Au début, il y a eu le thème proposé pour le concours d’entrée de 2011 à l’ENS : « L’art de la parole : pratiques et pouvoirs du discours ». C’est ce qui a incité P. Voisin, qui enseigne avec beaucoup de dynamisme les langues et les cultures de l’antiquité dans les classes préparatoires littéraires du lycée Louis Barthou de Pau, à organiser dans son établissement le 2 avril 2010 une journée d’études sur ce sujet, journée en premier lieu destinée à ses élèves et où furent entendues onze communications. Dès sa conception, ce projet a suscité un intérêt qui dépassait sa cible d’origine. De là est né, à Pau – même, un partenariat moral et financier avec l’École Supérieure de Commerce et avec la Faculté de Droit. Les manifestations d’intérêt s’étendant ont amené la publication de ce livre, riche de dix-neuf contributions (aux onze intervenants se sont ajoutés huit autres chercheurs), dont les éditeurs sont P. Voisin et M. de Béchillon, maître de conférence à la Faculté de Droit de Pau.
Comme la matière était très riche et offrait de multiples facettes, pour éviter une dispersion fâcheuse les organisateurs ont choisi d’adopter un point de vue particulier, moins souvent retenu, celui du « lien qui s’établit entre l’orateur et le poète par le medium de l’art du discours » (p. 12). Ce rapport est le sujet du brillant essai, dû à l’Inspecteur Général P. Soler, « De l’orateur au poète ? ou du poète à l’orateur ? » (p. 15 ‑ 27), qui sert de « Prélude » à cet ouvrage. Il rappelle que les Anciens eux-mêmes (Cicéron, par exemple) proclamaient cette parenté qui repose sur divers traits communs, dont le pouvoir de l’enargeia, la recherche de formes de parole efficaces, l’importance d’Homère et des Tragiques
grecs, etc.
L’ordre des articles obéit grosso modo à la chronologie, dans une fourchette qui va des Hittites à la Renaissance. Le premier est en effet signé de R. Nicolle et M. Mazoyer qui étudient « La puissance du langage à l’époque hittite : le sacrement du langage » (p. 29 – 40). Les auteurs scrutent trois textes, l’un de magie imitative, le second d’euocatio, le troisième de deuotio pour montrer que si ces trois rituels sont des actes de langage, il s’agit d’un langage sacré, transmis par les dieux qui permet à l’initié d’agir sur le monde. À la question qu’il se pose: « Le discours d’Héraklès dans le Philoctète : remise en ordre ou signe d’une parole en crise ? » (p. 41– 48), F. Picco répond en mettant en évidence qu’on a là une « écriture de la nostalgie » (p. 46). Puis M. de Béchillon se donne pour tâche d’apprécier « La rhétorique juridique de Lysias dans le plaidoyer Sur le meurtre d’Ératosthène » (p. 49 – 63) en analysant la structure du discours et la pertinence du système de défense adopté. Commentant trois passages du livre 7 d’Hérodote (7, 46 ; 7, 10 ; 7, 16), K. Mansour montre comment rhétorique et poésie s’entrelacent dans l’éloquence épidictique comme dans l’éloquence délibérative en s’appuyant souvent sur le registre gnomique pour apporter un surcroît d’autorité à Artabane, derrière lequel on entend la voix auctoriale d’Hérodote lui-même (« D’une parole poétique dans les discours d’Artabane (Hérodote VII) », p. 65 – 75). Dans « La représentation de l’orateur comme ‘ami du peuple’ (Philodémos) : détournement d’un topos de la rhétorique contemporaine dans les Cavaliers d’Aristophane » (p. 77 – 87), C. Psilakis veut prouver que les pièces d’Aristophane mettent en scène des orateurs tout à fait conscients d’user de rhétorique pour atteindre leur but, que c’est sur cet usage que porte la critique et en même temps qu’il est source de comique. Pour cela la doctorante prend l’exemple de la qualité de philodémos que s’attribuent les orateurs dans leur captatio beneuolentiae et la façon dont l’écrivain joue avec ce motif dans les Cavaliers. F. Robert étudie « L’éloquence grecque à l’époque de la seconde sophistique » (p. 89 – 102) en exposant qui étaient ces « sophistes », quelles étaient les formes de l’éloquence qu’ils pratiquaient, dans quels cadres ils s’exprimaient, quelles étaient les ressemblances et les différences avec l’époque classique. N. Lhostis (« Conception de l’art de la parole dans les comédies de Plaute », p. 103 – 116) s’appuie sur une étude lexicale et sur une étude dramaturgique en vue de montrer que Plaute utilise des dénominations péjoratives pour désigner l’art de la parole, tout en se l’appropriant et en transformant le mensonge qu’il l’accuse de véhiculer en art poétique ; cela devient ainsi un art « a – moral », car « circonscrit dans l’espace – temps du jeu comique » (p. 114). En se fondant sur les témoignages des Anciens et sur les discours qu’on trouve dans les Commentarii (discours placés sur les lèvres de César lui-même ou sur celles d’autres personnes), J.-P. Brèthes brosse le portrait de « Caesar orator » (p. 117 – 131). Dans sa contribution intitulée « Du disertus à l’orator perfectus : Cicéron à la recherche de l’orateur » (p. 133 – 144), M. Dallies tente de montrer que Cicéron part des deux principales conceptions de l’orateur qu’on rencontre à son époque, celle du disertus et celle de l’eloquens en vue d’en proposer une troisième, celle de l’orator perfectus, pour la formation duquel il expose « un programme éducatif innovant » (p. 134), où littérature, histoire, droit et philosophie tiennent une grande place. (On corrigera le barbarisme flectare qu’emportée par le charme des homéotéleutes, la doctorante a créé dans son énumération des trois buts de l’art oratoire, « probare, delectare, flectare » (sic) p. 136). N. Ghrandi, dans « Discours des Inimici ou quand Hannibal et Sophonisbe prennent la parole dans l’Histoire romaine » (p. 145 – 154), fait voir comment Tite-Live pour tracer le portrait d’ennemis de Rome leur prête des paroles qui vont de pair avec leurs traits physiques, (À la p. 153, dans la citation de Tite-Live, il faut lire ne cui Romano traderetur, et non ne cui Romani traderetur). Non sans humour, P. Voisin choisit deux exemples, celui de P. Decius Mus et celui de Cléopâtre, qui prouvent que la parole n’est pas toujours le moyen le plus efficace de parvenir à ses fins (« Quand dire n’est pas toujours faire ou passe par d’autres langages (Tite-Live, H. R., X, 28 ; Lucain, G. C., X, 82-106) », p. 155 – 170). J. Grimaud (« La rhétorique épico – tragique dans le Satyricon de Pétrone : du stéréotype pathétique au ridicule (Sat., 79-82), p. 171 – 185), examine trois scènes successives du Satyricon, la dispute entre Encolpe et Ascylte, l’intercession de Giton et la colère désespérée d’Encolpe ; elle démontre que l’intertextualité (la Thébaïde, le discours des Sabines entre leurs maris et leurs pères chez Tite‑Live, l’Énéide, etc.) n’y est pas un simple jeu, mais vise à mettre en évidence que le discours et le comportement des jeunes gens « sont parasités par une rhétorique grandiloquente, emprunt à une culture livresque sclérosée dont Pétrone dénonce l’inutilité » (p. 172). « Eloquentia et libertas chez Tacite » d’O. Devillers (p.187 – 197) étudie quelle est aux yeux de Tacite la marge de manoeuvre (libertas) laissée aux sénateurs à l’écrit ou à l’oral (eloquentia) sous chaque prince — ce qui est une façon de juger la valeur de ce dernier. En analysant un passage particulier de chacune des trois grandes oeuvres, le professeur bordelais montre que le Dialogue des orateurs, réflexion théorique, suggère que le Principat a réduit le champ de liberté et que l’eloquentia ne peut que se réfugier dans l’étude du passé ; il ajoute que les Histoires intégrant cette situation à la problématique de l’écriture historique indiquent comment en tirer parti pour le plus grand bien de la société et que les Annales l’installent dans le cadre de la relation au quotidien de l’historien avec le princeps. S. Larraburu Bédouret se penche, quant à elle, sur les « Ambiguïtés du numerus chez Cicéron et Quintilien » (p. 199 – 211) : en effet, si le nombre oratoire est partout affirmé comme une nécessité, il n’est jamais clairement défini ; en le comparant à d’autres acceptions proches, elle y voit un concept esthétique tenant à la fois du rythme, de la mesure, du mètre et dela cadence (p. 209). Dans « L’art de la parole imagée chez Fronton : philosophie et pensée littéraire » (p. 213 – 234), F. Collin, après avoir montré que pour le maître de Marc-Aurèle, l’art est nécessaire aux discours, analyse la poétique des images dans cette conception et suggère qu’elle a pour fin d’accéder non à la philosophie, mais à la pensée littéraire. La contribution de J. Delmulle, « ‘Prosper, poeta et rhetor’ : les prosopopées des Pélagiens dans le Carmen de ingratis » (p. 237 – 248), scrute deux passages du De ingratis qui permettent d’évaluer le poids de l’éloquence et de déceler l’aptitude des vers à superposer plusieurs types de discours, voilant en fait un discours caché, le seul véridique au jugement de Prosper. « De Muret à Tacite : la construction de l’ethos de l’orateur » de L. Claire examine la leçon d’introduction aux Annales de Tacite prononcée par Muret pour révéler les procédés qu’utilise ce dernier afin d’apparaître finalement pourvu d’un caractère aux traits positifs, comme un alter ego de l’historien antique. Dans le dernier article, H. Matadeen étudie « L’héritage de la rhétorique antique dans la littérature humaniste », centrée sur Cicéron qui n’en est pas cependant la seule source (p. 263 – 281).
Chaque contribution est suivie en général d’une bibliographie spécifique. Un index aurait été le bienvenu pour permettre au lecteur de retrouver facilement toutes les richesses qui émaillent ces pages.
Lucienne Deschamps