Claude Jarry, Ingénieur civil de l’aéronautique, récemment reçu au grade de Docteur en Etudes grecques (Sorbonne, 2011) fait paraître en 2015 dans Les Belles Lettres, l’édition critique du Traité de l’astrolabe d’un auteur mal connu du public francophone : Jean Philopon (c.490-c.569). L’absence générale d’éditions, de traductions et d’études de cet auteur difficilement contournable de l’Antiquité tardive rende l’entreprise particulièrement méritante et, espérons-le, féconde.
Le Traité de l’astrolabe fait figure d’écrit à part si l’on considère l’œuvre de Philopon qui nous est parvenue. En effet, de ce dernier nous possédons quelques commentaires d’Aristote, qu’ils soient de son propre crû ou qu’ils proviennent de notes prises aux séminaires d’Ammonius d’Hermias que Philopon a édités avec certaines digressions toutes personnelles. Nous possédons également quelques écrits polémiques de cet auteur tardo-antique, les uns Contre Proclus, contre l’éternité du monde, et les autres, fragmentaires, contre la quinta essentia d’Aristote. Mentionnons également quelques publications théologiques dont un commentaire du récit de la Genèse là encore à fortes connotations polémiques.
Le Traité de l’astrolabe est d’une autre nature que les écrits que nous venons de mentionner. Il comporte en effet un aspect pratique qui tranche sur ceux-ci, car il y est question d’apprendre à se servir d’un instrument de mesure astronomique appelé astrolabe. Celui-ci en effet reproduit sur une surface plane le cosmos tridimensionné. Il est en mesure de lire toutes les informations que nous fournissent le positionnement des étoiles, la configuration du ciel et tous les mouvements qui peuvent s’y observer. Le traité philoponien, le plus ancien témoignage que nous possédions sur l’usage de l’astrolabe, paraît provenir d’une leçon orale qui a fait l’objet, dans un second temps semble-t-il, d’un projet d’écriture que la tradition manuscrite nous a transmise sous la forme d’une sorte de mode d’emploi à usage des débutants. Mais venons-en à la présente édition.
Formellement l’édition du Traité de l’astrolabe de Jean Philopon, proposée par Claude Jarry, comporte dix parties d’inégales grandeurs. Outre le court préambule qui situe la nouveauté de ce travail critique dans l’histoire des éditions modernes du traité, Claude Jarry introduit un premier moment de contextualisation historique par des considérations générales sur la vie et l’œuvre de Philopon. On constatera sûrement que ces éléments biographiques et bibliographiques proviennent pour une part non négligeable d’une traduction adaptée et amplifiée de l’excellent article ‘John Philoponus’ de Christian Wildberg paru ‘en ligne’ dans le Stanford Encyclopedia of Philosophy en 2003 (révisé en 2007). La troisième partie (p.XXI-LII) approche le Traité de l’astrolabe en situant l’usage de l’instrument dans le cadre de la représentation dite ptolémaïque du monde et en rappelant que l’instrument dont la mécanique y est partiellement décrite est en fait, assez simplement, une représentation plane et articulée du cosmos ancien.
Faisant suite à ce travail de contextualisation et de description de l’instrument, l’auteur de l’édition critique centre ses efforts sur le traité de Philopon, sur sa structure et sur son contenu (Partie 4, p.LIII-LXVIII). Cette partie se révèlera particulièrement utile à ceux qui sont peu familiers de la littérature scientifique tardo-antique d’autant plus que, comme nous le signalerons ci-après, le traité de Philopon tel qu’il nous est parvenu n’est pas aisé à aborder. Les deux parties qui suivent (5 et 6) présentent une certaine unité. Il s’agit pour la cinquième partie de proposer une étude particulièrement minutieuse de la tradition manuscrite (p.LXIX-CLXIX) qui pouvait constituer un obstacle à l’entreprise d’édition en raison d’un nombre particulièrement important de manuscrits à disposition. C’est d’ailleurs une difficulté de cette nature qui a freiné, il y a quelques trente années, ce projet dans lequel Alain-Philippe Segonds souhaitait s’engager (Cf. A.Ph. Segonds, Jean Philopon Traité de l’astrolabe, Paris, Astrolabica 2, 1981, p.5). Nous pouvons considérer cette partie comme l’apport le plus significatif de cette publication. Quant à la sixième partie (p.CLXXI-CLXXIX), elle propose une tentative de reconstruction de l’histoire du texte. La septième apporte quelques notes de présentation à l’édition critique (p.CLXXXI-CLXXXV) qui suit aussitôt. Le texte édité l’est selon les normes en cours dans Les Belles Lettres agrémenté d’un solide apparat et d’une belle traduction française. Une huitième partie fournit quelques matériaux (textes et notes) complémentaires. Enfin, la neuvième partie propose un lexique grec-français usuel dans le Traité de l’astrolabe de Jean Philopon et la dixième une bibliographie.
Les compétences de Claude Jarry en matière d’astronomie ancienne et en histoire des sciences ne laisseront aucun lecteur indifférent, mais il semble que, dans son ensemble, le néoplatonisme tardif, tel qu’il s’exprime dans les Ecoles d’Athènes et d’Alexandrie, lui soit moins familier. Le lecteur éprouvera sans doute le besoin de replacer par lui-même dans le cadre général des cosmographies antiques l’ensemble de ses propos, tout à fait remarquables par ailleurs, qui ne peuvent, en raison de leur nature que se cantonner à la cartographie du ciel et à l’astrolabe qui en fournit une ‘photographie’ actualisée et actualisable.
L’intérêt de l’ouvrage.
La publication soignée de cette édition était attendue depuis longtemps, nous le signalions, depuis qu’Alain-Philippe Segonds, l’appelant de ses vœux, ne se résigne en raison du très grand nombre de manuscrits découverts à remettre en circulation en 1981, la très vieille édition de Hase (1839) accompagnée de menus correctifs critiques (cf. Segonds, p.5). Il fallait que quelqu’un relève ce défi et l’on peut être gré à Claude Jarry d’y avoir consacré un temps considérable pour nous fournir un texte beaucoup plus sûr.
Il n’est pas inintéressant de noter que c’est la première fois que les éditions Les Belles Lettres publient un ouvrage de Philopon. Et s’il fallait mêler quelques craintes au plaisir de cette initiative, nous dirions que le fait d’avoir commencé par ce texte là, un texte scolaire somme toute qui ressemble étrangement à nos travaux dirigés contemporains, ne fait pas totalement justice à la particularité de la pensée du grammairien alexandrin, autant qu’à son génie et à ses redoutables ambiguïtés.
Nous voudrions enfin relever plusieurs difficultés auxquelles le lecteur de cet ouvrage se trouvera confronté. Elles sont de deux ordres. Le premier provient du fait que le lecteur du Traité de l’astrolabe est supposé avoir en main, tout comme les vraisemblables auditeurs de Philopon, un tel instrument, dans la pratique duquel il sera conduit pas à pas. Les quatre planches -montrant les composants d’un astrolabe (pages XL-XLIII)- que proposent Claude Jarry pour pallier à cette difficulté pourraient ne pas suffire à faire disparaître le sentiment d’inconfort que tel lecteur pourrait éprouver en l’absence physique de l’instrument et, de facto, en situation d’impossibilité à le manipuler. Claude Jarry l’avait d’ailleurs lui-même noté : il est particulièrement difficile de suivre le texte pour quiconque n’a pas un astrolabe dans les mains, ou au moins sous les yeux (p.LXVII).
Le second ordre de difficultés découle de l’impression générale qui émane de la lecture de cette initiation. Alors qu’on pouvait s’attendre à un document abordant son sujet, certes avec modestie, mais surtout avec clarté, plusieurs passages du traité étonnent l’éditeur particulièrement bien renseigné en matière d’astronomie. C’est un peu, selon lui, comme si Philopon avait du mal à rendre claires certaines choses, ou, s’interroge-t-il, comme s’il les maîtrisait mal (Cf., p. LVI). Plus loin Claude Jarry semble encore déconcerté en affirmant que le texte ne laisse pas de surprendre, et marque […] une certaine difficulté à bien comprendre les effets de la projection de la surface de la sphère dans le plan (p. LVII). L’éditeur manifeste à plusieurs reprises dans son analyse de l’ouvrage la gêne qu’il éprouve, soit par le style de Philopon, soit par ce qu’il pourrait bien considérer à son encontre comme certaines lacunes dans la connaissance de son sujet. Il insistera ainsi sur les explications de Philopon qui en deviennent redondantes à force de vouloir être convaincantes (p.LIX, LXI, LXIV-LXV) n’hésitant pas à parler de confusion, d’abus de détails, de verbosité à la limite du compréhensible avec, ajoute-t-il, une propension à tomber dans une logorrhée agaçante quand ce qu’il faut expliquer devient quelque peu complexe (Cf., p.LXVII). Tous ces aspects du traité philoponien risquent de ne pas rendre sa lecture attractive. C’est d’ailleurs le cas de nombreux autres textes antiques dont il est difficile de déterminer le genre entre ‘traité’ stricto sensu, notes de cours ou résumé didactique etc…
Dans tous les cas, ce témoignage ancien rendu enfin disponible grâce à la patience et au labeur de Claude Jarry méritait de retrouver sa place dans l’histoire des sciences. Toutefois, comme nous l’avons déjà signalé, la lecture de ce témoignage tardo-antique n’est pas sans soulever quelques interrogations et générer quelques besoins. Ce n’était certes pas le lieu d’une édition de texte mais un tel traité n’est pas sans appeler quelques précisions sur le contexte philosophique plus large de son apparition. En effet, l’approche de Philopon ne saurait être seulement celle d’un savant déconnecté d’une certaine physique et d’une certaine métaphysique. Or la lecture du seul traité de l’astrolabe édité ici à la fois génère quelques frustrations et en appelle à une contextualisation que cette seule édition n’apporte pas. On peut donc espérer que le beau travail de Claude Jarry et la confiance que lui ont faite les éditions Les Belles Lettres initient un intérêt renouvelé pour l’antiquité tardive en général et pour la pensée de Philopon en particulier.
Pascal Mueller-Jourdan