On sait que, avec les Confessions, saint Augustin inventa l’introspection. En réalité, c’est dès la période de Cassiciacum, un peu moins de vingt ans plus tôt, que le jeune démissionnaire de l’enseignement refuse le monologue et entame avec ses compagnons un dialogue qu’il veut platonicien. La recherche de la vérité est alors conçue comme le produit dialogué d’un dédoublement : comme Socrate avec son daimôn (voir le traité de Plutarque), Augustin dialoguait avec sa Raison, lui confessait ses doutes et ses désirs. Augustin manie là déjà l’introspection, avant les Confessions. C’est dans le De ordine qu’on trouve la métaphore de « l’œil de l’âme » (une image platonicienne, puis plotinienne, « l’œil intérieur ») qui n’est pas encore à même de dissiper les nuées pour apercevoir le soleil. Georgiana Huian, dans une thèse d’une très grande densité, soutenue en 2012, propose de trouver dans le « cœur » le concept unificateur de la pensée augustinienne. Le cœur est chez lui à la fois la visée, ce que l’on cherche à connaître, le moyen de la connaissance et le résultat de la quête. Les Confessions sont une offrande de ce même cœur (ecce cor meum ; 4, 6, 11) et une exploration de sa profondeur (cor altum). Ainsi que le synthétise brillamment Jean-Luc Marion dans sa préface, l’œuvre d’Augustin vise à donner une unité à cet ego éclaté mais, comme le constate Augustin, pourtant toujours « mien, où que je sois, qui que je sois » (Confessions 10, 3, 4). Le travail de l’auteur s’appuie sur une lecture minutieuse de la totalité de l’œuvre d’Augustin (et une connaissance approfondie des Pères grecs et latins), en cela il a une incontestable dimension philologique (Partie I : la centralité du cœur ou comment le sujet se découvre en crise). Il est aussi historique ou historicisant dans la mesure où l’on ne dénie pas à Augustin sa part de chair, d’incarnation (Partie II : le mystère incarné du soi) et d’inscription dans son siècle. Il est encore une interprétation philosophique de l’essence du christianisme d’Augustin (Partie III : Le cœur et la dynamique de l’amour). Il est enfin théologique et décrit un itinéraire (une peregrinatio) liturgique (Partie IV : l’exploration de l’intimité comme une prière). Naturellement ces distinctions sont toutes artificielles car la méthode de l’auteur est la même dans chacune de ces quatre grandes sections de l’ouvrage : citation des textes et commentaire au scalpel, formalisations conceptuelles et mises en perspectives avec une hauteur rare de pensée. On a bien là une phénoménologie du sentiment religieux qui n’est pas sans rappeler, par moments, certaines pages du cours de Martin Heidegger sur saint Augustin (Fribourg, 1920-1921), aujourd’hui disponible en traduction chez Gallimard. Que ce soit pour la chair, l’intimité, la peregrinatio, les pleurs, la grâce, le secret, la pensée cachée, la prière, l’âme, la dilection, l’amour et tant d’autres termes si difficiles, le lecteur trouvera dans l’ouvrage la référence pertinente, le passage commenté et l’analyse conceptuelle (en même temps que l’approche littéraire qui décrit la subtilité de toutes les métaphores) qui lui feront saisir la cohérence de la pensée d’Augustin pour lequel compte moins le « je » que ce lieu à la fois en crise, en recherche et en communion qu’est le cœur comme Augustin l’avait ressenti lors de l’extase d’Ostie, vécue avec sa mère Monique : « Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur, et dans l’oubli du passé, dévorant l’horizon de l’avenir (Philip. III, 13), nous cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour les saints cette vie éternelle “que l’œil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas entendue, et où n’atteint pas le cœur de l’homme (I Cor. II, 9)” » (Confessions 9, 10, 24). Précis, original, dense et profond, cet ouvrage démontre la fécondité d’une démarche qui fait fi des frontières génériques et refuse de s’enfermer dans les définitions académiques des champs de la recherche.
Stéphane Ratti, Université de Bourgogne-EHESS
Publié en ligne le 15 juillet 2021