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Avec ce petit livre Maria Letizia Caldelli apporte une contribution bien venue à l’étude du ravitaillement de Rome, même si, par le point de vue partiel qu’elle donne sur l’institution chargée d’en assurer la gestion, elle illustre une approche qui pourrait être par certains considérée comme trop ponctuelle. Mais il ne faut pas se refuser à l’entreprendre, surtout si l’engagement s’accompagne de la meilleure des rigueurs : nourrir la plèbe était depuis longtemps une affaire de la cité romaine, quelles qu’en soient les formes. Les bénéfices d’une telle recherche viennent s’ajouter à ceux qui résultent d’autres modes d’observation (notamment l’archéologie portuaire et l’archéologie du stockage) ou à ceux qui proviennent d’autres approches méthodologiques (les indispensables approches d’histoire économique). Il faut se féliciter aussi que l’École française de Rome ait accepté d’accueillir la publication de cet ouvrage, qui vient compléter avec bonheur celui d’Henriette Pavis d’Escurac, paru en 1976[1]. Dans ce dernier, qui, pour sa part, a reçu en 2020 une réimpression justifiée, se trouvait, certes, une étude des préfets, titulaires d’une responsabilité administrative essentielle qui permettait à l’activité du prince d’apparaître comme l’affirmation du meilleur des gouvernements et qui offrit à ces personnages, engagés de toutes leurs forces dans le service de l’État, à l’image de Pompeius Paulinus d’Arles, absorbé par les devoirs de sa charge (occupatus : Sen., de breu. uitae, 10, 2 : breuissimam esse occupatorum uitam ; le terme revient à 10 reprises entre les § 8 et 12 du traité), de disposer en contrepartie d’un poids réel dans le champ politique.

Mais, environ un demi-siècle après la parution de ce livre qui conserve son utilité, pour certaines de ses parties le temps avait fait son œuvre : de nouveaux documents étaient apparus, de surcroît riches d’aperçus sur la structuration de ce « service administratif », de nouveaux personnages étaient venus s’insérer dans la galerie des portraits, de nouvelles réflexions étaient venues modifier le regard porté sur quelques-uns d’entre eux, pourtant connus de longue date… Bref : il paraissait naturel d’effectuer une savante mise au point sur cet aspect du sujet, et même d’aller plus avant dans l’accomplissement méthodologique, c’est‑à‑dire dans la réalisation du travail d’exposition et dans sa livraison au monde savant. L’A. s’était préparée à cette entreprise par sa longue pratique de l’épigraphie d’Ostie, en compagnie de Fausto Zevi et de Mireille Cébeillac-Gervasoni, et plus spécialement par un article paru en 2018[2].

Le livre s’inscrit donc en rapport avec un ouvrage plus ancien, notamment avec la deuxième section, qui était intitulée « Le personnel administratif de l’annone » et qui avait été, elle-même, répartie en trois chapitres d’inégale ampleur. Toutefois, c’est plus particulièrement avec les deux premiers d’entre eux (« Le préfet de l’annone, caractères de la fonction préfectorale » ; « les cursus des préfets de l’annone ») que s’établit une relation d’utilité scientifique. Mais ce sont surtout les pages, constituant dans le livre de Pavis d’Escurac un appendice prosopographique de 70 pages inséré en fin d’ouvrage (p. 311-379, étant exclus les personnels subalternes), qui sont l’objet de l’aggiornamento. Après une brève introduction (chapitre 1 : 4 p.), c’est dans le chapitre 2 (90 p.) que se trouve, avec tous les détails afférents, le cœur de ce dossier retouché et rénové, y compris une mise en perspective de l’ensemble des carrières, ce qu’avait ardemment souhaité H.‑G. Pflaum dans un compte rendu qui, avec le recul de plusieurs décennies, paraît sévère[3]. Ce « plat de résistance » sert de fondement à un dernier chapitre (30 p.) afin d’extraire et d’exploiter les profits et les gains, et d’ajouter plusieurs tableaux récapitulatifs qui livrent notamment une utile comparaison entre les fastes tels qu’ils étaient donnés et ceux que l’on peut à présent envisager. Le plan de ces conclusions s’adapte au déroulé des divers points structurant l’exposé de Pavis d’Escurac dans les deux chapitres de sa thèse qui ont été mis plus haut en évidence : de l’aggiornamento d’une liste de personnages on passe à présent à la retractatio de quelques points. C’est dans plusieurs sous-parties que sont repris des thèmes essentiels concernant les origines, le déroulement des carrières, et surtout les activités administratives : sur ce dernier point en particulier, la mise en valeur des dossiers épigraphiques, est particulièrement poussée.

Chaque notice a fait l’objet des pesées critiques qui étaient indispensables. On se limitera à quelques observations.

Il arrive dans plusieurs cas que l’on se heurte à la difficulté de faire progresser un dossier : il en va ainsi pour celui du premier préfet (C. Turranius ou Turranius), connu par des sources littéraires et par la documentation papyrologique. Mais il apparaît à plusieurs reprises dans la synthèse. Il semble que l’on se soit résigné à le dénommer C. Turranius Gracilis (1), en joignant l’information provenant de Pline l’Ancien[4]. Or, si la première édition de la PIR répartissait la documentation disponible sur C. Turranius et Turranius Gracilis sous deux entrées (T 297 et 298), la nouvelle édition (PIR2 T 410) la regroupe, sans qu’aucune justification particulière soit invoquée. Les raisons profondes de la distinction persistent. En l’affaire, l’avis de Dessau conserve toute sa valeur, même s’il ne fait pas progresser nos connaissances. On pourra hésiter également à lui donner Gadès comme lieu d’origine : il ne semble pas possible de conclure que iuxta genito en rapport avec les fauces Oceani renverrait explicitement à Gadès (l’A. semble suivre S. Demougin[5]). Tout simplement le personnage provenait d’une cité qui se trouvait sur le Détroit : il reste à ce propos une inconnue. La préposition iuxta fournit seulement une indication de forte proximité.

À l’autre extrémité de la série, lorsque dans la documentation s’atténue la part des sources épigraphiques, on trouve une carrière exceptionnelle qui reçoit à présent une présentation plus satisfaisante, la faisant apparaître comme un exemple de carrière de bureaucrate (CIL, VI, 1704 et p. 4739 = ILS, 1215). Il s’agit de la carrière de C. Caelius Saturninus (45), dont l’analyse a profité à plusieurs reprises des réflexions et observations très pertinentes de P. Fr. Porena[6]. Par rapport à ses prédécesseurs qui envisageaient de dater la préfecture de l’annone des environs de 323, c’est-à-dire de la placer à l’approche de la réunification de l’empire par Constantin, Porena fait reculer dans le temps ce repère en préférant la période 313-315. Mais on peut se demander si la préfecture est à relier à l’épisode de 312, consécutif à la victoire du Pont Milvius, comme on l’envisage dans tous ces travaux, ou à un épisode plus tardif, correspondant au retour à Rome de Constantin en 315 et à la célébration de ses décennales. Si la seconde solution était recevable, on y verrait peut-être plus clair dans le déroulement de la carrière, en ce qui concerne les charges précédant immédiatement la préfecture.

Ce sont surtout des pages d’histoire politique et d’histoire de l’administration impériale qui ont été écrites. Les observations sur l’évolution de la charge pourraient montrer que, le temps passant, à partir du début du IIIe siècle, ce sont davantage des « civils », formés par la pratique du droit et par l’exercice de responsabilités financières, qui reçoivent cette responsabilité. Les attestations d’activité militaire, relatives à l’accomplissement des militiae equestres, se rétractent : le cursus de Q. Marcius Dioga (33) en est un dernier exemple, alors que celui de C. Attius Alcimus Felicianus (37) sous Gordien III montre que l’accès à la carrière équestre s’effectue, pour lui, à partir de la fonction d’avocat du fisc. D’autre part, les charges impliquant l’exercice d’un commandement (de flotte, de troupes provinciales) n’apparaissent qu’assez rarement : le cursus de [—]ius Iulia[nus] (29), étudié récemment par G. Camodeca, est le dernier dans ce cas : il est du début du IIIe siècle. Même si la mise en avant de contre-exemples pourra se faire, à partir du cas du juriste Modestin, responsable de la préfecture des vigiles, la distinction entre la carrière des préfets des vigiles et celle des préfets du prétoire se précise ou s’accentue. Plus que par les temps passés, les profils divergent.

Un soin particulier a été réservé aux personnages écartés (p. 74-80) : après d’autres, dont R. Sablayrolles, un tri a été effectué, mais les personnages éliminés ont été mentionnés, à part, car cette situation n’est pas pour chacun d’entre eux la même. Ces « exclus » constituent en effet plusieurs catégories. C’est une segmentation nécessaire, car il convient de reconnaître qu’il existe une hiérarchie dans les exclusions et une diversité dans les motivations de cette prise de position, ce qui fait varier entre le définitif et l’éventuel. Il y a des exclus qui doivent l’être : ainsi la meilleure appréciation de la valeur de l’Histoire Auguste conduit à une exclusion justifiée (celle de Flavius Arabianus, cité dans un document fictif au sein de la vie de l’empereur Aurélien), comme l’estimait nécessaire A. Chastagnol. Or on sait de longue date que ce type de document, qui figure en plusieurs lieux de ce recueil de biographies, notamment dans celles de princes mineurs, d’usurpateurs, et même dans des vies dites « principales » à partir de la vie d’Élagabal, présente toutes les caractéristiques de fabrication ou de falsification. C’est une source littéraire reconnue depuis longtemps familière de ce travers. Il en va de même, dans l’état de l’information sur l’inscription, qui n’est parvenue que sous forme d’une copie, pour T. Furius Victorinus (E2). Mais les raisons de l’exclusion du personnage dénommé [Cae]cina Largus (E3 ; réputé préfet de l’annone par Groag, PIR2 G 100), sont différentes, quoique, à notre avis, tout aussi décisives, puisqu’il faut se référer, pour restituer la fonction exercée, à une grande famille sénatoriale, celle des Caecinae, ce qui exclurait l’exercice de la préfecture équestre et contraindrait à envisager une fonction sénatoriale.

À la lumière du dossier, tel qu’on peut le constituer à présent, il devrait en être de même pour Q. Faltonius Restitutianus (E15), en tenant compte des données sur le fastigium equestre sous Gordien III, et des usages qui régissent l’octroi des grandes préfectures. Il faut abandonner pour ce personnage l’hypothèse d’une préfecture de l’annone antérieure à l’exercice de la préfecture des vigiles, celle-ci étant bien attestée par la participation au procès des foulons en 244 (CIL, VI, 266 a-b). En revanche supposer, plus vraisemblablement, qu’après le gouvernement de Maurétanie Césarienne qui fut important, car il permit de mettre au pas la légion IIIa Augusta qui avait pris le parti de Maximin le Thrace contre les soutiens des Gordiens, ce chevalier dont la formation militaire est évidente aurait pu assurer le commandement d’une ou des deux flottes prétoriennes, approfondirait le caractère militaire de sa formation et de sa progression dans la carrière équestre.

Ce petit livre a donc une grande utilité, quasiment un demi-siècle après la parution de l’ouvrage de Pavis d’Escurac, car à partir de la mise à jour de la liste des titulaires on peut nourrir d’autres thématiques. L’attention minutieuse portée aux détails des carrières et à leur structuration permet d’envisager les modalités selon lesquelles s’effectue l’organisation du groupe des titulaires des grandes préfectures. La préfecture de l’annone est déjà en elle-même un aboutissement : elle fit, par exemple, entrer dans l’histoire relatée par Tacite quelques-uns de ses détenteurs. Elle faisait entrer, enfin, celui qui la détenait dans un petit groupe de personnes qui, réunies, méritent d’être définies, selon un mot encore utilisé par Tacite, comme constituant le fastigium equestre, les « sommets de l’ordre équestre ». C’est un niveau d’influence et de prestige qui les caractérisait, et c’est ce que Séjan aurait franchi. Aussi envisagera-t-on, dans une traduction un peu libre, l’évocation du « sommet de puissance et de prestige caractéristique des membres de l’ordre équestre ». Ce qui laisserait entendre qu’il en allait différemment pour les membres de l’ordre sénatorial, les magistrats et des personnages de haut rang, issus des grandes familles. Or, dans le cas qui suscite le recours à cette expression, Séjan les attirait à lui, et ils prenaient conseil de lui.

Ce dossier prosopographique contribue à mieux faire connaître un groupe de personnages dont le rôle est essentiel pour l’exercice du pouvoir impérial. On en découvre quelques‑uns quand Tacite les présente pour la postérité, montrant tout ce que leur apportait leur fonction de préfet : il relève la potentia de C. Valerius Flaccus auprès de Vespasien (Hist., 3, 43, 1-2), puis, quelques années plus tard, lorsqu’il s’agit de relater le principat de Claude dans les Annales, c’est Turranius qu’il qualifie, à l’instar de Seius Strabo, de potissimus amicorum (Ann., 11, 31, 1), en ajoutant ailleurs que le prince pouvait, s’il le voulait, gratifier ces « amis » outre mesure (Ann., 13, 18, 1). Peut‑être que ce groupe dépassait un peu les seuls titulaires des grandes préfectures : mais ces derniers en faisaient partie à coup sûr, car leur élévation comportait pour chacun d’entre eux le contrôle pour le prince d’une pièce essentielle à l’établissement et à la conservation de son pouvoir.

Parmi ces avantages, peu à peu apparurent les titres de dignité. Comme la préfecture des vigiles, ou la préfecture d’Égypte, la préfecture de l’annone apporta à qui la détenait le perfectissimat. Mais vraisemblablement, au moment où apparaissent les premiers témoignages incontestables, avec Claudius Iulianus (28)[7], les personnages concernés détenaient peut-être cette dignité en raison de leur service passé, et non par l’affectation dans cette grande préfecture. C’était peut-être la direction d’un des grands bureaux palatins (les libelles, la correspondance, les rationes) qui s’était accompagnée du brevet de perfectissimat, car il est vraisemblable d’envisager qu’il touchait automatiquement le groupe de ces hauts responsables. Or, l’accès aux préfectures était, en temps normal, précédé par un passage dans les offices palatins. La définition de ce privilège se produisit au plus tard sous Marc Aurèle, puisque c’est le moment où une inscription célèbre (CIL, IX, 2438) qualifie les préfets du prétoire du titre de v(ir) e(minentissimus), mais aussi celui où se place une mesure signalée par CJ 9, 41, 11. Cette constitution de Dioclétien et de Maximien, datée de 290, se réfère à la législation de Marc Aurèle : il y est fait mention des perfectissimi et des eminentissimi viri à propos des privilèges judiciaires qui rapprocheraient leur descendance de celle des sénateurs[8]. C’était la reconnaissance par le prince du rôle de ces grands serviteurs de l’État, dans un service administratif qui jouait un rôle essentiel dans la gestion de la vie quotidienne de l’Urbs et dans le contrôle de la plèbe[9].

 

Michel Christol, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 326-330

 

[1]. H. Pavis d’Escurac, La préfecture de l’annone, service impérial, d’Auguste à Constantin, Rome 1976.

[2]. « L’epigrafia dei prefetti dell’annona tra Principato e Tardo Impero » CCG 29, 2018, p. 187‑206.

[3]. RHD 56, 1978, p. 49-77.

[4]. NH, III, 3, 3 ; voir en dernier G. Bernard, Nec plus ultra. L’Extrême-Occident méditerranéen dans l’espace politique romain (218 av. J.-C. – 305 apr. J.-C.), Madrid 2018, p. 70-71.

[5]. Prosopographie des chevaliers romains julio-claudiens, Rome 1992, p. 372-373, n° 451.

[6]. On ajoutera, à présent, de cet auteur : « L’amministrazione palatina di Diocleziano e dei tetrarchi. Comitatus, consilium, consistorium » dans W. Eck, S. Puliatti éds., Diocleziano : la frontiera giuridica dell’impero, Pavia 2018, p. 63-110, partic. p. 89-92.

[7]. H.-G. Pflaum, Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut-Empire romain, Paris 1960-1961, II, p. 624 n. 10 ; Id., « Titulature et rang social sous le Haut-Empire » dans Recherches sur les structures sociales dans l’Antiquité classique (Caen, 25-26 avril 1969), Paris 1970, p. 177-178.

[8]. F. Nasti, « Riflessioni sui matrimoni diseguali delle clarissimae feminae fra II e III sec. D. C. » dans Fides, Humanitas, Ius. Studi in onore di Luigi Labruna, Naples 2007, p. 3760-3762 ; voir aussi à ce propos S. Demougin, L’ordre équestre sous les Julio-Claudiens, Rome 1988, p. 562.

[9]. Ajoutons que la parution concorde dans le temps avec la parution d’un ouvrage dont l’intérêt est complémentaire : S. Alessandri, Il procurator ad Mercurium e il procurator Neaspoleos. Ricerche sui procuratori imperiali in Egitto, Galatina 2018, 126 p. Il correspond, dans l’ouvrage d’H. Pavis d’Escurac, aux p. 134-139, p. 431-446 (appendice prosopographique). Enfin dans la revue Topoi 23, 2019, est annoncé un article de P. Arnaud, « Le « Cheirismos de Néapolis » : un lieu, une institution, des armateurs, un rouage de l’Annone ».