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L’opuscule de Lucien écrit en 165, sous le règne de Marc‑Aurèle, est le seul traité de théorie de l’histoire qui nous soit parvenu de l’Antiquité. La dernière traduction française – qui n’est, étrangement, nulle part mentionnée dans la présente édition -, est celle d’Émile Chambry parue en 1934. L’édition d’André Hurst offre bien des éléments qui accompagnent le lecteur dans la consultation d’un texte difficile, en raison du constant second degré dû à l’ironie du « Voltaire de l’Antiquité », selon le mot de Madame de Staël. Toutefois, faute d’adopter un point de vue historien, qui affirmerait que cette oeuvre sur l’histoire est elle-même un produit de l’histoire de l’historiographie, le traducteur et commentateur en vient à la situer sur le même plan que les travaux modernes de théorie de l’histoire et à exiger de l’auteur ancien ce qu’il ne peut fournir. Dans les traditions qui vont d’Hérodote à Lucien, ce qu’on appelle historia n’a pas le sens que nous donnons à ce terme, et l’on ne peut donc écrire d’emblée que son « petit traité […] nous paraîtra par conséquent manquer de plus d’une dimension que nous serions en droit d’attendre » (p. XII), ou que « depuis le XIXe siècle […] l’influence de Lucien parmi les maîtres à penser de l’histoire s’efface, et que les historiens ne vont plus chercher auprès de lui des règles auxquelles se conformer » (p. XIX).
L’édition contient une brève introduction (p. IX-XXII) fournissant, tout d’abord, quelques remarques trop générales sur « écrire l’histoire chez les Anciens », puis les données essentielles sur l’histoire littéraire, la « destinée » du texte et la présence de Lucien, depuis la première édition imprimée à Florence, en 1496, la traduction de Nicolas Perrot (et non « Perron », p. XVIII) d’Ablancourt, en 1654-1655, la faveur dont il jouit auprès de Racine historiographe et la connaissance que lui marque Voltaire. Mais il est inexact de dire que Droysen ne le connaît pas ; Lucien est mentionné à trois reprises au moins dans le grand traité de théorie de l’histoire, l’Historik ou « Encyclopédie et méthodologie de l’histoire », résultant d’un cours professé à Berlin, entre 1857 et 1882. Il est toutefois vrai qu’il s’agit de mentions rapides, non d’une discussion approfondie des principes de Lucien.
Le texte utilisé pour la traduction est celui de M.D. MacLeod, Luciani Opera, vol. III, Oxford, 1980. Le traité se présente comme une lettre à un certain Philon, inconnu par ailleurs (peut-être faut-il y voir une imitation de la manière dont Denys d’Halicarnasse présente son Thucydide comme une lettre à son protecteur Quintus Aelius Tubero). Face à la manie des contemporains du IIe siècle d’écrire l’histoire de leur temps et en particulier de leurs malheurs et des guerres, et de se prendre pour Thucydide, Hérodote ou Xénophon, Lucien veut proposer non une oeuvre historique qui servirait de référence, mais quelques menues recommandations. L’histoire, en effet, contrairement à l’opinion commune, n’est pas « à la portée de toute personne capable de raconter ce qui se passe » : « c’est un genre littéraire qui plus que tout autre, demande mûre réflexion si l’on veut composer une “acquisition définitive” selon l’expression de Thucydide [I, 22, 4] » (§ 5). Alors même que Lucien prétend procéder par touches légères et ne pas donner de leçon, tout le traité est sous-tendu par l’affirmation implicite et parfois explicite que Thucydide est le modèle achevé et unique pour écrire l’histoire, aussi bien dans la première section consacrée aux défauts à éviter (§ 6-32) que dans la seconde réservée aux conseils (§ 33-62), dont le principal, rappelé en conclusion, est « le souci de la vérité » (§ 63 ; pour Thucydide : § 39, 44).
Les notes nombreuses (p. 47-114) et plus longues que la traduction elle-même (p. 3-41) s’appuient pour partie sur l’édition d’Hélène Homeyer (1965) ; elles apportent quantité de données indispensables, mais l’ensemble souffre parfois de l’absence du grec (ainsi des notes 30, 39, 69, 74, 107, 121, 247 etc). Certes, la collection dans laquelle ce livre est publié en fait l’économie par principe, mais il était possible de translittérer systématiquement des termes et expressions dans les notes qui l’exigeaient, ne serait-ce que pour justifier des traductions. Le choix du titre par exemple ne va pas de soi : Comment écrire l’histoire revêt un sens très large et une signification très ouverte, qui omet la valeur prescriptive contenue dans la formulation grecque avec dei, et omniprésente. Pour Lucien, il existe bien un modèle auquel les historiens doivent se conformer ; ce modèle est Thucydide, et l’expression du paragraphe de conclusion est bien rendue par « C’est bien ainsi qu’il faut écrire l’histoire » (khrè toinun kai tèn historian houtô graphestai). Ces remarques de détail ne sauraient masquer que la traduction est d’une grande précision et se lit avec aisance.
On regrettera que la bibliographie soit trop « sélective » et rassemble sous une seconde section peu claire, minimaliste (p. 119-120 : « Autres thèmes ») et sans justification aucune des titres très disparates allant de Droysen au « groupe m », de Burckhardt à Le Clézio, des frères Croiset à Jakobson. À l’inverse on regrettera l’absence quasi totale de tous les titres attendus et disponibles en français et dans les autres langues sur ces questions. Deux index, des noms de personnes et des noms de lieux permettront peut-être au lecteur de retomber sur ses pieds.
Cette édition fournit des outils de travail utiles (avant tout la traduction et les notes), mais seul un connaisseur un peu averti saura en tirer profit et se repérer dans un ensemble disparate qui emprunte bien des voix du champ de l’historiographie, mais sans que ces choix soient explicités.

Pascal Payen