la puissance de la nécessité par l’affect spontané du plaisir, dont l’évidence et l’immanence nous procurent la « certitude de ce qui convient à notre nature »[18] et atteste de notre propre « capacité à faire notre bonheur » – « Ce qui est en notre pouvoir [à quoi s’attachent naturellement le blâmable et son contraire] n’a pas de maître » (Lettre à Ménécée 133)[19] –, et parce que d’autre part la solution épicurienne est en même temps une philosophie des circonstances[20], une prise en compte très attentive et fine des circonstances extérieures, « en partie fortuites » – « Un bon calcul qui connaîtrait une mauvaise fortune est préférable à une absence de calcul qui connaîtrait une bonne fortune (Lettre à Ménécée 135)[21].
Que l’on se place dans la perspective de l’évolution du langage et des techniques (celle du ch. XI), dans celle de la gestion sobre de l’économie de ses propres désirs ou de son patrimoine familial (celle du ch. VIII), ou bien, de manière plus complexe et délicate, qu’on soit sous la menace des désordres insensés causés par la maladie ou de ceux créés par l’injustice socio-politique (ch. X), qu’on soit plongé dans la perplexité inquiétante que provoquent en nous les événements du monde physique (ch. VII et VI) – du mouvement imprévisible (et invisible) des atomes à l’extrême violence naturelle des phénomènes célestes, trop éloignés de nous pour être expliqués d’une seule manière possible – c’est « la préservation de notre tranquillité psychique » qui doit prévaloir, selon l’Épicurien. Se contenter, en ne manquant de rien, de se prémunir contre la souffrance, ne craindre ni le divin ni la mort en se convaincant de la « neutralité de la nature »[22], telle est la recette quadruple ici préconisée, la règle de vie « puissante en toute circonstance »[23].
Ainsi la limitation du pouvoir de la nécessité, sa « désacralisation », jusqu’à tourner en dérision la puissance asservissante du destin des Physiciens (Lettre à Ménécée 134), est la condition de la sérénité du sage. Elle laisse la place à la prudence et à la recherche de la vie plaisante et juste, grâce à une « opération à la fois empirique et rationnelle » que P.‑M. Morel propose, à partir de sa relecture des Maximes Capitales XX et XXII d’Épicure[24], d’appeler « analyse » ; il y décèle une attitude intellectuelle complexe, qui « ne doit pas être réduite au simple calcul hédoniste »[25]. Car elle permet au sage, instruit de la connaissance de la nature, de tenir compte de la fin de la nature en comprenant la limite des biens et des maux, en d’autres termes, d’une fin qui est limite, parce qu’elle est « l’arrêt ou le point de repère grâce auquel l’action s’organise et auquel on reconnaît le bien »[26]. Très informé des interprétations différentes et des hésitations des commentateurs contemporains à propos de l’épilogisme épicurien, il se réfère à juste titre au De signis (§ 39) de Philodème[27]. On s’étonnera d’autant plus qu’il ne renvoie pas aussi aux « raisonnements par comparaison » de la fin du De ira (§ 46-50)[28] du même auteur. En effet, les épilogismes dont il y est question[29] sont utilisés et critiqués en détail pour apprécier, de manière très circonstanciée, si et comment le sage pourra se mettre en colère dans des limites naturelles, mais pas dans tous les cas, en comparant avec son comportement par rapport à la gratitude d’une part et à l’ivresse d’autre part. Question plus cruciale qu’elle n’en a l’air : cela nous renvoie, en effet, à deux aspects de la conception de la temporalité par les Épicuriens. D’un côté, « l’immédiateté de l’évidence » qui nous fait saisir le temps, en l’absence de toute prolepse[30] et dans sa discontinuité et sa multiplicité physiques, explique selon l’auteur « la distance prise par rapport à Aristote »[31], et précisément, « le refus épicurien de se prononcer sur la contingence du futur dans les termes du Stagirite »[32]. De l’autre, l’invitation épicurienne fondatrice à jouir du présent et en cueillir les fruits (carpe diem en latin, imité peut-être phonétiquement de karpizein en grec) correspond à notre pouvoir de « vivre dans un temps limité[33] et dans un présent continu »[34].
On recommandera certes la lecture sereine de ce beau livre aux penseurs déjà initiés à l’épicurisme, mais plus encore, à tous les philosophes, philologues, historiens, hommes de goût, curieux et amoureux de l’Antiquité, qu’un enseignement philosophique incomplet ou tendancieux aura pu laisser dans l’ignorance (voire la dérision calomnieuse) des écrits épicuriens.
Joëlle Delattre-Biencourt, Université de Lille
Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 603-606.
[1]. P. 223.
[2]. En italiques dans le texte.
[3]. En particulier M C XX, p. 56.
[4]. P. 91.
[5]. P. 135.
[6]. Dans laquelle figurent plusieurs autres écrits de l’auteur non retenus pour composer ce livre, mais étrangement pas sa participation à Cosmos et psychè. Mélanges offerts à Jean Frère, E. Vegleris éd., p. 303‑317, intitulée : « Épicure et l’évidence de la liberté ».
[7]. P. 158.
[8]. Voir p. 21 de l’introduction.
[9]. P. 157.
[10]. P. 191.
[11]. Voir à la fois p. 184 et p.190.
[12]. P. 221.
[13]. P. 168.
[14]. P. 220.
[15]. Atome et nécessité. Démocrite, Épicure, Lucrèce.
[16]. P. 19, n. 1.
[17]. P. 11.
[18]. P. 13.
[19]. Traduction de D. et J. Delattre, J. Kany‑Turpin, dans Les Épicuriens, J. Pigeaud, D. Delattre éds., p. 49.
[20]. P. 21.
[21]. Les Épicuriens, p. 49.
[22]. P. 54.
[23]. Telle par exemple que Philodème l’a clairement reformulée (Les Epicuriens, p.737).
[24]. P. 56 ; référence traduite dans Les Epicuriens, sous le, titre Les Phénomènes et les inférences, p. 551.
[25]. P. 60.
[26]. P. 63.
[27]. P. 60, n. 1.
[28]. Traduit dans Les Epicuriens, p. 591-594.
[29]. Voir à ce propos, D. Delattre, « Le sage épicurien face à la colère et à l’ivresse : une lecture renouvelée du De ira de Philodème », Cronache Ercolanesi 39, 2009, p. 71-88.
[30]. P. 73.
[31]. P. 76 et n. 6.
[32]. P. 77, n.. 4.
[33]. Où précisément Philodème reconnaît la sagesse d’accepter notre mortalité, dans le De signis pour fonder le raisonnement selon la similiude sur cette caractéristique commune à tous les hommes, et surtout, dans le De morte dont la nouvelle édition et traduction de Daniel Delattre est actuellement sous presse.
[34]. P. 71 et n. 8 et 9.