Abordant la culture tardo-antique par son « versant religieux », ce volume rassemble les contributions de huit jeunes chercheurs issus des Écoles doctorales de l’Université de Paris-Sorbonne (en l’occurrence du Centre Lenain de Tillemont et de l’Institut d’Études Augustiniennes). Ces chercheurs désormais confirmés sont présentés à la fin de l’ouvrage (p. 207-208). Une ample bibliographie générale (p. 189-206) clôt ces études, qui sont précédées d’une préface du Pr. J.-M. Salamito, interrogeant la notion d’Antiquité tardive à la lumière de l’Tmuvre d’H.-I. Marrou. Un index des noms d’auteurs anciens, des personnages historiques et mythologiques vient utilement compléter l’ensemble.
En écho au titre, les éditeurs, dans leur « Avant-propos » distinguent trois « postures » dans la vie culturelle de l’époque : la tradition païenne, qui est passée d’un paganisme de combat au IVe s. au rôle de « conservateur d’une tradition culturelle » au Ve s. ; le christianisme, travaillé par des courants hétérodoxes ; enfin, une culture attachée aux formes du passé, également promue d’ailleurs par des auteurs chrétiens. Voilà pour les trois amarres – païen, chrétien, profane – qui ancrent l’époque. Toutefois, ce triptyque ne se projette pas exactement dans les trois volets qui distribuent les huit études.
Le premier pôle (« Civilisation de l’Antiquité tardive ») réunit trois contributions : celle de B. Goldlust (« La redécouverte du paganisme traditionnel dans le cénacle des derniers pontifes »), celle de F. Ploton-Nicollet (« Entre éloge de la nature et réécriture précieuse: le Carmen III de Mérobaude »), enfin, celle de C. Mesnard (« Le sacrifice d’Isaac et le personnage d’Abraham : Un exemple d’iconographie paléochrétienne »). Cette dernière étude aurait pu faire aussi partie d’un regroupement proprement chrétien, puisque le dogme y tient une place certaine. Le deuxième pôle (« Histoire de l’Église ») est consacré de façon originale à l’étude de deux points de vue non orthodoxes : C. Revel-Barreteau s’interroge sur « La fin des persécutions ? Le tournant constantinien vu par les Donatistes », et S. J. G. Sanchez explore « Le destin d’un homme cultivé du IV e siècle: Priscillien d’Avila ». Enfin, troisième ensemble, les « Études patristiques » livrent trois contributions, dues à J. Prudhomme (« La critique des poètes profanes dans la poésie de Grégoire de Nazianze »), à M. Aussedat (« Les chaînes exégétiques : une forme littéraire et une pratique d’érudition florissante dans le domaine de l’exégèse de langue grecque »), et à M. Ribreau (« Le Contra Iulianum : une Tmuvre polémique à caractère protreptique »).
Cette diversité des auteurs et des thématiques n’est toutefois pas synonyme de disparité ; elle invite cependant à résister à la tentation de projeter sur la période – du début du IIIe s. à la fin du VIe s.– une unité factice, au nom d’une « Antiquité tardive » qui expliquerait tous les phénomènes contemporains. C’est à nous prévenir des dangers d’une telle « étiquette », que J.-M. Salamito consacre sa Préface (« De l’illusion de la décadence à l’invention de l’Antiquité tardive : ce que nous devons à Henri-Irénée Marrou ») qui vaut comme mise au point préalable, historiographique et méthodologique. Il étudie l’émergence de cette notion chez son promoteur français, Henri-Irénée Marrou, qui, dans son ouvrage posthume Décadence romaine ou antiquité tardive ? IIIe -VIe siècle (1977), la substitua à celle, évidemment dépréciative de « décadence ». Cet ouvrage couronne chez le grand historien un cheminement intellectuel par lequel lui-même s’est affranchi de cette idée de décadence, telle qu’il l’employait dans son Saint Augustin et la fin de la culture antique (1938). Mais J.-M. Salamito souligne l’embarras que Marrou a manifesté à l’égard de cette notion dès 1938, tandis qu’en 1956, il récuse l’emploi du terme de « décadence ». Et si en 1954, dans son traité De la connaissance historique, Marrou dénonce l’illusion du Zeitgeist, le « mythe » de l’« unité structurale des civilisations », cette réflexion trouve ses prémisses dans un ouvrage publié dès 1934, sous un pseudonyme (Fondements d’une culture chrétienne). Pour finir, J.-M. Salamito, qui a rappelé l’apport des travaux de P. Brown, souligne les récentes interrogations historiographiques (celle d’Andrea Giardina ou de P. Athanassiadi, (Antiquité tardive, 14, 2006, p. 311-324)) qui visent cette nouvelle périodisation autour de l’Antiquité tardive.
De la volonté de conservation de la culture antique, Macrobe est un témoin privilégié dans ses Saturnales, « dernier banquet païen des lettres latines » selon l’expression qui ouvre l’étude que B. Goldlust consacre au chapitre I, 24 de cette oeuvre, qu’il analyse comme un passage programmatique dans cette « orchestration littéraire » du savoir. Le texte latin de ce passage (dû à J. A Willis, Teubner, 1963), avec sa traduction, empruntée à Ch. Guittard, est suivi d’un commentaire qui se déroule en quatre étapes. Le point de départ du passage – qui fait suite à l’exposé de Praétextat sur la théologie solaire– réside dans l’intervention polémique du personnage « Evangelus », qui conteste le respect religieux des autres convives pour Virgile. Cette intervention aura pour effet bénéfique de provoquer une explicitation de cette vision de Virgile comme source des savoirs; elle a donc une « fonction herméneutique » et pose la question de la possibilité d’un savoir universel. Dès lors se trouve relancée la dynamique sympotique, grâce à une distribution de la parole qui fera droit aux compétences de chacun. L’ auteur de Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales (Brepols, 2010) nous offre donc ici une analyse fine et bien informée de l’enjeu de cette « rupture narrative ».
C’est à une étude littéraire au meilleur sens du terme que nous convie ensuite F. Ploton-Nicollet, qui analyse le Carmen III de Flavius Mérobaude, poète « mineur » du V e siècle, issu de l’aristocratie sénatoriale espagnole et venu à la cour de Valentinien III à Ravenne. Mérobaude est connu pour avoir été le chantre d’Aétius. Mais, en plus des deux Panégyriques qu’il consacra à ce dernier, il fut l’auteur de quatre petits carmina de circonstance dans les années 440. Le Carmen III est une ekphrasis du jardin de son ami Faustus, composée en distiques élégiaques. L’étude de Ploton-Nicollet nous en livre le texte – fragmentaire et mutilé – avec sa traduction. Il met en lumière avec une grande maîtrise sa composition (7 vers demeurent des 6 distiques élégiaques qui devaient former un système de trois quatrains), ainsi que les diverses influences littéraires qui s’y exercent, en particulier celle de Stace, redécouvert à la fin du IVe s. – début du Ve s. La célébration du locus amoenus équivaut à celle de son propriétaire. L’inscription de ce texte dans une double tradition – bucolique et épigrammatique – est aussi montrée. Ce jeu de références permet de trancher une question d’établissement du texte et suggère une piste pour un vers manquant. Après avoir souligné la diversité fonctionnelle de ces emprunts formels, Ploton-Nicollet étudie les conceptions esthétiques et symboliques de la nature ; une comparaison avec un extrait du Panégyrique d’Aétius en vers lui permet de retrouver l’opposition entre deux conceptions romaines de la nature sauvage. Chez Mérobaude, comme le veut l’époque, la silua ferox symbolise le monde barbare, opposé à l’aimable jardin de Faustus, au coeur de Rome.
De l’ekphrasis, on passe naturellement à l’art visuel de l’iconographie chrétienne, interprétée avec nuance par C. Mesnard dans son étude de l’iconographie d’Abraham, guidée par une question : dans quelle mesure l’évolution de celle-ci reflète-t-elle le passage entre le IIIe s. et le VIe s. des « images signes » (A. Grabard) à une diversification et à une amplification des images ? C. Mesnard s’appuie sur le commentaire de vingt supports iconographiques de belle facture (peinture, sculpture funéraire et mosaïques), en étudiant d’abord l’épisode du sacrifice d’Isaac. Puis est examinée l’iconographie d’Abraham à partir du IV e s. avec la mise en place de cycles narratifs illustrant d’autres moments de la vie du patriarche. À propos de la séparation d’Abraham et de Lot, en Gn. 13, 1-18, représentée dans la mosaïque de Sainte Marie-Majeure, ajoutons l’article de Martine Dulaey 1 . La mise en relation de l’iconographie avec l’exégèse et le dogme chrétiens contemporains est un des enjeux bien mis en évidence par l’A., qui conclut cependant qu’il n’y a pas toujours exacte correspondance entre les deux.
C. Revel–Barreteau ouvre la deuxième partie du volume en nous transportant en Afrique au début du IVe s. pour étudier comment les Donatistes ont perçu le « tournant constantinien » (les deux phénomènes étant quasi concomitants si l’on retient la date de 412 pour le début du schisme) et voir si leur conception de l’histoire pouvait être révélatrice d’une identité du christianisme africain. Ses sources sont les écrits donatistes, connus par leurs adversaires catholiques (Optat de Milèv, Augustin), et par la législation impériale (Code Théodosien). L’A. retrace d’abord avec soin les aléas (tolérance ou persécution) de la politique impériale face aux Donatistes tout au long du IV e s. jusqu’à la conférence de Carthage de 411. Cependant, la « dévalorisation du tournant constantinien par les Donatistes » n’est pas contingente, mais procède de leur conception même : ils voient dans les empereurs de mauvais chrétiens, et se définissent eux-mêmes comme les derniers « défenseurs de la pureté originelle du christianisme ». Surtout, la mémoire des persécutions est plus forte que les aléas d’une histoire qui ne vaut que comme Histoire du salut. L’A. entreprend alors une comparaison éclairante avec Augustin, qui lui aussi relativise la conversion des empereurs (on attendait ici la mention de l’étude d’Y.-M. Duval sur l’éloge de Théodose en CD V, 26) et fait prévaloir l’histoire du salut. Cependant, l’A. souligne aussi les différences : pour les Donatistes, le temps n’évolue pas, et l’histoire immédiate manifeste déjà le Jugement à venir ; pour Augustin au contraire, le temps est dirigé et son terme est inconnu. On pourrait ajouter ici l’importance de sa doctrine de la grâce à cet égard, qui justifie aussi à ses yeux les conversions opportunistes, y compris – ironie de l’histoire – celles que peuvent susciter chez les Donatistes la répression du schisme à partir de 411, comme l’a montré P. Brown.
Parmi d’autres « perdants de l’histoire » de ce christianisme du IV e s., c’est à l’exploration d’une personnalité complexe, celle de Priscillien d’Avila, que Sylvain J. G. Sanchez consacre une étude fouillée, après avoir fait paraître sur ce sujet un ouvrage chez Beauchesne en 2009. Dans un premier temps sont retracées les étapes de la controverse qui l’opposa à l’épiscopat espagnol, en passant par le concile de Saragosse (379), son élection au siège épiscopal d’Avila, jusqu’à son procès sous l’égide de l’usurpateur Maxime, et son exécution pour hérésie en 385 à Trèves. L’A. examine ensuite la validité des accusations de manichéisme et de gnosticisme pour s’inscrire en faux contre celles-ci ; sa définition de l’existence humaine faite d’un corps emprisonnant une âme dénaturée par son contact avec la matière inclinait ses adversaires à voir chez Priscillien un dualisme ontologique. Dans la lignée des travaux de H.E. W. Turner et d’A. Le Boulluec sur l’hérésiologie, l’A. analyse ici la construction d’une « image hérésiologique » de celui qu’il définit non pas comme un catholique orthodoxe (thèse défendue par E.-C. Babut en 1909), mais comme un catholique « non conformiste » (p. 133).
S’inscrivant à la suite de recherches entamées depuis les années 2000 (par R. Schipper et M. Veronese), l’A. s’efforce ensuite de lire la doctrine de Priscillien à l’aune de sa culture classique, soulignant l’influence chez lui de la pensée néoplatonicienne. De même exploite-t-il des réminiscences philosophiques, notamment stoïciennes, présentes chez Hilaire. Cette étude stimulante et très bien informée vise donc à rectifier l’image de Priscillien, ascète catholique marqué par la culture de son temps plus que propagateur du manichéisme et du gnosticisme.
Les trois « Études patristiques » finales réservent une place de choix aux questions de genres littéraires, en commençant par l’étude de J. Prudhomme sur « la critique des poètes profanes dans la poésie de Grégoire de Nazianze ». L’A. relève que ces attaques visent surtout les poètes païens. À la recusatio des sujets profanes s’ajoutent chez Grégoire les accusations de violence, d’impudicité, de mensonge et de folie, successivement examinées par l’A. de façon fine et minutieuse. Elle observe pour finir que ce n’est pas par ces arguments que Grégoire se montre original, mais plutôt par leur mise en forme suggestive, et par la possibilité ouverte d’un bon usage de la poésie, voire d’une bonne poésie, dans une ambivalence que P. A. Deproost a soulignée ailleurs (REAug. 44, 1998) à propos des poètes latins chrétiens et de leur condamnation des mendacia poetarum.
Le renouveau des formes et des pratiques littéraires marque aussi la période la plus tardive avec l’apparition des chaînes exégétiques, à partir du VI e s. dans l’Église grecque de Palestine, jusqu’à la fin de l’Empire byzantin. Mises en lumière en France à propos des chaînes sur les Psaumes par les travaux de G. Dorival, celles-ci constituent une nouvelle forme d’interprétation des Écritures, comme le souligne M. Aussedat, qui livre une réflexion nuancée sur leur statut et leur fonction, à partir de l’exemple des chaînes sur le Livre de Jérémie. L’A. retrace d’abord l’émergence de la dénomination de « chaîne ». Elle définit ensuite la chaîne comme un « système complexe » qui comporte au moins deux éléments : le texte biblique d’un côté et des extraits patristiques de l’autre, ces extraits renvoyant à deux auteurs différents au moins. On ne saurait parler à leur propos de genre littéraire qu’à certaines conditions. Les chaînes sur le Livre de Jérémie, présentes dans plusieurs manuscrits (qui vont du Xe au XVIe s.), reflètent cette complexité, et on peut distinguer nettement les fonctions de la chaîne à auteurs multiples, et celles de la chaîne à deux auteurs (ici Jean Chrysostome et Théodoret de Cyr). Toutes deux sont en tout cas destinées à la consultation d’un milieu d’érudits chrétiens.
La réflexion sur les genres littéraires se trouve prolongée par M. Ribreau, qui porte un regard neuf sur le Contre Julien d’Augustin, écrit en 421, en montrant quelles inflexions donnent une valeur protreptique à un texte a priori polémique, comme celui du Contre Julien. L’A., qui prépare l’édition traduction du Contra Iulianum, livre III, pour la « Bibliothèque Augustinienne », étudie la transformation du vocabulaire agonistique (tel qu’on le trouve chez Cicéron ou chez Jérôme) dans cette oeuvre augustinienne, pour en conclure qu’Augustin ne vise pas tant la victoire sur l’adversaire que le salut de ce dernier (c’est-à-dire sa conversion). Cette dimension protreptique se lit également dans l’exhortation à changer de vie pour lutter plus efficacement contre la concupiscence; la situation d’énonciation n’est pas celle en effet du discours judiciaire, et Augustin veut adopter la position d’un père animé par la charité. On peut se demander si ce caractère protreptique du discours polémique ne vise pas à rendre ce dernier plus efficace encore, tout comme le genre du dialogue philosophique, devenu chrétien, se clôt volontiers sur la conversion de l’interlocuteur.
Ce volume que nous offrent de jeunes chercheurs constitue ainsi un florilège de la perpétuelle renaissance de la littérature antique, dont la mosaïque du Phénix qui en orne la couverture est le symbole, renaissance précisément permise par les enjeux renouvelés de l’Antiquité tardive.
Anne-Isabelle Bouton-Touboulic