Le programme alléchant annoncé par le titre général, un corpus général des inscriptions de la Palestine Troisième, reste hypothétique, et l’amélioration des conditions politiques dans cette région du monde rend sans doute possibles des regroupements que l’on ne pouvait pas même envisager il y a vingt ans. Pour l’Ouest de la province, c’est-à-dire ce qui se trouve à l’ouest du wadi Arabah, la seule tentative reste celle d’A. Alt, Die grieschichen Inschriften der Palästina Tertia westlich der ‘Araba, Berlin‑Leipzig 1921, qui ne prenait en compte que cinq sites et qu’il faut naturellement compléter par les corpus locaux publiés à l’occasion des fouilles des principaux sites du Négev. À l’Est, le volume des IGLJord., IV, Beyrouth, 1993, fait le point de la situation il y a plus de vingt ans, au début des années 1980. Les découvertes récentes justifient pleinement de nouvelles publications, et celle qui est proposée par les deux savants grecs est particulièrement bienvenue.
Le site de Zoora ou Zoara, au sud-est de la mer Morte, en Jordanie, n’était guère connu en dehors de quelques spécialistes (le nom apparaissait dans la liste des évêchés de la Palestine IIIe) avant la publication des papyrus de Babatha par N. Lewis, The Documents of the Cave of Letters. The Greek Documents, Jérusalem 1989. Cette agglomération installée dans ce milieu géographique très particulier des bords torrides de la mer Morte, ses liens étroits avec Pétra, sa population mêlée, suscitèrent l’intérêt, bien que quelques inscriptions, notamment araméo-juives, aient été déjà connues et aient permis de déceler l’installation d’une population fortement mélangée. Mais l’épigraphie grecque en restait pauvre (IGLJord. IV, ne donne que trois inscriptions, n° 104-106), et les prospections réalisées par nos soins en 1975, puis en 1979, dans des conditions difficiles n’avaient rien apporté de neuf (les n° 105-106 appartiennent à l’évidence à la série publiée par les deux auteurs grecs, qui les reprennent sous les n° 56 et 59).
À partir du milieu des années 1980, semble-t-il, des inscriptions apparurent en nombre croissant, toujours issues de fouilles clandestines. La fouille par Konstantinos D. Politis de l’important sanctuaire de Saint Lot à Deir ‘Ain ‘Abata à partir de 1994 incita le Département des Antiquités de Jordanie et la mission grecque à essayer de retrouver l’origine des stèles qui apparaissaient de plus en plus nombreuses. Ce qui fut fait vers la fin des années 1990, lorsque fut identifié un vaste cimetière antique au sud du wadi el-Hesa, où voisinaient tombes de l’âge de Bronze, stèles grecques et stèles araméo-juives. Ce cimetière, au lieudit an-Naq’, se situait à proximité d’un village byzantin-médiéval, Khirbet Sheikh ‘Isa. Plus de 700 stèles en proviendraient, dont près de 400 (381 exactement) sont publiées ici dans le premier volume, plus 66 autres dans le volume Ib, rédigées en grec ou, pour quelques unes, anépigraphes, mais porteuses de croix qui n’incitent évidemment pas à les ranger dans la catégorie araméo-juive. Ces dernières stèles, une cinquantaine, feront l’objet d’un volume ultérieur. C’est donc un enrichissement considérable de l’épigraphie du Ghor as-Safi qui est subitement mis à notre disposition ; on regrettera seulement qu’il n’y ait pas quelque part un tableau de concordance faisant apparaître les rares textes publiés auparavant (en réalité une poignée infime). Le deuxième volume y ajoute une stèle de Khirbet Qazone, située plus au Nord, à la naissance de la presqu’île du Lisan, et treize textes (dont quatre inédits seulement) de la nécropole de Feinan, dans le wadi Arabah. Enfin, il aurait été logique de numéroter les inscriptions du vol. Ib en continu avec celles du Ia, plutôt que de reprendre au n° 1 ; les renvois en auraient été facilités.
L’intérêt de ce corpus pour le Ghor es-Safi, présenté de façon très soignée, est multiple. Il s’agit d’abord d’une documentation relativement homogène dans le temps, entre le IVe et le vie siècle (la plus ancienne est de mai 309, la plus récente date de 591 dans le vol. Ia, 607 dans le vol. Ib) , avec un pic au ve siècle ; la datation est garantie par la mention d’une date précise sur la plupart des stèles : jour, quantième du mois et mois, année. Il y a donc une grande uniformité dans la présentation. Autant dire que la plupart des inscriptions sont chrétiennes, qu’elles portent un symbole explicite ou non. On est frappé par le relatif soin de la mise en page, avec des recherches pour inscrire le texte dans une croix, par exemple. Si le matériau de base, un calcaire local jaunâtre est de piètre qualité (il n’y a que trois stèles de marbre), on s’est efforcé soit de lui donner une forme régulière, soit de délimiter un champ épigraphique (et parfois les deux à la fois) à l’intérieur duquel se développe l’inscription. La gravure est plutôt soignée, avec de fréquentes traces de peinture rouge ou verte, et un décor varié : si la croix domine de façon écrasante, on trouve aussi des palmes, des oiseaux affrontés, le soleil, les lettres alpha et ômega, des serpents, des pampres, le poisson, le chrisme ou le symbole CMG, etc. Une étude soignée de ces motifs est donnée en introduction, dans chaque volume ; naturellement les indications du volume Ib, appuyées sur un corpus de bien moindre ampleur, ne modifient pas les conclusions et observations d’ensemble du volume Ia.
Les dates permettent de repérer le moment où l’on passe des jours « païens » (jour de la Lune, de Mars, etc.) aux jours chrétiens, dans la première décennie du ve s. En revanche, les dénominations de mois restèrent constamment celles du calendrier macédonien ; je ne relève qu’une seule exception, une mention du mois d’avril, en 508, dans une épitaphe d’Umm Tawabeen (vol. Ib, n° 66).
Le formulaire, très développé par rapport à ce qu’on observe dans le Hauran ou même dans le pays de Moab voisin, se révèle très stéréotypé. La présence du patronyme s’impose de façon quasi générale, et surtout la longueur du texte est due pour l’essentiel à l’indication précise de la date. En revanche, il existe très peu de formules de regret, de qualificatifs du défunt, et d’indications de métier. Comme le notent les auteurs, si l’on s’en tenait aux professions indiquées dans les épitaphes de Zoora, il n’y aurait qu’ecclésiastiques et agents du pouvoir civil ou militaire ; à l’évidence n’ont été mentionnées que les fonctions valorisantes, jamais les métiers du commun des défunts.
En dehors des dates et du décor, l’apport essentiel reste donc celui de l’onomastique. Environ 270 noms sont utilisables, dont plus de la moitié (150) d’origine sémitique. Quelques‑uns (18) sont nouveaux, mais tous les autres sont familiers à ceux qui connaissent l’épigraphie des régions qui s’étendent de la Nabatène au Hauran. Certes, il existe des particularismes locaux : Alfioj qui est le nom le plus populaire dans le Ghor as-Safi est également très présent dans le pays de Moab, alors qu’il est quasi inconnu dans le Hauran où l’on préfère, sur la même racine, Olefoj. Mais l’importance du stock d’origine grecque (73 noms) et latine (45 noms) montre la large diffusion de ces noms, et le fait que tous soient mêlés dans les épitaphes montre à l’évidence qu’ils n’ont plus la moindre connotation culturelle. Il est plus étrange que les noms bibliques soient si rares, à peine une dizaine.
Les indications précises sur l’âge au décès ne permettent certes pas des statistiques, au sens propre, mais elles sont assez nombreuses pour fournir quelques orientations. Ainsi, bien qu’un seul individu soit dit mort à « environ 25 ans », avec &wj devant l’indication de l’âge, la fréquence des âges se terminant par 5 ou 0, surtout au-delà de la trentaine, montre qu’on n’en a qu’une connaissance approximative. On en déduira peut-être que pour l’individu crédité de 108 ans, ce n’était peut-être qu’une manière de dire qu’il était très vieux (cf. les individus de 100 ou 110 ans dans le Hauran). On est en revanche frappé par la précision des âges des enfants, avec des fractions de mois. Cas unique, une épitaphe donne la date de naissance du défunt et la date de sa mort, d’où l’on déduit qu’il est mort à 18 ans.
Les âges au décès montrent un pic pour les femmes entre 15 et 24 ans, peut-être lié à la maternité, chez les hommes dans la décennie suivante. La mortalité infantile est importante, d’autant plus facile à repérer ici que les enfants font l’objet d’épitaphes, mais peut-on tirer des conclusions du fait qu’il y ait deux fois plus de garçons que de filles chez les enfants de moins de 7 ans ?
Les treize inscriptions de Feinan publiées dans le volume Ib, dont la plupart ne sont pas inédites, sont grandement améliorées par rapport aux éditions précédentes, car les pierres ont été retrouvées et lues à nouveau. On peut donc considérer comme obsolètes les éditions antérieures.
Au total, Y. Meïmaris et K. Kritikakou nous donnent un corpus de belle facture, qui fournira un très utile point de comparaison pour tous ceux qui ont à publier des épitaphes chrétiennes dans l’espace syrien au sens large, mais plus particulièrement dans les régions qui s’étendent de la Syrie du Sud au Négev, dont l’unité de culture et les éventuelles différences ne peuvent que mieux ressortir de telles études locales. Les riches indices aideront à s’y retrouver facilement, et l’illustration abondante et de qualité (pour la plupart en couleur) fournira des points de comparaison précis pour ceux qui n’ont pas une connaissance directe de ce matériel.
Maurice Sartre