Cet ouvrage est issu d’un cycle de trois workshops qui se sont tenus de 2013 à 2015 à l’École française de Rome, à la Casa de Velázquez à Madrid et à l’université Ca’ Foscari de Venise. Ces ateliers de recherche avaient pour originalité de se consacrer à la circulation et aux échanges de marchandises autres qu’alimentaires ou manufacturées, en s’intéressant donc au « Marché des matières premières dans l’Antiquité et au Moyen Âge ». À la suite des travaux récents sur les économies anciennes, ces journées avaient pour objectif de s’affranchir d’une vision trop contemporaine du sujet en abordant un objet particulier sur une large échelle de temps et d’espace.
La définition de cet objet, les « matières premières », a son importance ; les éditeurs indiquent qu’il s’agit de « tous les produits naturels qui sont en début de chaîne opératoire et qui contribuent à réaliser principalement des produits manufacturés. Il peut s’agir de matériaux bruts apprêtés (comme les minerais, la pierre, les roches décoratives, les pierres spéculaires, les terres, la laine, le bois, l’argile, etc.), mais aussi des produits issus d’une première phase de traitement (comme l’alun, les produits métalliques – barres et lingots –, le verre brut, les matières tinctoriales ou le cuir, mais aussi les terres cuites architecturales, briques et tuiles…). » Ils reconnaissent que le spectre est large, on ne peut que les suivre sur ce point, d’autant qu’il englobe des matériaux et des objets que l’on peut considérer comme manufacturés ou finis, tels notamment des colonnes et des plaques de marbre prêtes à l’emploi, ou les terres cuites architecturales. Ces dernières ont d’ailleurs un statut ambigu, et de fait remarquable, puisque celles issues des grands centres antiques de production – et seulement elles selon nous – ont pu circuler sur de longues distances dans le cas de demandes spécifiques, mais que la majorité de ces « échanges » ont le plus souvent correspondu à du fret opportuniste, de retour, assurant par ailleurs le lest (voir la contribution de M.-B. Carre). Ce « matériau » illustre toute la complexité de la recherche sur ces matières premières, à des échelles locales ou bien plus larges. Il pointe aussi le risque d’associer dans une même réflexion des matières premières dédiées à la filière de la construction (sujet d’intérêt de l’auteur de cette notice) avec d’autres assorties au domaine de l’artisanat des biens, les producteurs des premières pouvant entretenir des relations directes avec les sites consommateurs qu’étaient les chantiers et leurs commanditaires (cf. infra).
La problématique de l’ouvrage est examinée sur le temps long, depuis l’Antiquité romaine jusqu’à la fin du Moyen Âge. Ces deux grandes séquences chronologiques se distinguant par des structures économiques différentes, l’objectif était donc surtout d’apprécier la variété des approches méthodologiques bien souvent tributaires de la nature et de la qualité de la documentation. Les contributions n’ont donc pas vocation à se répondre. Quant au cadre géographique, c’est celui de la Méditerranée occidentale qui a été retenu.
Ce livre, outre les introduction et conclusion, se compose de vingt-quatre contributions en trois langues (français, espagnol et italien) classées selon trois thèmes : transport et circulation des matières premières (section 1), approvisionnement et marché des matières premières (section 2), les acteurs du trafic des matières premières (section 3). L’objectif des éditeurs était ainsi de faciliter la lecture de l’ouvrage, ce qui est effectivement le cas, mais cela rend hégémonique la place des matériaux de construction au sein de la section 2.
La première section porte donc sur la circulation des matières premières et sur les moyens de transport et leur organisation. Les articles s’accompagnent généralement de cartes, documents qui souffrent de la qualité de l’impression du volume papier. Fort heureusement les contributions sont aussi accessibles en ligne (sur OpenEdition Books).
Le transport par voie maritime est abordé en premier, par Marie-Brigitte Carre. L’auteur fait le point sur le transport de briques et tuiles, de marbre et autres pierres et de verre, et sur quelques autres produits moins souvent conservés (bois, alun, poix, soufre, pigments, pouzzolane…), pour certains révélés uniquement par la nature de leur contenant. Le transport par voie fluviale est présenté à la suite par Oliva Rodríguez, Salvador Ordóñez et Carlos Cabrera, pour l’Occident romain. Ils rappellent que ces cours d’eau sont le meilleur moyen de pénétrer les terres, tout en pointant leur rôle fondamental dans le développement de nombreuses régions de l’Empire romain en permettant l’écoulement des productions. Plus loin, David Djaoui montre, grâce à l’étude de plus d’une trentaine d’épaves, l’ampleur de l’organisation qui pouvait exister à l’échelle locale puisqu’il y aurait eu une spécialisation des embouchures du delta du Rhône, avec l’hypothèse que celle du Rhône Saint-Ferréol était dévolue aux matières premières.
Plusieurs articles de cette section font le point sur la question des métaux. Au-delà de la simple analyse de la circulation des minerais du sud-ouest de l’Hispanie romaine, Enrique García Vargas propose une synthèse de la vie économique dans ces zones minières. Gaspard Pagès et Maxime L’Héritier montrent comment l’archéométrie, ou plutôt l’interdisciplinarité, renouvelle nos postulats sur la circulation du fer brut dans l’Occident antique et médiéval. Ainsi, si les sites de réduction du minerai de fer sont très majoritairement localisés sur un gisement ou aux alentours, les minerais utilisés ne sont pas uniquement ceux des environs, leur origine peut se trouver à plus de 40 km. L’archéométrie appliquée au gisement d’argent de Melle (Poitou), exploité entre le VIe et le Xe siècle, permet à Florian Téreygeol, Guillaume Sarah et Bernard Gratuze de montrer que ce haut lieu de la production d’argent en Europe intégrait aussi, dans son schéma économique, les sous-produits que sont le plomb et le verre.
Cette première section se poursuit avec la question du stockage du bois de chauffage à Toulouse à la fin du Moyen Âge, dans un article où Camille Fabre rend bien compte de l’importance du stockage dans ce commerce, la taille des entrepôts conditionnant l’ampleur et le rythme des contrats de négoce. Enfin Christophe Vaschalde aborde la circulation de la chaux en Provence du XIIIe au XVIIe siècle. Les sources écrites montrent que l’intégration de la chaux dans des réseaux marchands repose sur la capacité des artisans à stabiliser cette chaux dans des structures de stockage adaptées. De ce point de vue, la basse vallée du Rhône se distingue du reste de la Provence, avec un transport sur de « longues distances » (supérieures en fait à 15 km) favorisé par de véritables entreprises.
La deuxième section concerne l’approvisionnement et le marché des matières premières. Elle débute par deux sujets touchant à la construction à l’époque romaine. Le premier, d’Oliva Rodríguez Gutiérrez, considère la construction comme une série de matières premières qui vont être transformées/préparées. Le sujet est large, l’approche de fait assez généraliste, mais elle insiste bien sur les besoins d’une gestion rationnelle de l’approvisionnement car les matériaux doivent être amenés dans des quantités suffisantes et en un temps limité, l’acquisition de matériaux lointains impliquant par ailleurs des intermédiaires (négociants, naviculaires…). Anna Gutiérrez Garcia-M. étudie quant à elle le cas de la pierre à Tarraco, rappelant qu’il s’agit d’un produit régi par ses propriétés techniques ou esthétiques et que le marbre, local ou non, était un véhicule de l’expression du pouvoir dans le cas des édifices publics.
Luca Zambito présente ensuite le cas passionnant du soufre, dont la Sicile et surtout la zone sulfureuse d’Agrigente a été un intense centre de production et de commerce. Le conditionnement sous forme de pains marqués et contenus avec des terres cuites (tegulae sulphuris) offre un autre exemple de matière première connue (presque) uniquement par son contenant. Les estampilles permettent de surcroît de documenter les acteurs de ce commerce.
Les articles suivants traitent de la fin de la période médiévale, avec notamment le flottage du bois en Roussillon (Catherine Verna) et le commerce des marchandises entre la France et l’Aragon (Germán Navarro Espinach). Deux portent plus particulièrement sur les matériaux de construction. Sandrine Victor aborde la question des chantiers gothiques catalans, en distinguant trois classes de fournisseurs de matières premières : ceux occasionnels, notamment pour le bois, ceux professionnels, notamment pour la chaux, et enfin les entrepreneurs contrôlant l’ensemble de la chaîne opératoire. Marion Foucher discute de la complexité des mécanismes de recours à la matière première dans le cadre des chantiers bourguignons médiévaux. Elle montre l’importance, voire la contrainte imposée par le cadre domanial et foncier sur le choix des ressources, avant que la vitalité des marchés ne fasse émerger des fournisseurs de matériaux indépendants, opérant, comme le dit joliment l’auteur, un glissement de la carrière à la pierre.
La troisième section s’intéresse plus spécifiquement aux acteurs du trafic des matières premières, lesquels ont toutefois toujours été plus ou moins pris en compte au sein des autres sections. Véronique Chankowski nous offre un dossier tout à fait passionnant avec le cas particulier de Délos et de ses comptabilités publiques et sacrées. En effet, « les comptes des hiéropes de Délos, comptabilité annuelle et gravée sur pierre entre 314 et 167 av. J.-C. par des magistrats en charge de l’administration du sanctuaire d’Apollon, enregistrent mois par mois les achats faits sur le marché égéen pour les besoins de l’entretien du sanctuaire. » (p. 325). Il y a de nombreuses indications de transactions qui, en particulier lorsqu’elles concernent les bâtiments, intéressent le marché des matières premières, notamment le bois, la poix pour l’entretien des boiseries, et les tuiles et les briques. Pour ces dernières, l’île de Délos n’ayant pas les ressources naturelles pour leur production, on peut suivre une évolution des prix qui diminue au fur et à mesure que se développent les capacités locales de stockage. Il en va de même pour d’autres matières premières, ce qui permet à l’auteur de dire que le stockage était un choix politique établi dans l’intérêt des finances du sanctuaire.
Nicolas Tran porte ensuite son intérêt sur les statuts de travail des acteurs du commerce des matières premières dans l’Occident romain. Les sources ne sont pas nombreuses, les textes issus de la tradition manuscrite évoquent davantage les matières premières elles-mêmes que les individus qui en assuraient la commercialisation. Les données épigraphiques fournissent quelques informations néanmoins. Les armateurs spécialisés dans le transport de matières premières devaient être rares, il n’y a pas eu d’émergence de structures associatives hiérarchisées, de celles permettant à une élite de s’affirmer. Les matières premières passaient parfois dans la propriété de plusieurs acteurs successifs, ce qui suppose des activités de stockage, de logistique, de négoce. Ainsi des produits pouvaient accumuler plusieurs marques.
Christian Rico et Claude Domergue reprennent le dossier du marché des métaux hispaniques de l’époque républicaine et sous le Haut-Empire. Les acteurs qui l’ont animé sont représentés par l’épigraphie des objets mêmes du commerce, les lingots. L’inscription originelle identifie le fabricant, mais ensuite l’objet change de mains une ou plusieurs fois jusqu’au marché où il sera vendu, ce qui a souvent pour effet de multiplier les inscriptions. Les lots découverts englobent fréquemment plusieurs producteurs, ce qui suppose des intermédiaires, des grossistes. Michele Stefanile aborde à la suite la question des mercatores italiques qui ont remplacé les Carthaginois dans le contrôle des richesses de la péninsule ibérique. L’exemple du plomb est là encore riche d’informations sur les réseaux commerciaux à longue portée de la Méditerranée antique.
Stefano Gasparri s’attaque ensuite à la classe marchande italienne des premiers siècles du Moyen Âge, Guillermo García-Contreras Ruiz présente le cas du sel du nord-est de Guadalajara dont l’exploitation des mines était cédée par la Couronne à des bailleurs, Ivana Ait et Didier Boisseuil revisitent les formes d’organisation du marché de l’alun (d’alunite) à la fin du XVe siècle qui dépendait largement des politiques mises en œuvre dans les différents États (en premier lieu la Chambre Apostolique) et, enfin, Matthieu Scherman aborde les laines d’Angleterre qui étaient l’une des principales marchandises importées par les marchands italiens.
Par leur diversité, les matières premières échappent à des généralisations, et cet ouvrage amène à mieux percevoir les singularités de ce commerce, il laisse entrevoir les nombreux acteurs qui l’ont animé, loin d’avoir eu une place secondaire dans les économies anciennes et médiévales. Toutefois, à l’époque romaine les marchands de matières premières ne devaient pas appartenir à la fraction la plus éminente du monde des affaires (N. Tran), ce qui explique que leur réalité n’était pas un objet d’intérêt dans les préoccupations littéraires des élites (O. Rodriguez et al.). Les sources sont donc réduites pour les périodes anciennes, mais l’archéologie couplée à l’archéométrie offre de nouvelles pistes de recherche, les découvertes affinent notre connaissance des circuits, lesquels se révèlent parfois plus longs et plus complexes que supposé. À l’inverse, la standardisation du conditionnement de certaines matières premières facilite leur suivi ainsi que l’étude des acteurs de la filière, particulièrement pour toutes les matières premières « périssables » (huile de ben, alun, soufre) et celles estampillées (terres cuites architecturales, lingots de plomb ou de cuivre).
D’une manière générale, nombre des acteurs du trafic sont des intermédiaires (grossistes en particulier), car la chaîne entre producteur et consommateur/utilisateur des matières premières est généralement longue. C’est pour cela que presque tous les articles insistent sur la question du stockage, point critique pour les matières les plus encombrantes et pondéreuses, qu’elles intéressent ou non le pouvoir romain. Étape nécessaire surtout pour permettre la diffusion au long cours[1]. La conclusion de l’ouvrage insiste sur ce point, d’autant plus qu’il semble illusoire, pour les éditeurs, d’imaginer en l’état une production pilotée par la demande. Ceci ne serait perceptible que pour les matières premières de la construction dans le cadre de rares grands chantiers, par exemple de la Rome impériale, ou les monastères cisterciens (M. Foucher)… Or il nous semble au contraire que ce sont ces « grands consommateurs » qui pouvaient faciliter la mise en place et le développement des lieux de stockage, à l’instar du cas de Délos (V. Chankowski), puisque la demande pouvait être pérenne. On pourra prendre exemple, pour Rome, sur le cas du marbre (N. Tran) et sur celui des briques[2]. Toutefois, si tous les centres urbains devaient favoriser l’émergence de cette organisation de l’approvisionnement en matières premières et matériaux de construction, même en leur sein et en d’autres lieux, ce devait bien être la demande qui conditionnait la production locale, dès lors qu’elle bousculait la norme. On le voit, donc, les matières premières échappent effectivement à des généralisations, ce que cet ouvrage remarquable a le mérite de mettre en avant.
Arnaud Coutelas, UMR 8546 – AOrOc
Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 243-247.
[1]. V. Chankowski, X. Lafon, C. Virlouvet éds., Entrepôts et circuits de distribution en Méditerranée antique, Athènes 2018.
[2]. E. Bukowiecki, R. Volpe, U. Wulf‑Rheidt dir., Il laterizio nei cantieri imperiali : Roma e il Mediterraneo : atti del I workshop “Laterizio”, Roma, 27-28 novembre 2014, Florence 2016.