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Anne Gangloff, auteur d’une monographie intitulée Pouvoir impérial et vertus philosophiques[1] et Brigitte Maire, spécialiste de médecine romaine, ont dirigé ce volume au confluent de leurs domaines de recherche respectifs. Il contient, outre une introduction et une conclusion de A. Gangloff, douze contributions (neuf en français, deux en allemand et une en anglais).

L’introduction retrace efficacement l’évolution puis l’abandon des thèses assignant aux Césars, depuis le XIXe siècle, une pathologie spécifique (la « césarite ») ou des névroses variées. Le présent recueil se centre quant à lui sur la vision de sa propre santé que voulait donner le prince (ainsi que son entourage) et sur la façon dont elle était perçue, aussi bien sur le moment que dans les témoignages postérieurs.

À titre liminaire, S. Perez revient sur le concept qu’il appelle biohistoire, entendu à trois échelles : l’individu, son environnement immédiat et le contexte global. Loin de tout déterminisme, l’auteur aborde notamment l’exploitation par le prince d’une situation pathologique donnée.

Le livre comporte ensuite deux volets : le premier explore « la santé du prince comme objet d’inquiétudes et de soins pour les auteurs anciens de littérature médicale, pour la cour et le peuple » ; le second, « l’imaginaire de la santé du prince ».

I. D. Langslow se penche sur le contenu, la fonction et la facture de lettres écrites par des médecins à des puissants (en particulier trois d’entre eux : un affranchi de Claude ; Valentinien II ; Théodoric). Le style utilisé pour s’adresser à un Grand est particulièrement soutenu; le prince occupe un rôle de médiateur entre le savoir du médecin et l’humanité. – A. Guardasole se fonde sur l’épitaphe de Ménécrate, « médecin des empereurs » (sans doute Tibère, Caligula et Claude). Les témoignages littéraires relatifs à ce praticien sont élogieux. Il rédige ses traités sans aucune abréviation, ce qui prévient toute erreur ou toute fraude – celle-ci étant monnaie courante chez des médecins peu scrupuleux, vendant à prix d’or des remèdes confectionnés à partir d’ingrédients frelatés. La recette de son emplâtre à base de sucs a été transposée en vers par Damocrate, ce qui constitue une autre façon de préserver la pureté d’une préparation pharmacologique. – A. Gangloff envisage la façon dont la santé du prince est considérée dans les vœux et rituels (Salus est progressivement associée à Hygieia, alors que les allusions à la ualetudo diminuent), puis auprès de ses proches et de son peuple. Le phénomène de deuotio personnelle pour améliorer la santé du prince et les émotions liées à l’annonce d’une dégradation de celle-ci sont analysés de près. Un bon empereur n’est pas toujours pourvu d’une bonne santé : le principal est qu’il soit capable de surmonter d’éventuelles tares afin qu’elles ne nuisent pas au maintien de la paix dans l’empire. – P. Gaillard-Seux se demande si l’hygiène de vie du prince contribue au développement de sa vertu : si Galien établit un net rapport entre les deux, Plutarque minimise les effets du corps sur l’âme. De la même façon, si Libanios, Thémistios et Julien célèbrent la vigueur de Constance dans leurs discours en son honneur, ils privilégient les qualités de l’esprit, auxquelles on accède par sa seule volonté et qui permettent de soumettre le corps: il y a là un héritage platonicien. – V. Boudo‑Millot examine la santé de Marc-Aurèle et les causes de son décès en croisant le diagnostic de Galien, le témoignage même de l’empereur et les récits des historiens : vigoureux (du moins dans sa jeunesse), il consommait chaque jour de la thériaque. Soucieux de ne pas laisser croire que ce prince si aimé eût à redouter les empoisonnements, les historiens (à la différence de Galien) soutiennent qu’il s’en servait comme d’un simple fortifiant et privilégient la thèse d’une mort naturelle.

II. C. Husquin, se refusant à diagnostiquer rétrospectivement les maux de Caligula, passe au crible les témoignages de sa « folie » : après avoir montré que les vices qui lui sont attribués appartiennent au catalogue traditionnel des défauts du tyran, elle estime qu’il en va de même pour sa démence et, à un certain degré, pour sa santé physique. – M. E. Fuchs examine les « phobies de Domitien» : il fut un grand bâtisseur, loin du sombre portrait que dressent les historiens postérieurs. La part d’irrationalité qui put éventuellement le gagner fut sans doute bien plus restreinte que ne laissent à croire Pline le Jeune ou Suétone. – L. Chappuis Sandoz traite des éructations, vomissements ou excrétions incontrôlés dans des œuvres satiriques (l’Apocoloquintose, le Satiricon, Perse, Juvénal). Ils trahissent généralement un manquement au rang social ou politique, ou bien une faiblesse intellectuelle et morale. – Selon A. Becker, les historiens anciens insistent sur la mauvaise santé de Caracalla pour le discréditer : l’assassinat de Géta et sa cruauté, mais aussi ses maux physiques, traduiraient sa folie. Il y a là un contraste net avec la mauvaise santé de Marc-Aurèle, que Cassius Dion constate mais dans laquelle il ne voit aucun obstacle à la bonne marche de l’empire. – M. Haake retrace les rapports qu’établissent divers auteurs des IIIe et IVe siècles entre la santé du prince et celle de l’empire : si la maladie du dirigeant, mise en rapport avec les difficultés générales du temps, peut être un outil de stigmatisation (voire la marque d’un châtiment divin pour des auteurs chrétiens), ce n’est pas le seul mode de relation existant. Dans nos sources, le lien entre des problèmes de santé de l’empereur et les « crises » de l’empire n’a donc rien d’automatique. – J.B. Meister consacre un essai au psychiatre Ernst Müller qui, dans ses Cäsaren‑Porträts, prétendait inférer des statues antiques (parfois mal identifiées) les maladies affectant tel ou tel empereur. Ce travail, malgré des faiblesses dénoncées dès sa publication (1914-1927) par des recensions au ton parfois acerbe, jouit néanmoins d’un certain prestige grâce à une méthode confrontant œuvres antiques et clichés de patients de Müller.D’après Meister, cela s’explique par le respect environnant les médecins dans la République de Weimar et par des tendances des sciences sociales du temps.

À la conclusion succèdent une présentation bio-bibliographique de chaque contributeur, des résumés en anglais et des index.

En somme, voilà un ouvrage cohérent (ce qui est loin d’être la norme s’agissant de volumes collectifs), bien conçu et dont les contributions, toutes de qualité, apportent d’utiles éclairages aux sujets qu’elles explorent. Les coquilles sont assez rares[2] ; signalons toutefois que la lecture de Suétone a parfois été trop rapide[3]. Nous nous sommes enfin posé une question (suscitée notamment par les p. 67-68) : n’exista-t-il pas des précédents « républicains » (revus ou non par un œil plus tardif) ? Songeons par exemple aux douleurs horribles qui accompagnèrent la mort de Sylla et aux réflexions qu’elles suscitèrent sur l’abaissement parallèle de la morale publique ou sur leur caractère mérité[4].

En définitive, remercions les éditrices de nous offrir un recueil sain, tenant parfaitement ses promesses et dénué des pathologies affectant tant de volumes collectifs : incohésion, dispersion, disparate dans la valeur des différentes contributions… Bref, une belle réussite.

 

Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 331-333

 

[1]. Leyde 2018.

[2]. Entre autres p. 8, n. 7 : lire « d’après » ; p. 11 (et n. 19) puis p. 145 : lire « philtres » et non « filtres » ; p. 11 et n. 22 : le segment propter quem non adesset aurait dû être ajouté à la citation pour que celle-ci corresponde à la traduction ; p. 14 : lire « Würzburg » ou « Wurztbourg », mais pas « Wurzburg » ; p. 18 : lire « quoiqu’elle » et non « quoi qu’elle » ; p. 68, n. 12 : au lieu de Histoire Auguste, Marc Antoine 5.3, lire Caracalla (l’erreur est répétée dans l’index) ; p. 127, n. 39 : Cassius Dion a-t-il vraiment composé une Vie de Marc-Aurèle ? ; p. 129, n. 47 : lire De la clémence I.11 ; p. 155 : « se trouvaient » ; p. 158 : au lieu de « l’Agricola, écrite », lire soit « La Vie d’Agricola, écrite » soit « l’Agricola, écrit » ; p. 200 : « bien que » doit être suivi du subjonctif ; p. 245 : à notre connaissance, les sources anciennes ne rapportent pas que le testament de César fut remis aux vestales par Antoine.

[3]. P. 11, n. 21, ce que « met en relief » Suétone dans sa Vie d’Auguste, 33.1, ce n’est pas la fatigue du princeps mais son endurance et son obstination, en dépit même de cette fatigue, par contraste avec le mauvais vouloir des autres juges (Aug., 32.3). P. 83 : Suétone (Gaius, 51.1) ne dit pas que la mauvaise santé mentale de Caligula « est due à la coexistence de deux vices contradictoires », mais au contraire que la présence de ces deux vices découle de sa mauvaise santé mentale (Non inmerito mentis ualitudini attribuerim diuersissima in eodem uitia) ; cette dernière se trouve donc au principe des malheurs du règne. P. 161 : l’hypothèse selon laquelle Suétone (Dom., 1.1) mentionne le fait que Domitien est né dans le quartier du malum Punicum (« la Grenade ») pour faire écho au Carthago delenda de Caton l’Ancien paraît relever de la surinterprétation, dans la mesure où le lieu de naissance fait partie des rubriques que le biographe s’efforce généralement de compléter dans ses Vies. En admettant que Suétone (suivant ou non une tradition antérieure en cela) ait eu ici une intention malveillante, plutôt qu’un rapprochement avec Caton, il vaudrait mieux souligner le jeu de mots : mālum Punicum désigne couramment une grenade mais peut aussi se traduire, à une longueur de voyelle près, par « le fléau punique » (mălum). Mais même cette hypothèse nous paraît très peu vraisemblable.

[4]. Voir par exemple Pline l’Ancien, VII, 138 : Age ! Non exitus uitae eius omnium proscriptorum ab illo calamitate crudelior fuit erodente se ipso corpore et supplicia sibi gignente. Les témoignages ont été rassemblés et commentés par J. Piérart, « La mort en fleurs. Considérations sur la maladie “pédiculaire” de Sylla », AC 60, 1991, p. 139-170.