La perception de la maladie mentale, dans l’empire romain, est dépendante du contexte historique et social. Les soins prodigués à cette maladie aussi. Deux facteurs sont déterminants à son sujet : le rapport au corps, qui seul permet de la considérer comme relevant de la médecine ; son utilisation dans le cadre juridique, qui en suppose une définition préalable. Son histoire est marquée par ces deux caractéristiques. Dans un milieu culturel dominé par la rhétorique, elle concerne avant tout les concepts, leur classification et dénomination. Les traitements viennent ensuite. Pierre‑Henri Ortiz retrace cette histoire en se fondant sur les écrits de Celse (Aurelius Cornelius Celsus, ± 25 av. J.‑C. – 50 ap. J.-C.) et de Caelius Aurelianus (fin IVe-Ve s.). Il rappelle l’héritage grec de ces auteurs et leur inscription dans les controverses de leur temps. Il met en lumière la lente élaboration des trois « genres » de maladies mentales reconnues : la phrénite, la manie et la mélancolie, ainsi que les traitements associés selon les écoles (méthodisme, empirisme, néométhodisme) et les disciplines (médecine ou pharmacologie). Il apporte une attention minutieuse à la traduction du lexique technique latin dans un français lui aussi spécialisé, tout en laissant percevoir les ambiguïtés et en parvenant à une grande fluidité.
Son ouvrage est composé d’une introduction sur ce qu’il nomme alors la curatio furiosorum, du VIe s. av. J.-C. au Ve s. ap. J.-C. (p. 7-111), d’une traduction annotée d’extraits des deux auteurs cités (Celse, p. 115-123 + notes p. 213-214 ; Caelius Aurelianus, p. 125-211 + notes p. 214-232), d’un glossaire sur les soins et remèdes, lui-même composé de deux parties : la première traite des actes médicaux (p. 231-255), la seconde des médicaments (p. 255-268), d’une bibliographie indicative (p. 229-284), d’un index des noms de lieux et de personnes (p. 285-296) et d’un index des sources (p. 297-302).
L’introduction comprend un premier chapitre proprement historique, un deuxième consacré à la classification des trois grandes catégories de maladies mentales, un troisième décrivant les étiologies avancées, un quatrième sur les soins et une note à la traduction.
Le premier chapitre montre que si l’époque archaïque (VIe s. av. J.-C.) ne soigne que les maladies d’origine toxique ou organique, l’époque classique voit l’ouverture de la pensée médicale à la philosophie et par suite l’extension de son domaine. Hippocrate et son école dressent un tableau des troubles mentaux dans La Maladie sacrée (Ve s. av. J.-C.). Néanmoins, l’examen de ces troubles considérés comme des affections du cerveau ne s’accompagne pas encore de soins. À la période hellénistique, les découvertes anatomiques et pharmacologiques élargissent les perspectives thérapeutiques. C’est toutefois en réaction à cette « médecine des médicaments » qu’émerge, à Rome, la définition des troubles mentaux. Lorsqu’entre le IIe s. et le Ier s. av. J.-C., Rome étend son pouvoir sur les royaumes hellénistiques, l’intégration de la maladie mentale à la médecine est déjà bien avancée. Cette époque est marquée par un nom : Asclépiade de Bithynie. Il récuse le modèle hippocratique fondé sur les humeurs, élabore une théorie atomiste en écho à l’épicurisme qui règne en son temps et renouvelle les méthodes de soins. Même si sa doctrine est combattue, sa notion générique d’aliénation mentale s’impose tout comme ses traitements : son disciple Thémison fonde l’école méthodiste et opère une classification générale de ces maladies selon leur temporalité et la présence de fièvre. Son schéma est adopté à Rome. Il permet l’union des concepts psychopathologiques et leurs distinctions réciproques. Au siècle suivant, comme en témoigne l’œuvre de Celse, la classification des maladies mentales en trois genres est établie, chacun bénéficiant d’un traitement propre. Au IIe s., malgré le discours antiasclépiadien de Galien, la dénomination de ces trois genres reste la référence. Les traités de Caelius Aurelianus achèvent cette histoire. Inspirés du médecin Soranos (IIe s.), ils sont les meilleurs témoins du « néométhodisme ». Ils fournissent l’exposé de psychiatrie le plus substantiel de l’Antiquité et préparent le legs gréco-romain à la médecine médiévale occidentale, avec la terminologie officielle.
De ce tableau ressort l’importance de la littérature médicale latine dans l’histoire de la perception de la maladie mentale et de son traitement : héritière de la médecine grecque, elle donne consistance à une conception unitaire du soin.
Le deuxième chapitre évoque la taxinomie, caractéristique de la science romaine, là où la grecque préfère l’explication. Il développe la classification des trois grands « genres » de maladie mentale : la phrénite, la manie et la mélancolie. La première se distingue par son aspect corporel et la présence de fièvre ; la deuxième est considérée comme la folie à l’état pur ; la troisième jouit d’une plus grande empathie de la part des médecins : elle est considérée comme déraison des sentiments parfois caractéristique des grands hommes, dans la suite des réflexions aristotéliciennes à son sujet. Je soulignerai ici l’attention portée par P.-H. Ortiz au vocabulaire latin. Ses scrupules sont fidèles à ceux de ses auteurs, bien que ceux-ci les négligent parfois. La question se pose peu pour la phrénite, finalement considérée comme une maladie physique. La manie (μανία), en revanche, pose difficultés. Si le latin insania, présent chez Celse, peut traduire ce terme grec, son usage comique et populaire pour désigner le fait d’« être malade » au sens de « fou », ne convient pas au langage juridique et par suite médical. Furor, consacré par le droit et qui rappelle la tragédie, est plus adapté, d’où son adoption privilégiée par Caelius (p. 78-79). Son apparence de verbe passif signifiant « être volé » véhicule en outre l’image opportune d’une dépossession ou d’un ravissement. Le choix de traduire en français par démence (de-mens) tend à rendre, dans un langage médico-légal désuet, les nuances perçues par le médecin latin, ce qui permet d’éviter malentendus et chevauchements de sens. Quant à la dénomination de mélancolie, elle se rapporte en fait à deux concepts. Dans la tradition hippocratique jusqu’à Galien, elle désigne un vaste spectre de maladies liées à la bile noire, avec symptômes psychiques ou non. Mais dans la tradition proprement romaine de Celse et Caelius, elle désigne un état de mal-être sans effet pour le juge, mais qui inquiète le médecin en raison de sa gravité.
Le troisième chapitre décrit les explications données à ces trois types de maladies, depuis les explications hippocratiques humorales jusqu’aux explications atomistes des méthodistes. Le chapitre quatre expose les principaux soins, dont l’enfermement des malades et les pratiques brutales que les néométhodistes tendent à atténuer au profit d’une alliance thérapeutique d’inspiration hippocratique.
J’ai souligné l’attention portée à la traduction des extraits cités ensuite. P.‑H. Ortiz précise sa méthode dans le dernier chapitre de l’introduction. Cette traduction se fonde sur l’édition du texte de Celse établie par F. Marx (1915) et revue par W. G. Spencer (1935) et sur l’édition du texte de Caelius Aurelianus par G. Bendz (1990).
Avec cet ouvrage, la Roue à Livres accueille une présentation fine et rigoureuse de la médecine psychiatrique non seulement à Rome, mais dans l’Antiquité gréco‑romaine. Les extraits les plus pertinents sont traduits avec une précision remarquable, les rendant accessibles à tout lecteur intéressé par le sujet. L’auteur et la collection atteignent cet objectif avec un succès dont on ne peut que leur être reconnaissant.
Fabienne Jourdan, CNRS – Sorbonne-Université
Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 307-309