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Devant la diversité des études proposées dans ce volume, on ne peut que se reporter au projet qui a conduit ce livre, à savoir un colloque de 2014 organisé à l’Université d’Artois : confronter différents champs disciplinaires sur la notion de frontière : frontière linguistique, religieuse, économique, sociale, géographique, culturelle, artistique et politique. La définition et la perception de la frontière sont envisagées comme une zone de rencontres, d’échanges, de regroupements mais aussi comme une zone de confrontation ou de fracture. Dans le cadre de la Revue examinons les articles qui concernent l’Antiquité.

Le premier d’entre eux propose, sous la plume d’A. Cadenas González, une étude de la sculpture dans les régions du limes de l’Empire romain, avec un intérêt particulier pour la bordure des Gaules et Germanies. En fait la recherche ne porte pas réellement sur les techniques de sculpture ni sur les grandes périodes de l’art mais sur le concept de romanisation. Le propos est de montrer que le processus ne fut pas linéaire ni uniforme mais « multifaceted » selon les régions et les catégories sociales et qu’il aboutit à une fusion « syncrétique » entre éléments indigènes et influences romaines. Une notion délicate à manier surtout dans les aspects religieux. Les types de monuments étudiés se répartissent en représentations divines, art funéraire, portraits. L’auteur choisit des exemples (dans trois régions, Gaule, Palmyre, Tripolitaine) de divinités indigènes fortement marquées d’indigénisme, là où des images classiques existent aussi. Pour les stèles funéraires, le monument bien connu du centurion M. Caelius qui tomba lors du désastre de Varus, offre une image certes de sculpture provinciale mais selon des modèles typiquement italiens, ce qui est logique puisque le défunt était originaire de Bologne, et celui qui lui éleva ce cénotaphe, son frère, aussi. Un bel exemple de la combinaison des influences sur le limes rhénan. Pour les portraits impériaux l’analyse est un peu courte, sans illustration, pour un sujet pourtant très travaillé. Dans cette matière les modèles étaient officiels et seule une maladresse d’exécution pourrait expliquer des variantes. Le thème était, en réalité, beaucoup trop vaste pour un court examen global et les conclusions apparaissent comme très évidentes, vu les exemples choisis. Par ailleurs les mêmes constatations, ou presque, pourraient être opérées dans des régions provinciales autres (très peu traitées ici) car la part du concept « frontière » se limite à l’influence des recrues diverses de l’armée romaine et non à la proximité de la Germanie libre et la romanisation est celle des provinciaux.

Le second propos porte sur la Troade et les Dardanelles et leur permanence stratégique, d’Homère à l’époque contemporaine. L’auteur, W. Pillot, se concentre sur l’Antiquité et envisage trois points : la géographie des espaces et la perception antique de la topographie des lieux, le poids de la guerre de Troie dans la région et l’identité complexe de la cité d’Ilion, qui a utilisé l’épopée homérique dans sa stratégie politique. L’auteur montre par différents exemples, comme les sacrifices à Athéna Ilias par les grands généraux, de Xerxès à Scipion, comment Ilion a développé une identité « transfrontalière » entre Europe et Asie, grâce à ses sanctuaires, et instrumentalisé le mythe troyen de diverses manières en fonction des différents envahisseurs. « Il s’agit d’une véritable stratégie diplomatique de survie développée par une communauté politique sise dans un espace frontalier constamment menacé ».

L’article suivant est philologique et littéraire : quels sont les mots et les notions de frontière et de limite dans la littérature grecque ? F. Pezzoli et D. Hernández de la Fuente, dans la suite des travaux de M. Casevitz, s’attachent aux textes grecs du VIIIe au IVe siècle avant notre ère, une époque où les idées de limite et de barbarie furent conceptualisés. Ils se livrent à une analyse comparative du vocabulaire de la frontière d’après les termes horos (ligne fixe), peras (fin d’un territoire), termôn et terma (lieux de passage), mais aussi methorios, eschatia et erêmos chôra qui désignent des zones de contact ou de désert aux confins des territoires. Il apparaît que ces termes définissent des terres d’un grand dynamisme susceptibles de changements selon les besoins de la polis ou ses vicissitudes.

Ces trois contributions portaient le regard théoriquement sur le bassin méditerranéen antique, bien que la première fût déjà centrée sur les frontières septenrionales de l’Empire romain. Le propos de M. Suttor, éditeur des Actes, fait ensuite la liaison entre Antiquité et Moyen Âge dans une rubrique consacrée à l’Europe du Nord. Il s’intéresse à la Meuse à laquelle il a déjà consacré plusieurs travaux et ouvrages, fleuve qu’il définit d’emblée comme une limite ou une frontière de l’Antiquité à nos jours. D’emblée le propos étonne car la Meuse n’était pas une frontière de l’Empire romain, pas même, sans doute, une frontière entre civitates. Dans le nord et l’est, la frontière de la Germanie inférieure par rapport aux Germains (le limes) était sur le Rhin, et la Meuse était à l’intérieur des terres romaines. Certains chercheurs proposent que la Meuse ait constitué la frontière entre la cité des Tongres et la cité des Cugernes (devenue colonia Ulpia Traiana) mais ce n’est pas certain. Il est plus probable que la limite se situait en deçà de la Meuse vers l’ouest et que, après avoir baigné la cité des Bataves, elle courait en pays cugerne avant d’entrer, un peu au nord de Maastricht, dans la cité des Tongres qu’elle traversait. Quoiqu’il en soit de ces détails, la Meuse n’était pas une frontière romaine, à la différence du Rhin. Pour faire entrer le fleuve dans le sujet du volume il faut envisager de manière très lâche la cité des Tongres comme une cité frontière, ce qu’elle n’était d’ailleurs pas, séparée d’elle par les Bataves et les Cugernes. Qu’elle appartienne à la Gaule Belgique ou à la Germanie inférieure sous le Haut Empire ne change rien à sa position géographique, que ses frontières propres ne soient pas sûrement établies non plus. En fait ce crochet par les Tongres n’intervient ici que pour expliquer l’origine de l’évêché de Liège, avec beaucoup de précaution en ce qui concerne la permanence ou non des limites concernées, mais fondamentalement indiscutable. Le sujet réel de l’article ne traite pas d’Antiquité et M. Suttor consacre sa recherche à la place de la Meuse au cœur de l’évêché de Liège aux époques mérovingienne, carolingienne, ottonienne, médiévale puis moderne. Il tente notamment d’établir si la Meuse a servi jusqu’au XIIe siècle de limite interne entre les pagi, puis il constate qu’elle constitue une référence spatiale aux XIIIe et XIVe siècles sans que l’on puisse assigner au cours d’eau une fonction systématique dans la délimitation des différents pouvoirs. Nous sortons ainsi largement des thèmes d’études de la Revue. Cinq communications traitent ensuite d’une querelle de l’université de Paris au XIVe siècle sur les notions d’appartenance à l’un ou l’autre évêché (Utrecht ou Liège), de la carte de ces territoires et du rôle de Jean Buridan (A. Destemberg) ; des populations scandinaves et de la frontière linguistique en Angleterre aux IXe-XIe siècles (A. Lestremau) ; du nord de l’Artois pendant la Guerre de Cent Ans (J.B. Santamaria) ; du Calaisis anglais entre 1347 et 1558 (St. Curveiller) ; de la difficulté à distinguer le territoire urbain du rural d’après l’exemple de Valenciennes à la fin du Moyen Âge (St. Pirez-Huart). Enfin, P. Schneider et M. Suttor proposent des conclusions assez brèves qui résument les différents articles et cherchent à les intégrer au projet.

Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier, Université Libre de Bruxelles

Publié en ligne le 15 juillet 2021