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Ce livre constitue une version remaniée de la thèse de doctorat soutenue par L. Dossey à l’Université d’Harvard. Le corps du texte (203 pages auxquelles il faut ajouter l’appareil de  notes  reporté  en  fin  d’ouvrage),  est  accompagné d’un appendice proposant une liste des évêchés ruraux, d’une bibliographie d’une quarantaine de pages, ainsi que d’un index général. Le monde rural est au cTmur de l’enquête poursuivie par l’auteur, dont l’objectif exposé en introduction est d’en expliquer la  complexité  à  la  fin  de  l’Antiquité,  entre  changement économique et tension sociale. L. Dossey entend montrer que celle-ci ne résulte pas d’une forme de séparatisme culturel faisant du monde rural le conservatoire d’une culture indigène au IV e siècle, mais d’une diffusion des normes culturelles jusque-là caractéristiques des communautés urbaines. Selon l’auteur, c’est précisément le partage de ces nouveaux codes en terme de culture matérielle et d’idéologie religieuse avec la diffusion du christianisme, entre monde des villes et monde des campagnes, qui constitue la source principale de tension entre les paysans et les familles locales de décurions. Pour ces dernières, la subordination des ruraux passe inévitablement par un certain nombre de signes distinctifs et marqueurs d’une différence culturelle et matérielle. Or la violation de ces signes, plus que leur maintien, contribue à expliquer les troubles qui se multiplient au IV e siècle. Dans cette perspective, L. Dossey a souhaité faire une place particulière dans son travail à l’étude des sources archéologiques et d’un certain nombre de sermons anonymes latins d’Afrique du Nord, conservés dans des collections de sermonnaires, sous les noms de divers pères de l’Église. Dans l’exposé du plan de l’ouvrage qui suit la présentation des différentes sources à disposition de l’auteur pour mener à bien son enquête (p. 7), le lecteur doit d’abord se fier à la numérotation des grandes parties sous  lesquelles sont regroupés les chapitres : dans son décompte, l’auteur a effectivement oublié d’inclure le chapitre liminaire – qui ne dépend d’aucune partie et qui est d’ailleurs passé sous silence dans l’explication du plan suivi –, et annonce donc une architecture de chapitres qui ne correspond pas à ce qui est présenté dans la table des matières (p. IX).

Le premier chapitre propose une vue d’ensemble d’un peu plus de quinze pages de l’histoire de l’Afrique du Nord, depuis la période qui précède la conquête romaine jusqu’au VIIe siècle de notre ère. Une telle vision synthétique conduit l’auteur à d’importants raccourcis historiques (le passage sur la soumission des Garamantes au pouvoir romain, p. 13, doit notamment être revu, en s’appuyant sur les travaux de J. Desanges – en particulier Recherches sur l’activité des Méditerranéens aux confins de l’Afrique, Rome 1978, p. 197-213 –, dont l’auteur ne cite aucun titre). Dans ce chapitre qui se veut sans doute un prolongement de l’introduction à travers une présentation du cadre géographique et historique envisagé par l’auteur, comme dans l’ensemble de l’ouvrage, on peut regretter l’absence de carte incluant certains éléments de géographie physique, qui aurait permis de présenter plus clairement les différents ensembles régionaux et leurs spécificités au sein des provinces africaines.

Dans la première partie de l’ouvrage (« The Making of the Peasant Consumer »), qui rassemble les chapitres 2 (« Rural Consumption in Early Imperial North Africa ») et 3 (« A Late Antique Consumer Revolution ? »), l’auteur examine les modalités de développement d’une culture  matérielle,  depuis  la  fin  de  l’époque  punique, dans les campagnes, qu’elles partagent désormais  à  la  fin  de  l’Antiquité  avec  les  populations urbaines. La démonstration s’appuie sur les résultats des campagnes archéologiques et plus particulièrement sur les témoignages de diffusion de certaines formes céramiques, interprétées comme des indices du degré de consommation de leurs utilisateurs, pour montrer la prospérité des campagnes d’Afrique du Nord aux IVe et Ve siècles. L’allègement des contraintes politiques et sociales pesant sur la consommation des paysans aurait permis ce que L. Dossey désigne comme une « consumer revolution  »  affectant  le  monde  rural  à  la  fin  de l’Antiquité, après une période de repli économique. L’auteur reprend ici l’idée d’un marasme frappant le monde rural désormais refermé sur une économie de subsistance, à la suite de la conquête par Rome de l’Afrique du Nord. En ce sens, les trois premiers siècles de l’Empire auraient introduit une rupture dans la phase de prospérité qui aurait marqué les campagnes sous contrôle carthaginois : la raréfaction de marqueurs céramiques est ainsi interprétée par l’auteur comme un recul de la consommation dans les campagnes. Cette vision des choses qui fut longtemps répandue est aujourd’hui fortement nuancée {{1}}.

L’utilisation des sources archéologiques et littéraires sur lesquelles l’auteur appuie sa démonstration soulève deux remarques d’ordre méthodologique. L. Dossey se fonde notamment sur l’absence de preuves archéologiques pour en déduire un déclin des activités artisanales dans les campagnes au cours des premiers siècles de l’Empire, et partant un repli sur des activités de subsistance. Ce cheminement déductif conduit toutefois à négliger toute autre forme de revenus et à minimiser de manière générale la consommation rurale aux deux premiers siècles de notre ère. Or on peut en trouver un indice dans la présence de nundinae, avérée dans les campagnes dès cette période : le règlement de l’année 138 autorisant la tenue de nundinae sur le saltus Beguensis, propriété de Lucilius Africanus, stipule que s’y retrouvent non seulement des uicini mais également des aduenae  à  des  fins  commerciales  (CIL, VIII, 270, 11451 et 23246 (ILT, 396 ; ILPB, 26)). Ces marchés ruraux périodiques – que l’auteur a d’ailleurs tendance à mettre systématiquement en rapport avec le contexte de fêtes païennes (p. 176) – témoignent de toute évidence d’une certaine prospérité environnante. Si les modes de consommation des paysans diffèrent de ceux observés dans les villes, à travers notamment l’acquisition de céramiques fines « romanisées »  – sans en faire toutefois l’indice indubitable d’un modèle de consommation exclusif de toute autre forme d’échanges économiques –, on ne saurait affirmer  avec  l’auteur  que  l’accès  des  paysans  aux produits de consommation (entendu par L. Dossey comme ceux que l’on retrouve dans les villes) fut de façon active limité par le nouvel ordre politique romain (p. 62 : « Peasants’ access to commodities like fineware was weak  in the early imperial period, not because they preferred their native artisan traditions (which had disappeared), but because the new Roman order had limited their ability to consume anything beyond the most basic necessities »). L’auteur évoque (p. 91-92) le système de taxation mis en place sous le Haut-Empire, dont la contrainte exercée sur le monde rural aurait limité les capacités de consommation. L’argument, qui fut souvent avancé par les historiens, est toutefois aujourd’hui révisé. Rien  ne  permet  effectivement  d’affirmer  que  le  système  de  prélèvement  fiscal  introduit  par  l’autorité romaine ait été plus exigeant que celui qui existait à l’époque carthaginoise.

L. Dossey prend par ailleurs appui sur le témoignage des Métamorphoses d’Apulée (p. 54-57) pour illustrer l’image d’une société paysanne africaine marquée par l’absence de consommation. Le recours exclusif à cette source  littéraire  de  fiction,  dont  l’action  se  déroule en Grèce, afin de restituer un panorama  historique général des campagnes africaines, et l’absence de référence aux Tmuvres plus spécifiquement  autobiographiques  d’Apulée  (Apologie, Florides) qui donnent un aperçu concret de la vie rurale de Tripolitaine, étonnent. En outre, des Maurétanies à la Tripolitaine, les campagnes africaines ne montrent pas le même visage, ni la même richesse.

La période qui s’étend du IIIe siècle au Ve siècle est par ailleurs traitée d’un seul tenant, en privilégiant l’étude des sources archéologiques. La distinction entre les aspects liés à la production et les aspects sociaux et politiques, particulièrement pour la période complexe du III e siècle sur laquelle L. Dossey ne s’attarde pas, aurait sans doute permis à l’auteur d’apporter plus de nuances dans les conclusions de cette partie et de la suivante, et de les approfondir.

Cette dernière (« The Struggle for Community »), qui réunit les chapitres 4 (« Frustrated Communities. The Rise and Fall of the Self-Governing Village ») et 5 (« Bishops Where No Bishops Should be. The Phenomenon of the Rural Bishopric »), examine le processus de formation et de reconnaissance officielle des  communautés rurales, à travers l’organisation des évêchés structurant le monde rural aux IV e et V e siècles. L’auteur pointe du doigt la destructuration par le gouvernement romain des communautés rurales sous le Haut-Empire, conduisant à une organisation sociale du territoire ordonné en cités et domaines ruraux aux mains de grands propriétaires. Certaines communautés rurales parviennent en outre à acquérir, aux II e et III e siècles, une certaine autonomie politique, jusqu’à ce que le gouvernement impérial interrompe sa politique d’octroi de statuts municipaux. Les villages et les domaines ruraux auraient répondu à cette interruption du mécanisme de promotions municipales, par la formation d’évêchés assurant une nouvelle forme de reconnaissance de leurs structures communautaires. À cette occasion, l’auteur revient fort à propos sur la question épineuse du statut des pagi et uici dans les provinces africaines (p. 106-110). La bibliographie mentionnée à ce sujet pourra être complétée par un certain nombre d’études en langue française {{2}}.

C’est dans la troisième et dernière partie (« Preaching and Rebellion ») associant les chapitres 6 (« Preaching Peasants ») et 7 (« Reinterpreting Rebellion: Textual Communities and the Circoncellions ») que sont proposés les aspects les plus novateurs de la  réflexion  conduite  par  l’auteur.  À  partir  de  l’étude de sermons anonymes, L. Dossey montre l’étendue et la force de l’oeuvre prédicatrice des différentes autorités chrétiennes locales auprès des populations rurales. Leur adaptation à un auditoire le plus large possible fut soutenue par la diffusion d’une certaine culture écrite dans les campagnes, dans le contexte de lutte et de concurrence doctrinales générées par le schisme donatiste. Le nouveau discours sur la hiérarchie sociale,  les  jeux  d’influence  et  les  rapports  de  force politique au sein des communautés rurales, porté par les sermons donatistes, mettait alors directement en cause les formes traditionnelles de patronage.

En conclusion (p. 201-202), l’auteur défend l’idée que les luttes entre les représentants des différents courants chrétiens, catholiques et schismatiques d’une part, et les propriétaires ruraux d’autre part, qui frappent l’Afrique  romaine  à  la  fin  de  l’Antiquité,  résultent d’un démantèlement, au cours de la période précédente, des communautés rurales traditionnelles supplantées par des structures politiques fondées sur la propriété privée. Si les fondements de cette hypothèse impliquent une étude plus poussée, comme le suggère l’auteur (p. 202), ce travail pose la question essentielle du processus de conquête et d’intégration des campagnes africaines sous le giron de Rome, et invite à y réfléchir plus en profondeur.

Au final, l’étude menée par L. Dossey a le  grand mérite de proposer un nouvel éclairage sur le monde rural des provinces africaines, en synthétisant les découvertes archéologiques récentes et en prenant appui sur une documentation littéraire originale. À ce titre, elle saura susciter à n’en pas douter la curiosité et l’intérêt du lecteur.

Stéphanie Guédon

[[1]]1. Pour un aperçu rapide, cf. les arguments résumés par Cl. Briand-Ponsart, Chr. Hugoniot, L’Afrique romaine de l’Atlantique à la Tripolitaine, Paris 2005, p. 33-36. [[1]]

[[2]]2. Citons pour les plus récentes S. Aounallah, L. Maurin, « Pagus et ciuitas Siuiritani. Une nouvelle “commune double” dans la pertica de Carthage », ZPE 167, 2008, p. 227-250 ; S. Aounallah, Pagus, castellum et ciuitas. Étude d’épigraphie et
d’histoire sur le village et la cité en Afrique romaine, Bordeaux 2010.[[2]]