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Depuis un peu moins d’une décennie, la norme est l’objet, relatif, d’études en Antiquité, et c’est dans cette tendance que s’inscrit La norme sous la République romaine et le Haut-Empire. Élaboration, diffusion et contournements, bien que cet ouvrage se distingue par un angle d’approche nouveau. Jusqu’à présent la question de la norme a été traitée dans son aspect religieux lorsqu’elle n’était pas abordée d’un point de vue juridique. Pensons à La norme en matière religieuse en Grèce ancienne publié en 2009[1] et à La norme religieuse dans l’Antiquité publié en 2011[2]. Cependant, on regrettera que ces travaux s’arrêtent à une définition de la norme éclipsant toutes les strates qui la construisent. Certes, le dossier « normativité » proposé dans la revue Métis en 2010[3] tendait à éclairer cette notion complexe, mais c’est en réalité soit à des considérations (trop) conceptuelles soit des définitions trop rapides que se sont arrêtées les différentes contributions.

C’est donc le grand mérite de La norme sous la République romaine et le Haut-Empire. Élaboration, diffusion et contournements que d’aborder la norme dans sa pluralité et mener une réelle réflexion autour de cette notion. Plus encore, d’adopter une approche sociale étant donné que « les normes ont toujours une valeur identificatoire » (p. 12), car elles ne sont pas seulement un concept, mais impliquent des individus (ce point est développé dans l’article d’H. Bruhns, p. 35-51). En effet, le projet de ce colloque sur « les ‘fabriques de la norme’ sous la République et le Haut-Empire romain » qui s’est déroulé à Reims en mars 2014[4], dont est issu le présent ouvrage, n’était pas de « mettre outre mesure l’accent sur le droit, d’une part parce que le rapport entre la norme et le droit a été jusqu’ici mieux étudié, d’autre part parce qu’une mise à distance de la sphère juridique permet de mieux prendre en considération les pratiques sociales réelles et rend davantage compte de la flexibilité des normes » (p. 12). On ne peut qu’apprécier ce choix judicieux. C’est ainsi que les 34 contributions (dont deux en anglais et deux en allemand) sont réparties entre 9 thématiques : 1. Introduction, 2. Traditions savantes et naissance des normes, 3. Normes et religions, 4. Le rôle des institutions et des élites sociales dans l’élaboration de la norme, 5. Le rôle du peuple et de ses représentants dans l’élaboration de la norme, 6. L’armée et les normes, 7. La diffusion des normes, 8. Conclusion, 9. Épilogue : de l’amitié franco‑allemande (Reims, 13-15 mars 2014).

Il ne s’agira pas ici de présenter chacune de ces contributions puisque l’ouvrage offre pour chacune d’elles un résumé en français, allemand et anglais, très pratique (p. 563-599), bien qu’il manque celui de la contribution de S. Estienne, V. Gasparini, A. F. Jaccottet, J. Rüpke, sur « la religion romaine : une fabrique de la norme ? » (p. 201-216), absence regrettable.

Ces pistes de réflexions autour de la pluralité et l’angle social annoncées dans l’avant-propos (p. 11-14) sont complétées par une précieuse mise au point de C. Lundgreen dans un dense article introductif sur « norme, loi, règle, coutume, tradition : terminologie antique et perspectives modernes » (p. 17-33). L’approche est diachronique et transdisciplinaire : C. Lundgreen s’appuie notamment sur les études en philosophie analytique et en sociologie, ce qui nourrit pleinement la réflexion sur la norme dans l’Antiquité. Toutefois, pour la sociologie est cité en référence, entre autres, un article de P. Demeulenaere issu du Dictionnaire des sciences humaines[5]. Il aurait été préférable ou complémentaire de citer le manuel du même auteur Les normes sociales. Entre accords et désaccords[6] dont non seulement le titre répond parfaitement à l’analyse de C. Lundgreen sur les normes (acceptation/rejet ; attente/déception), mais offre une bibliographie plus conséquente.

Des différentes contributions qui constituent la publication ressortent plusieurs constats sur les normes. Premier constat, elles sont évolutives et non figées (C. Wendt, p. 275‑281 ; C. Badel, p. 543-555) comme le dit clairement F. Hurlet : « La norme, loin d’être figée, est une réalité mouvante qui s’adapte au contexte non pas de rupture, mais par petites touches successives » (p. 289). En cela, les normes s’adaptent à différents contextes (P. Cosmes, p. 447‑462), évoluent par les interactions sociales (A.‑C. Harders, p. 241‑252), se construisent par les individus – qu’ils soient en accord ou en confrontation (E. Flaig, p. 399‑408) – pour un groupe ou une communauté (P. Le Doze, p. 89‑110 ; A. Gangloff, p. 111-125 ; J.‑P. Guilhembet, p. 153-170 ; É. Deniaux, p. 263-273) et c’est pour cette raison qu’elles sont un bon outil pour établir une histoire sociétale (J.‑M David, p. 141‑152, P. Eich, p. 333-353). C’est notamment ce que présente É. Ndiaye dans son article sur les « Stéréotypes ethniques et “sagesses barbares” dans l’élaboration des normes identitaires du citoyen romain : l’exemple des Gaulois » (p. 171-187). Au‑delà de la définition du barbare qui émerge en opposition aux Romains, l’auteur montre bien comment les normes se construisent entre elles et comment elles contribuent à construire ce qui est en dehors de la norme. Cependant, les normes ne catégorisent pas strictement (les critiques sur les barbares sont récurrentes, mais leurs qualités peuvent parfois être mises en avant, (p. 180-187) et ne sont pas fixes (« plus on stigmatise la barbarie des Romains, plus on est enclin à signaler l’humanité des barbares », p. 185). De façon pertinente, l’auteur rappelle que les questions des constructions identitaires suscitent un intérêt dans les études antiques, en appuyant son propos par les études de Fr. Prost[7] et P. Ruby[8]. Toutefois, peut-être aurait‑il été bon de citer également les deux ouvrages dont sont issus ces articles (Identités et cultures dans le monde méditerranéen antique[9], et le dossier consacré à L’individu et la communauté. Regards sur les identités en Grèce ancienne, publié dans la REA[10]), étant donné qu’il marque les débats historiographiques actuels autour de la notion d’identité, renouvelant la vision de J.‑P. Vernant[11].

Deuxième constat, les normes ne se construisent pas toujours explicitement et ne prennent pas forme uniquement dans les lois (U. Walter, p. 533-540) comme cela se constate clairement avec les vêtements (J. Meister, p. 189‑198) ou les graffitis (M. Corbier, p. 501‑515). Il en est de même du domaine religieux pour lequel les normes ne sont pas régies par des règles strictes. En cela l’article commun de S. Estienne, V. Gasparini, A.‑F. Jaccottet et J. Rüpke sur « la religion romaine : une fabrique de la norme ? » (p. 201-216), offre une belle étude sur la pluralité normative et sur sa construction par les individus, permettant ainsi de discuter la distinction « religion civique »/ « lived religion ». Cet article fait écho, tout en le prolongeant, aux réflexions menées dans l’ouvrage collectif sur La norme en matière religieuse en Grèce ancienne[12]. La méthode d’analyse adoptée dans cet article à quatre mains fait figure d’exemple et devra être appliquée à la Grèce : pluralité des normes, réflexions autour de la valeur normative des règlements religieux (dans la continuité des travaux de R. Parker et de S. Georgoudi, par exemple[13]). En effet, les réflexions devront être poursuivies, car non seulement elles s’ouvrent à des problématiques religieuses, mais elles permettent, de facto, de s’interroger sur les aspects civiques et de prolonger les études sur l’individu dans la société antique. C’est d’ailleurs ce que propose l’article d’H. Leppin (p. 217-237) qui revient sur l’emploi de « tolérance » et « liberté » religieuses, car inexistantes législativement. L’auteur démontre que ces notions permettent tout de même de s’interroger sur le contexte politico-religieux du IIIe s. ap. J.-C., et les rapports sociaux entre chrétiens et païens.

Les normes sont donc le plus souvent implicites et, par conséquent, se définissent en négatif (Cl. Moatti, p. 355-372 ; F. Van Haeperen, p. 389-397). C’est le troisième constat. P. Letessier, en s’intéressant à la palliata (p. 77‑87), montre très justement qu’il est difficile de cerner les normes puisqu’elles sont admises. Ce sont donc les écarts, particulièrement les écarts affirmés, qui permettent de saisir les normes (p. 78). Par conséquent, ces écarts explicites, qui sont plus que des déviations, sont surtout à l’origine de nouvelles normes. En cela, les normes sont mouvantes (A. Ganter, p. 253‑262 ; R. Baudry, p. 319-331), comme nous l’avons écrit plus haut.

Quatrième constat, un contexte de tension laisse percevoir les valeurs auxquelles une société est attachée (C. Courrier, p. 409-443), tout comme la nécessité de mettre en place un cadre normatif se fait davantage sentir en période de crise ou de troubles (T. Lanfranchi, p. 375-388). Ceci est bien développé par l’article de D. Engels sur « Construction de normes et morphologie culturelle. Empire romain, chinois, sassanide et fatimide – une comparaison historique » (p. 53-73) : à un contexte similaire, différentes civilisations répondent de la même manière. Notons cependant que la comparaison entre les différentes sphères culturelles étudiées dans cette contribution pose quelques problèmes. Tout d’abord, un bornage chronologique serait nécessaire, notamment lorsque l’auteur annonce en introduction qu’il souhaite mettre en parallèle Rome avec « la construction de l’empire de Qin Shi Huang Di, le règne de Chosroès, et les dynasties byzantines et musulmanes du Xsiècle » (p. 54). Ainsi quand la Chine est abordée (p. 55), cette absence de mises en perspectives chronologiques perturbe la lecture. L’auteur passe en revue les différents règnes de 770 av. J.‑C. (chute des Zhous orientaux) à 246 av. J.‑C. (fin des royaumes combattants), sans que l’on sache véritablement à quelle période il souhaite s’intéresser pour comparer la Chine et Rome. Ensuite, la comparaison de plusieurs sphères culturelles à des périodes différentes, dans le but de montrer qu’elles ont répondu de la même façon à des tensions socio-politiques, suscite une certaine réserve : cette étude diachronique ne risque-t‑elle pas de plonger l’auteur dans une recherche de structures similaires cédant ainsi plus à la pétition de principe qu’à l’analyse raisonnée ?

Ces remarques mises à part, il reste intéressant de constater qu’à un contexte sociétal proche, différentes civilisations répondent de façon comparable, notamment en s’appuyant sur une tradition idéalisée pour justifier les changements ou les nouveautés.

C’est le cinquième constat : le changement est présenté comme un retour à un état antérieur (A. Suspène, p. 485-499). Le mos maiorum apparaît alors comme la référence, la norme non modifiable bien que sa définition soit en réalité variable (T. Itgenshorst, p. 517-531).

Les différentes contributions offrent une réflexion riche sur la norme, ou plutôt les normes si on l’admet dans sa pluralité. On regrettera cependant que dans beaucoup d’articles cette notion soit employée sans être véritablement interrogée. Peut-être qu’une définition dans chacune des 34 contributions aurait été redondante, mais sans doute aurait-il été possible de trouver une solution intermédiaire entre un emploi non justifié et une remise en question permanente de cette notion. En cela les articles d’O. Devillers (p. 127-139), de M. Humm (p. 301-317) et de P. Assenmaker (p. 463-481) se présentent comme de beaux exemples de ce que l’on pouvait attendre de certaines contributions dont le propos manquait parfois de clarté. En effet, dans certains articles, la norme semble abordée plus furtivement et l’on regrette que la problématique de départ ne soit pas davantage mise en avant.

Un collectif regroupant autant de contributeurs (37) a l’avantage d’aborder de nombreux aspects et de proposer un outil riche et pratique, notamment par l’existence d’un index des sources (p. 661-675), d’un index des noms (p. 677-682), ainsi qu’une bibliographie extrêmement dense et fort utile pour qui s’intéresse à la question des normes (p. 601‑659).

Les coquilles sont cependant nombreuses. Dans plusieurs contributions, les références bibliographiques en note de bas de pages ne sont pas rapportées dans la bibliographie générale et finale[14]. Notons également des erreurs dans les années d’éditions et dans les noms[15]. Enfin, signalons une dernière incommodité, qui relève des normes éditoriales. Dans les notes de bas de pages, les noms des auteurs sont indiqués sans la première lettre de leur prénom, suivi de la date d’édition de l’étude. Ceci pose quelques problèmes lorsqu’on se reporte à la bibliographie générale. Par ex « Martin 2000 » (p. 175 n. 41) est une entrée qui comprend plusieurs homonymes. Il faut donc parcourir les différents « Martin » avant de trouver, grâce à la date, l’auteur idoine. Si plusieurs homonymes avaient publié la même année, il eût été impossible de les différencier.

Ces quelques critiques purement matérielles, n’enlèvent rien à l’intérêt et surtout à la qualité de cet ouvrage qui devient le plus complet à ce jour sur le sujet et une référence, notamment méthodologique, pour traiter des normes dans l’Antiquité.

Alexandra Kovacs, Université de Franche-Comté – ISTA

[1]. P. Brulé éd., La norme en matière religieuse en Grèce ancienne. Actes du XIe colloque du CIERGA (Rennes, septembre 2007), Liège 2009.

[2]. B. Cabouret, M.-P. Charles-Laforge éds., La norme religieuse dans l’Antiquité. Actes du colloque organisé les 14 et 15 décembre 2007 par les Universités Lyon 2 et Lyon 3, Paris 2011.

[3]. Mètis. Dossier « Normativité », numéro spécial 8, 2010.

[4]. Le titre de ce colloque n’est pas sans faire écho à V. Beaulande-Barraud, J. Claustre, E. Marmursztejn dir., La fabrique de la norme. Lieux et modes de production des normes au Moyen Âge et l’époque moderne, Rennes 2012. Toutefois, ce dernier abordait la question d’un point de vue largement juridique.

[5]. P. Demeulenaere, « Normes et valeurs » dans Dictionnaire des sciences humaines, S. Mesure, P. Savidan dir., Paris 2006, p. 814-816.

[6]. P. Demeulenaere, Les normes sociales. Entre accords et désaccords, Paris 2003.

[7]. Fr. Prost, « Introduction » dans Chr. Müller, Fr. Prost éds., Identités et cultures dans le monde méditerranéen antique, Paris 2002, p. 9-12.

[8]. P. Ruby, « Peuples, Fictions ? Ethnicité, identité ethnique et sociétés anciennes », REA 108, 2006, p. 25-60.

[9]. Chr. Müller, Fr. Prost éds., op. cit. n. 7.

[10]. Fr. de Polignac, P. Schmitt Pantel, « L’individu et la communauté. Regards sur les identités en Grèce ancienne », REA 108, 2006.

[11]. J.-P. Vernant, « L’individu dans la cité » dans J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris 1989, p. 211-232.

[12]. P. Brulé éd., op. cit. n. 1.

[13]. R. Parker, « What are Greek Sacred Laws ? » dans E. M. Harris, L. Rubinstein eds., The Laws and the Courts in Ancient Greece, Londres 2004, p. 57-70 ; S. Georgoudi, « Comment régler les Theia pragmata. Pour une étude de ce que l’on appelle “lois sacrées” », Mètis. Dossier « Normativité », numéro spécial 8, 2010, p. 39-54.

[14]. Par exemple « Schmitt Pantel 2010 » cité p. 18 n. 2 ou bien « Lundgreen 2016 » cité p. 171 n. 3.

[15]. Par exemple l’ouvrage de D. Cohen, E. Müller-Luckner éds, Demokratie, Recht und soziale Kontrolle im klassischen Athen (Schriften des Historischen Kolleg 49), Munich, n’a pas été publié en 2012, mais en 2002.