Après une monographie importante et technique sur Le tonnage des navires de commerce en Méditerranée (P.U.R. 2016), Emmanuel Nantet, MCF à l’université du Mans et enseignant-chercheur à l’université de Haïfa, assure ici la publication tardive d’une journée d’étude tenue en novembre 2013 à Paris (et qui porte des traces des débats d’alors), avec quelques textes supplémentaires. Le décès de Joseph Mélèze-Modrjezewski, survenu entre temps (le 30 janvier 2017) fait de ce volume un monumentum improvisé (p. 7). Une brève préface de M. Sartre vise à problématiser l’ouvrage (à rebours du discours le plus répandu) à travers la notion de normalité des Juifs dans le tableau des nombreux peuples confrontés à l’impérialisme et à la domination de Rome, normalité qui affleurerait grâce à l’archéologie sous le brouhaha littéraire et idéologique (mais que certains articles démentent). Néanmoins, l’entreprise ne se limite pas au face à face avec Rome et il est également question de la relation avec les pouvoirs lagide et séleucide, dont l’intérêt ressort de la diversité des réponses (E. Nantet, p. 19).
La première partie se concentre sur la période perse. Mathieu Gidrol explore (à l’issue d’un mémoire de master) le vaste dossier des Tobiades (plus précisément « les stratégies diplomatiques des Tobiades », p. 33-45) et choisit de montrer dans les leaders du clan d’habiles courtisans auprès des Lagides, puis des chefs qui, en butte à l’adversité, se déchirent et – d’hypothèses en incertitudes – deviennent évanescents au regard de l’historien. Ce qui en reste de plus assuré, finalement, ce sont des notables parfaitement insérés dans l’échange évergétique, rompus à faire monter les enchères – peut-être même trop haut. Christophe Pébarthe (« La révolte des Maccabées, du scandale à l’affaire d’États », p. 47-72) rappelle la pluralité des courants religieux dans le judaïsme et le christianisme. Dans la continuité du mouvement de réinterprétation globale de l’épisode « politique » sous Antiochos IV, il propose de voir dans la question de la réfection des prépuces un scandale sciemment orchestré dans le cadre d’une stratégie de conflit identitaire, imprudemment engagé par un parti et rapidement gagné par l’autre (celui de la circoncision, signe nécessaire et obligatoire de l’identité juive/judéenne).
Une deuxième partie se concentre sur « les Juifs au pouvoir (167-63) ». E. Nantet fait la transition en dressant un ample tableau diachronique de la présence juive sur le site de Maresha (p. 77-98). Intégrée au royaume de Juda avant la conquête chaldéenne, elle est largement vidée de sa population juive à l’époque perse, puis hellénistique, jusqu’à ce qu’elle soit reprise dans les années 110 par un Jean Hyrcan qui y pratique la conversion forcée. Elle paraît alors être surtout une ville de garnison. « Libérée » et refondée par Pompée et Gabinius, elle a probablement connu une brève éclosion sous le jeune Hérode avant d’être définitivement détruite par les Parthes en -40. Gérald Finkielsztein recense « les instrumenta, symboles de pouvoir et traceurs de l’histoire » (p. 99-114), c’est-à-dire les objets non textuels par nature (ils peuvent l’être par surcroît) qui nous informent sur la présence, l’action et l’identité du pouvoir hasmonéen ou séleucide, ce qui donne lieu à un catalogue hétéroclite, mais utile pour tout étudiant de master qui voudrait saisir ce qu’est une démarche de recherche et d’exploitation d’un objet « banal » (on laissera implicite toute lamentation sur cette question). J. Mélèze-Modrjezewski envisage les relations entre « Alexandre Jannée et les pharisiens » (p. 115-126). L’auteur (après bien d’autres) compare les trois versions du massacre des Pharisiens : celle du Talmud de Babylone, celle de Flavius Josèphe, celle des rouleaux de Qumrān et réexamine le (très débattu) problème de la crucifixion comme châtiment juif, pour s’inscrire en faux (comme beaucoup) contre cette thèse, défendue en particulier par le dominicain É. Puech.
La troisième partie est consacrée à la répression des révoltes en Judée romaine. G. Finkielsztein (p. 131-147) réédite pour cette période le même examen des instumenta (mais en « tartinant » pas mal à partir des légendes monétaires) : il s’agit surtout d’un exposé touffu (mais le sujet est aride) et intéressant sur le système pondéral et les mesures de contenance en usage dans le domaine judéen. Dans un clin d’œil transparent à la modernité contemporaine, Michaël Girardin (devenu cet été MCF sur la côte d’Opale, mais alors jeune mastérisé) rappelle l’étroite corrélation, énoncée par N. Elias, entre acceptation de l’impôt et sentiment collectif de la légitimité du pouvoir, pour étudier d’une part le discours justificatif des autorités romaines de Judée, d’autre part l’idée que s’en font les contribuables, avec pour conclusion plausible et intéressante que les milieux sacerdotaux qui ont excité le peuple au soulèvement n’étaient pas la moindre cause de la pression fiscale (« Le contribuable face à l’autorité politique en Judée romaine », p. 149-162). Question, néanmoins, qui reste à examiner : sont-ce vraiment « les chefs religieux du judaïsme [qui] encouragent les contribuables en colère à s’opposer à Rome » (p. 161) ? Ce n’est pas ce qu’écrit Josèphe. Un brin de marxisme et de considération des « intérêts de classe » (prise dans son ensemble) n’aurait peut-être pas nui. En menant la comparaison avec la façon dont Claude fit célébrer son triomphe sur la Bretagne insulaire (« Roman Policy in the Aftermath of the Great Jewish Revolt », p. 163-171), Gil Gambash montre la spécificité de la propagande officielle après la victoire sur la Judée, petite province excentrée et pourtant (c’est unique pour une province) objet d’un triomphe et présentée comme l’ennemi universel. Il y voit les traces d’un traumatisme et d’une méfiance généralisée à l’ensemble des Juifs, diaspora comprise, dans un cercle restreint, mais précisément efficace, d’anciens combattants et d’administrateurs, dont la littérature équestre et sénatoriale ne partage pas l’inquiétude.
Dans la quatrième partie, les auteurs se tournent vers cette diaspora, en des temps et lieux divers. Zsuzsanna Szántó, examinant « le rôle du pouvoir politique dans l’onomastique des Juifs d’Égypte » (p. 177-187), conclut à leur indépendance à l’égard des pratiques onomastiques judéennes, à la continuité dans l’admiration pour les grands conquérants macédoniens, surtout en milieu militaire, et au « rôle de la propagande royale » ; au bout du compte, il paraît un peu abusif d’évoquer « le rôle [= actif] du pouvoir » : il se contente de rayonner, et d’ailleurs pas tant que cela. François Chevrollier établit le « bilan matériel et humain de la révolte juive à Cyrène à la fin du règne de Trajan » (p. 189-207). Le dossier épigraphique et archéologique montre que les destructions y ont été nombreuses ; mais l’auteur attire l’attention sur le fait que des reconstructions du iie siècle peuvent avoir d’autres causes que le tumultus Judaicus : il faut donc être prudent. Le dépeuplement – des Juifs, mais pas seulement – et la nécessité pour le pouvoir impérial de favoriser le repeuplement de la région par l’installation de vétérans semblent, en revanche, attestés par l’étude des inscriptions. Chris Rodriguez se penche sur un morceau d’apologétique alexandrine et antisémite relative à une supposée ambassade auprès de Trajan et Plotine outrageusement philosémites (« Les Juifs maîtres de Rome ? Les accusations de l’Alexandrin Hermaiscos face à Trajan », p. 209-228) : malgré des considérations pour le moins fragiles (hypocritiques, pour tout dire) visant à préserver dans l’affaire un fond d’historicité, on sera pleinement d’accord avec l’auteur pour être frappé au premier abord par les similitudes formelles entre ce récit des Acta Alexandrinorum et la polémique antiromaine de la littérature rabbinique, similitudes qu’il serait du reste intéressant d’étudier plus systématiquement.
Sylvie Honigman livre, en guise de conclusion (ou « ouverture »), un chapitre (« L’étude des Juifs et du Judaïsme antique entre interdisciplinarité et comparatisme », p. 231-242) dans lequel, à titre personnel, le recenseur boit du petit lait : passé un appel à l’interdisciplinarité qui fait écho à l’introduction de l’ouvrage (appel tout de même timide : entre histoire, archéologie et sources littéraires, on est encore dans l’endogamie disciplinaire), l’autrice exhorte à une approche comparatiste et (quoique sans employer les termes) déconstructionniste de tous les matériaux, surtout littéraires, sans se fier au (prétendu) « sens commun de l’auteur » ni croire qu’un document puisse être une « fenêtre transparente sur » l’objet d’études ; on y perçoit donc quelques accents hypercritiques qui me vont très bien (p. 232). Elle attire l’attention, en particulier, sur la nature polémique, mal prise en compte, de la plupart des textes internes au judaïsme.
En fin de volume, un glossaire et une chronologie qui laissent à penser que des non-spécialistes pourraient s’aventurer dans cette lecture (les étudiants de master auxquels je faisais allusion ?) ; 30 pages de bibliographie, classée par chapitre ; les résumés (bilingues) et un index nominum et rerum, initiative à saluer.
Serge Bardet, Université d’ Évry
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 304-306