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L’équipe de J.-Y. Empereur a mené trois campagnes de fouille dans le port d’Amathonte (1984-1986), en marge, mais avec le support de la Mission de l’École d’Athènes et du Ministère des Affaires Étrangères français. Ce volume 2 complète la publication, en 2017, de la fouille elle-même.

Divisé en deux parties, le texte aborde d’abord les objets trouvés dans le port, à l’exception des monnaies, jointes au premier volume, puis ceux qu’a produits la fouille des deux puits immergés dans la partie nord de la darse et de la sakieh (au sec, mais remplie d’eau) sur le rivage. Disons d’emblée que le principal intérêt du livre réside dans les datations précises des deux ensembles. Le premier date de l’abandon de la construction du monument, entrepris après 306, en 294 av. n. è., et le second, se place dans la première moitié du VIIe s. de n. è., avec les dates 648/649 ou 653 des invasions arabes en terminus ante quem. Or, ces deux dates ne reposent pas sur du matériel céramique, dont la chronologie commence à se distendre à l’époque hellénistique et devient fort élastique à celle de Byzance. Celle de 294 repose surtout sur le matériel monétaire, qui s’accorde avec celle de l’abandon, par Ptolémée Ier, de la construction de la place‑forte portuaire conçue dans les années 300 par son ennemi – vaincu cette année-là – Démétrios Poliorcète. La seconde est confortée par les analyses 14C, pratiquées sur un échantillon de bois du mécanisme de la sakieh, aux soins de B. Lorentzen et S. W. Manning, p. 211-216, où, de façon étonnante, il n’est fait nulle mention des provenances des 7 fragments retenus : il faut, pour trouver l’information, se souvenir d’une phrase de l’introduction de J.‑Y. Empereur à la seconde partie de l’ouvrage, p. 123, ou de la note 7 du vol. 1, p. 137. Or, des poutres ont été utilisées comme sablières au bas des parois, au moment, donc, de la construction, tandis que le bois de la roue était en service au moment de l’abandon, un siècle et demi plus tard : la précision aurait donc été d’importance. L’analyse, en tout cas, fournit des fourchettes qui occupent la première moitié du VIIe s., voire la fin de cette moitié, moment des invasions arabes, pour ce qui est de l’activité du dispositif. On ne voit dès lors pas pourquoi la troisième de couverture mentionne le début du VIIe s. « quelques décennies avant l’arrivée des Arabes ». Il apparaît plutôt que c’est cette arrivée qui a causé l’abandon de ces sources d’eau. Cela dit, le matériel, même déclaré homogène en raison des raccords entre haut et bas du remplissage (vol. 1, p. 136), comporte des éléments plus anciens que les bois de la sakieh, la mise en service des puits étant attribuée, ici, à la fin du IVe s., ou du Ve s. (p. 215), ou là, à la fin du VIe s. (p. 121), tandis que les amphores datent du milieu du VIe à celui du VIIe s. (p. 183). Mais les rares tessons des IVe-VIe s. (v. infra) ne peuvent faire douter de la contemporanéité du gros du matériel, car les puits ont probablement été entretenus et n’y subsistent que les vestiges de leur dernier usage ou ce que l’on y a jeté après leur abandon.

Avant d’apprécier la portée des enseignements du matériel hellénistique, il faut noter qu’il est lui aussi présenté comme homogène, certains tessons provenant du haut du comblement se raccordant (et non ‘recollant’, comme il est écrit) avec d’autres, issus du bas de celui-ci. Cette « vertical dispersion » plaide effectivement pour un dépôt unique. Laissant de côté l’idée, exprimée au moins dans le volume 1, d’une tentative de comblement du bassin, impossible à admettre, d’une part en raison de l’immensité de la tâche (les 18 000 tessons recueillis, même si l’on en extrapole le nombre à partir de la – très – faible surface des sondages ne représentent rien par rapport au volume nécessaire) et, d’autre part, en raison de son inutilité, il faut retenir celle de nettoyage d’atelier(s) de potier : vases brisés ou ratés ou invendus et déchets de cuisson. Ce phénomène n’est pas unique sur le site.

Dès lors, l’étude de la céramique commune, par Fr. Alabe, soigneusement menée, possède l’avantage de présenter un panorama du mobilier céramique en usage à un moment précis de l’histoire de la ville. En usage, mais aussi, hormis quelques importations attiques ou ioniennes, produit à 90% localement (la pâte est caractéristique), il manifeste en même temps la vigueur des ateliers amathousiens. Les formes s’intègrent bien entendu parfaitement à la koinè des productions de la Méditerranée orientale : bols, cruches, lampes et leurs sous-types. L’une de ces productions est particulièrement intéressante, dans la mesure où elle sert souvent de marqueur chronologique. Il s’agit des bols « with flared ring-foot » ou « persian bowls », dont le pied, saillant et retourné vers l’extérieur, les fait dénommer palmipèdes par Fr. Alabe. N’ayant rien de perse, en tout cas, et en revanche particulièrement nombreux à Amathonte, ils font l’objet d’un développement à part, signé C. Harlaut. À la suite de Fr. Alabe, elle voit dans cette forme, variante B d’un type A, à fond plat, qui a gagné l’Occident via Corinthe, non pas un mortier, comme on l’a trop souvent allégué, ni un instrument de mesure de volumes de céréales, comme J.-Fr. Salles l’a proposé, mais un simple mobilier culinaire restant surtout produit à Chypre. Les 12 000 fragments d’amphores hellénistiques ne permettent à J.‑Y. Empereur d’identifier que trois formes, deux de production locale, et l’une d’importation (rhodienne ?), qu’il dénomme proto-rhodienne. La première forme locale, B1, est représentée par 16 anses d’amphores « à anse de panier », habituellement datées de la période archaïque et jusqu’en 350 et qui le seraient, ici, du tout début de l’époque hellénistique. Malgré les exemples invoqués pour une datation au IIIe s. en Cyrénaïque, voire au IIe s. en Cilicie, l’on ne suivra pas sans hésitation l’a. sur la piste tardive amathousienne, car 16 fragments sur 12 000 constituent un échantillonnage très faible : le dépôt de la muraille Nord, daté du premier tiers du Ve s., en comptait des centaines. Or, les rebuts d’atelier dont sont présumés provenir ceux du port peuvent avoir comporté des résidus anciens : une cinquantaine de fragments non tardifs ont par exemple été trouvés dans les puits (p. 127). La pâte est dite « light-coloured », ce qui laisse perplexe et ne permet pas de la comparer à celle des exemplaires anciens. L’a. annonçant deux types locaux, si le premier est bien constitué par les amphores à anses de panier, on supposera que le second est représenté par le col B2 et un groupe B3-B4, pourtant différant entre eux par la hauteur du col et le profil de la lèvre : l’exposé n’est pas clair. Il est daté, ailleurs à Chypre, de la fin du IVe s., ce qui cadre avec les données historiques évoquées ci-dessus.

À côté de ce matériel, la fouille a livré 110 objets métalliques, dont une cinquantaine reconnaissables. Ils sont étudiés par M. Michael. Parmi eux, une palmette en or et une couronne en bronze, dont la présence surprend ici, de même que celle d’une balle de fronde et d’une pointe de flèche, armes dont même la fouille de l’enceinte n’a révélé que fort peu d’exemplaires. Mais ce qui attire le plus l’attention est une petite feuille de plomb recourbée (ancien tube déroulé ?) et inscrite aov sur la face interne. L’a. hésite sur l’interprétation avant d’évoquer un lest pour filet de pêche, arguant que ce type d’objet peut être décoré ou inscrit. Signalons que la matière, la forme enroulée et l’immersion caractérisent aussi les tablettes magiques. Celles‑ci portent le plus souvent des textes beaucoup plus explicites, mais aussi des signes dont la signification nous échappe. L’a. a peut‑être raison, mais son interprétation n’explique pas la présence du texte en position invisible et l’hypothèse magique n’est pas à écarter.

La céramique des puits (1 000 individus) est étudiée par M. Touma, qui présente donc la panoplie des instruments culinaires ou de table en usage entre 620 et 649, et à qui l’on reprochera de ne pas définir leurs catégories avant d’en traiter. Elles sont au nombre de cinq, en fonction de critères non homogènes : la pâte (A, B, C), et le type (lampes, tuiles), qui se démarquent du rangement par type de la céramique hellénistique. La pâte A, déclarée locale en raison de son dégraissant de sable noir (mais pas toujours) et de couleurs fort variées, recouvre 55% des objets répertoriés, répartis en sept sous-catégories, les plus fournies étant celles des cruches, avec quelques couvercles, jattes et bassins, mais aussi celle, rarissime, des pots à puiser attachés à la roue de la sakieh. On trouve aussi, en pâte B (sans sable, mais locale tout de même ? ce n’est pas dit), 11% de pots de cuisson, et, en pâte C, les quelques exemplaires de Red Slip Ware d’importation africaine ou phocéenne (dont un fragment d’ARS du IVe ou Ve s., date partagée par quelques fragments de lampes, v. supra), aussi curieusement rares que dans les fouilles terrestres, et 17 fragments de Cypriot Red Slip (LRD de Hayes). Signalons, p. 134-139, un développement fort documenté et utile sur les lampes et leurs provenances. Pl. 7, lire type Ag et non Af.

Les amphores, examinées par J.‑Y. Empereur (p. 181-190), proviennent surtout de la sakieh et relèvent majoritairement d’une production locale (à 90%), de formes LRA 1B1, LRA 1B2 (78%), LRA 1C et LRA 13. Les rares importations sont égéennes ou de Palestine en général et de Gaza en particulier (dont une représentée à l’envers, fig. 4, p. 187). Aucun des huit objets métalliques catalogués par M. Michael (p. 191-196), dont les seuls reconnaissables relèvent du domaine de la pêche, ne mérite une attention particulière, mais il fallait leur faire un sort. La faune, rare assemblage de cette époque tardive à Chypre, est examinée par A. Hadjikoumis et se révèle plus intéressante (ne surtout pas prendre en compte ce qui est dit en introduction sur une impossible baisse du niveau de la mer, et voir, dans ce volume, mes propres conclusions sur ce sujet, p. 203-208). Elle indique que les Amathousiens de l’époque de la fin de la ville, consommaient surtout des capridés (59%), puis des bovidés (21%) et des cochons (13%), très peu de poulet et, curieusement, très peu de poisson ; qu’ils ne chassaient pas d’animaux sauvages et possédaient quelques chiens, ânes et chevaux. À noter la présence de bovidés, proportionnellement plus importante que de nos jours dans les modes alimentaires. L’a. aurait pu recourir à l’étude de Columeau dans sa version de 2006 (dans la publication du temple par Fourrier et A. Hermary), plus complète que celle du BCH de 1996, et comparer son matériel, essentiellement de boucherie, à celui du sanctuaire d’Aphrodite, certes de quelques siècles antérieur au sien, mais d’une différence de composition néanmoins instructive. Il aurait pu surtout comparer son échantillon à celui du dépôt du rempart Nord (Gardeisen, BCH 2006), plus instructif car non cultuel lui aussi. Le volume est clos par l’analyse 14C mentionnée supra. La conclusion du directeur de la fouille et de cette publication ne porte pas sur le matériel étudié. Il y revient sur la possible localisation d’un port qui aurait remplacé l’ouvrage hellénistique abandonné et sur la fouille de L. Thély dans le port interne, sujets déjà abordés dans le volume 1, comme il le signale du reste lui-même.

Dans la ligne du contenu du présent volume, le lecteur est frappé par la vitalité d’Amathonte au tout début de l’époque hellénistique, qui contraste avec sa situation au VIIe s. de n. è., où l’absolue prééminence des productions domestiques locales, la rareté de la vaisselle de luxe et celle des produits importés par amphores, apparaissent au contraire comme le signe d’une absence de vigueur économique, même si quelques passages de l’étude comparative de la céramique commune (M. Touma, p. 129-130) peuvent suggérer l’existence d’exportations amathousiennes, notamment de pots de sakieh. Les quatre lieux de culte chrétien connus occulteraient-ils la pauvreté des gens ?

L’ouvrage, on l’aura compris, souffre d’un certain manque de mise à jour bibliographique, mais constitue un outil appréciable pour la connaissance des productions amathousiennes à deux moments clés de son histoire. Son mérite est de réunir de bonnes compétences, d’être bien illustré, de servir les céramologues (et les historiens attentifs), toujours avides d’ensembles homogènes et bien datés, de fournir de précieuses références chronologiques aux fouilleurs du site – et d’ailleurs à Chypre, mais aussi de présenter deux instantanés de la vie quotidienne d’une ville auparavant surtout connue pour sa légende et dont les fouilles de la Mission française proprement dite, au travers de 14 livres, un Guide, 43 rapports et plus de 200 articles, écrivent pas à pas l’histoire.

Pierre Aupert, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 307-310