Les contributions de ce recueil furent présentées lors d’une table ronde et d’un colloque organisés le 17 octobre 2006 et les 19 et 20 octobre 2007 par le CEROR, l’ENS LSH et HiSoMA. Les éditeurs, en rassemblant des spécialistes d’histoire romaine et des spécialistes de la littérature antique autour de la question de l’irrévérence politique dans la poésie latine, ont cherché à « déterminer s’il existe, ou non, une forme d’irrévérence associée à un type de régime, irrévérence qui serait à l’oeuvre dans toutes les formes poétiques ».
L’introduction de B. Delignon dénonce les faiblesses des interprétations univoques de la poésie sous le Principat (poésie considérée soit comme apolitique ou partisane du régime, soit comme contestatrice) et présente le résumé des vingt-deux communications.
Cinq articles examinent d’abord le contexte politique, idéologique et juridique à Rome et sous le Haut Empire. Arnaud Suspène montre comment l’arsenal juridique répressif républicain contre les écrits et les propos diffamatoires se durcit sous le Principat mais note que subsiste un espace de liberté hérité de la tradition de la poésie polémique, variable selon les princes et les circonstances politiques. Observant les rapports traditionnels entre aristocrates romains et poètes, Philippe Le Doze souligne que le Prince, tout comme ces aristocrates, prise avant tout la gloire des mentions poétiques et, s’intéressant moins au contenu, ne cherche pas à le contrôler; quant à « la position privilégiée » des poètes à Rome, on pourrait objecter que l’A. ne tient pas compte des différences de condition sociale et de l’évolution du statut du poète; on peut douter que le Caecilius qui reçoit Térence à sa table soit un noble aristocrate, et non le vieil auteur comique; enfin, on peut contester le parallélisme établi entre les liens unissant les poètes aux aristocrates républicains et le compagnonnage du Prince et des poètes du fait qu’à la structure éclatée des réseaux littéraires de l’époque républicaine se substitue une structure pyramidale hiérarchisée dont le Prince occupe le sommet. Stéphane Benoist signale que la répression des écrits s’est continûment exercée, le crimen maiestatis passant du populus Romanus au princeps, puis la maiestas étant assimilée au sacrilegium ; toutefois, les destructions des écrits relevaient surtout de la mise en scène et leur disparition n’était pas définitive, que ces écrits fussent réhabilités ou que leur condamnation même les immortalisât. Francesca Rohr Vio montre précisément que les mentions de Cornelius Gallus chez les poètes contemporains ont été tantôt en accord, tantôt en désaccord avec la propagande officielle. Pierre Cosme rappelle que l’ « exil » (sic) d’Ovide s’inscrit dans les luttes d’influence entre « parti julien » et « parti claudien » et propose une nouvelle hypothèse : la condamnation, à valeur d’exemple, daterait de 9 : un délateur aurait lu à Auguste la réédition des Amours et son récit de l’avortement de Corinne au moment où le Prince faisait voter la loi pénalisant les célibataires et les époux sans enfants.
Pour déterminer les formes spécifiques de l’irrévérence poétique dans ce faible espace de liberté, trois communications sont d’abord consacrées aux modèles hellénistiques.
Les analyses stylistiques de Christophe Cusset révèlent que l’éloge direct ou indirect de Ptolémée Philadelphe dans les Idylles de Théocrite est toujours ambivalent. Selon Yannick Durbec, l’irrévérence de Callimaque est réelle mais varie selon ses destinataires ; elle séduit par l’humour et les jeux érudits lorsqu’elle vise la cour lagide. Evelyne Prioux, à propos du mariage incestueux de Ptolémée II, oppose l’irrévérence radicale d’un Sotadès, emprisonné à vie ou exécuté, aux célébrations ambiguës de Callimaque, de Théocrite, de Machon et de Posidippe de Pella.
Dix articles traitent ensuite de la poésie du Haut Empire. Étudiant les occurrences de libertas, Isabelle Cogitore montre que ce concept perd toute réalité politique chez les poètes bien plus tôt que chez les prosateurs. Gérard Salamon souligne également que Tite‑Live, porté par l’exigence de véracité du genre historique, propose une version contestatrice des origines d’Ascagne, ce que ne font pas les poètes contemporains. En revanche, Gilles Sauron met en évidence l’ironie virulente des mentions ovidiennes de la Vénus Érycine. Marie Ledentu observe la mise en scène de la parole chez Ovide dans les Fastes et les lettres de la relégation, parole tyrannique du Prince, parole poétique contrôlée ou condamnée par le Prince, silencieuse, mais cependant éternellement victorieuse d’un pouvoir arbitraire. Johanne Lévy constate l’indépendance de l’inspiration du livre IV des Elégies propertiennes, indépendance révélée par le choix délibéré d’une double thématique, érotique et augustéenne, que dévoilent les allusions et l’architecture générale du recueil. Philippe Heuzé souligne l’audace d’un Virgile qui s’arroge le triomphe d’une consécration comparable voire supérieure à celle d’Octave. Proposant une étude comparative de la Fama virgilienne et des manifestations de la Rumeur chez Homère, Apollonios de Rhodes, Ovide, Lucain et Stace, Séverine Clément-Tarantino montre l’ambivalence de cette Fama, écho ou dénonciation de la propagande octavienne. Selon Bénédicte Delignon, la satire latine, de Lucilius à Juvénal, est le lieu de l’équilibre précaire entre insolence et prudence, même si Juvénal, davantage qu’Horace, critique le discours officiel. Jeanne Dion affirme que, sous l’éparpillement et l’écho des critiques implicites, sous l’assemblage méthodique des 1172 épigrammes de Martial, se cache une épopée de la liberté. Pour Etienne Wolff il faut replacer dans son contexte social la flatterie avérée de Martial qui n’empêche pas le poète d’exprimer parfois de manière détournée des sentiments critiques.
Enfin, quatre articles concernent la poésie de la latinité tardive. À propos de Claudien, Bruno Bureau montre qu’un violent pamphlet (contre Eutrope) peut cacher un éloge (de Stilicon) comme tout panégyrique (en l’honneur d’Honorius) recèle une leçon de gouvernement. Florence Garambois-Vasquez analyse les différents procédés stylistiques qui révèlent la portée critique de la poésie claudienne. L’irrévérence discrète des panégyriques de Sidoine Apollinaire est mise en évidence par Renaud Alexandre. Marisa Squillante étudie l’auto-ironie d’Ausone qui définit la poésie comme un jeu éphémère sur le signifiant.
Yves Roman conclut en soulignant que le poète, dépendant des aristocrates sous la République, a encore davantage été contrôlé pendant le Principat et le Dominat mais que, sous des formes diverses, il est toujours demeuré critique vis-à-vis du pouvoir et de la société ; on peut se demander si ce trait ne tient pas finalement à la polysémie et à la réflexivité inhérentes à toute forme de littérature digne de ce nom ; l’étude d’oeuvres mineures ouvertement courtisanes comme celles de Domitius Marsus, de Crinagoras, d’Apollonide ou d’Antipater en aurait peut-être fourni une contre-épreuve. La bibliographie générale, non exhaustive vu la longueur de la période et le nombre d’auteurs traités, reprend les bibliographies particulières de chaque contribution. Un index locorum et un index nominum terminent utilement l’ouvrage. Très peu de coquilles subsistent: quelques fautes de frappe (l. 20 p. 216, l. 24 p. 236) ; quelques défauts d’harmonisation des références latines (titres latins avec ou sans majuscules, entiers
ou abrégés).
Dominique Voisin