Dans cet essai publié chez Odile Jacob, Denis Knoepfler (DK), Professeur au Collège de France et membre de l’Institut, porte à la connaissance d’un large public les résultats de la recherche pluridisciplinaire qu’il a menée sur le héros Narcisse depuis près de trente ans. « Le noyau » de cette entreprise est la conférence qu’il a donnée le 15 mars 2008, lors de la réception organisée pour la remise du prix de l’Institut de Neuchâtel. De la prestation orale le livre a gardé le style alerte ; la lecture est facilitée par l’absence de notes et la bibliographie, judicieusement commentée, est rejetée en fin de chapitre. Pour qui veut connaître la base documentaire de la thèse développée, l’auteur a établi un appendice épigraphique qui réunit pour la première fois la totalité des monuments chorégiques d’Érétrie. En jouant sur plusieurs registres, les titres des 7 chapitres qui composent cet ouvrage, guident le lecteur tout en aiguisant sa curiosité. La référence poétique affleure dans le « jardin fleuri de Thespies » (chapitre II), tandis que le goût du sensationnel s’affiche avec humour dans le dernier titre : « Un homicide involontaire transformé en en suicide passionnel? Alors, le meurtrier du Héros Silencieux court toujours! » (p. 191).
L’introduction (p. 15-28) justifie l’intérêt de l’ouvrage en rappelant combien les sources sur Narcisse sont riches et diverses. Si l’art, la littérature et la philosophie ont donné à ce héros une dimension universelle au cours des âges, l’épigraphie et les recherches archéologiques menées dans la région d’Érétrie sont une invitation à aller au-delà des apparences pour lui restituer sa patrie, son histoire et sa place dans les cultes. Pour DK, il importe de commencer par Ovide avec un impératif qu’expose le titre du premier chapitre : « Rendre à Ovide ce qui est à Ovide, mais pas davantage! » (p. 29-51), car le poète des Métamorphoses, auteur de la version la plus complète du mythe, est l’héritier d’une tradition littéraire née dans les cités de l’Orient hellénisé au lendemain de l’expédition d’Alexandre. À partir du second chapitre, DK conduit son lecteur à suivre le héros, de la Béotie où il eut « sa résidence secondaire au pied de l’Hélicon », à sa véritable patrie située en Eubée, dans la région d’Érétrie (p. 53-72). Le chapitre III (p. 73-100) analyse les raisons de l’annexion de Narcisse à la geste béotienne avec « le statut d’étranger domicilié », dans un cadre naturel exceptionnel : la source dite de Narcisse près de Thespies. Grâce à Strabon qui était fin connaisseur d’Apollodore d’Athènes, et grâce aux résultats des fouilles archéologiques, DK peut situer l’herôon de Narcisse l’Érétrien dans l’homérique Graia à l’embouchure de l’Asopos. Une fois ce site abandonné pour cause d’inondation, le mnèma fut construit par les Érétriens à proximité du sanctuaire d’Amphiaraos, avant le milieu du Ve siècle. La disparition du tombeau fut contemporaine du déclin de la cité d’Érétrie et de l’annexion définitive de l’Oropie par Athènes. C’est en remontant le cours de l’Asopos que le culte de Narcisse, vivace pendant au moins 5 ou 6 siècles, put se diffuser dans la région de Tanagra et en Béotie, jusqu’au lac Copaïs. L’Eubée est « la véritable patrie de Narcisse » (p. 96). Comme l’explicite le titre du chapitre IV (p. 101-126), grâce à l’épigraphie Narcisse peut désormais porter son nom authentique, à savoir Narkittos. Cette restitution est permise par la lecture d’un monument chorégique dont la base porte l’adjectif féminin Narkitt[is]. DK l’attribue à l’une des six tribus d’Érétrie mises en place dès la fin du VIe siècle, dans un contexte isonomique. Le chapitre V (p. 127-158), présente en Narkittos le fils du veneur Amarynthos, et le situe dans l’entourage de la grande Artémis Amarusia en tant que « parangon du futur éphèbe » (p. 139), un « chasseur noir » comparable à Mélanion, à Méléagre et à Hippolyte. Le sanctuaire d’Artémis Amarusia, situé à 60 stades du rempart d’Érétrie, se trouvait alors sur le site mycénien de Paléoekklisiès (carte p. 152). Chasseur lui-même sur les terres de la déesse, Narkittos fut donc une figure emblématique de la Nature, dont l’origine remonterait à l’âge du bronze finissant. Le chasseur Narkittos et l’éphèbe Hyakinthos (chapitre VI, p. 159-189), ont été comparés par les Anciens. Jeunes gens d’une beauté exquise, associés l’un et l’autre à une métamorphose florale, ils sont tous deux voués à une mort prématurée, leur jeunesse étant à l’image du printemps grec, éclatant et bref. Par analogie avec les Hyakinthies, DK attribue à Narkittos l’Érétrien des fêtes qu’il prend la liberté de nommer Narkittia nonobstant l’absence de tout témoignage épigraphique. Dans les deux sanctuaires, celui d’Apollon à Amyclées et celui d’Artémis à Amarynthos, des cérémonies intégraient les jeunes gens au corps civique. Les aires de diffusion de ces rituels étaient complémentaires, les Hyakinthies en Grèce méridionale et orientale, les Narkittia en Grèce centrale et septentrionale (carte p. 177).
L’enquête se termine (chapitre VII, p. 191-208)par la recherche du meurtrier de Narcisse, appelé le Silencieux. À la thèse du suicide passionnel DK substitue celle de l’homicide involontaire dans le contexte d’une course de chars. Victime d’un meurtre qui appelait encore réparation, Narcisse ou plutôt sa tombe imposait le silence aux passants. De fait, Narkittos l’Érétrien était en raison même de son destin une divinité à la fois séduisante et redoutable. En conclusion, DK rappelle combien la tradition historiographique, même la plus récente sur Narcisse, négligea l’apport de l’épigraphie et de l’archéologie. Il tient à souligner encore une fois l’importance de l’excellent article de Pierre Hadot sur l’interprétation du mythe par Plotin (Nouvelle revue de Psychanalyse, 13, 1976, p. 81-108). En historien, il appelle de ses voeux des découvertes épigraphiques et archéologiques qui permettront d’affiner la chronologie et de mieux comprendre ce paysage de mer et de montagne, qui formait la patrie de Narcisse.
Cet ouvrage est passionnant de bout en bout. Les coquilles (p. 113, 133, 199) sont rares ; la bibliographie permet d’approfondir chaque point développé. D’une facture élégante, abondamment illustré (dessin, gravures, tableaux et photos), cet essai se lit comme un policier. Clair et tout en finesse, il devrait réjouir un large lectorat. De chapitre en chapitre, le lecteur suit l’enquêteur parti sur les traces de son héros, y compris quand il se met en scène, accompagné de sa famille, sur l’Acropole d’Érétrie, et découvre le 3 juillet 1975, une inscription importante pour sa démonstration (p. 108). Le lecteur adhère aux étapes d’une exploration qui sans s’interdire les doutes et les hypothèses, n’en fait pas moins état d’une érudition parfaitement maîtrisée. Ainsi à côté du Narcisse des arts et des lettres, s’impose grâce à Denis Knoepfler le visage d’un nouveau héros de la nature, Narkittos, bien enraciné dans sa patrie, la terre d’Érétrie.
Geneviève Hoffmann