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La publication de l’architecture du mausolée de Belevi par Reinhard Heinz dans la vénérable collection des Forschungen in Ephesos (tome VI/1) fait suite à celle des données archéologiques concernant ce monument, publiées en 2016 dans la même collection par P. Ruggendorfer (FiE, VI/2) (voir la recension par L. Cavalier, publié sur ce site le 3 décembre 2018 ). Ces deux publications constituent une somme de connaissances qu’on peut considérer comme définitive et dont le corps est formé par l’apport extrêmement riche des travaux menés sur le site par l’Institut archéologique de Vienne de 2001 à 2005, dont ces deux savants ont été les principaux mais non les seuls acteurs. L’introduction contient un historique exhaustif de la recherche et un exposé des méthodes employées pour aboutir au présent ouvrage : on y trouve un plaidoyer bienvenu sur le caractère irremplaçable du dessin manuel accompagné d’un exposé des techniques contemporaines de relevé qui ont, elles aussi, été mises en œuvre et ont, dans plusieurs cas, permis d’aller plus loin que les méthodes traditionnelles. L’étude porte sur la totalité des vestiges conservés : noyau rocheux, vestiges en place et blocs ayant appartenu au monument (plus de 2.000), dont la plupart gisent sur place, mais le sarcophage et les sculptures sommitales sont au musée de Selçuk et les chapiteaux dans le dépôt lapidaire de l’agora d’Izmir. L’iconographie est d’une richesse exceptionnelle : une quantité impressionnante de blocs ont été dessinés et/ou photographiés, les planches sont d’une clarté et d’une précision époustouflantes. De nombreux schémas (mise en place des blocs), des coupes et élévations, des restitutions et quelques comparanda viennent à l’appui du texte et permettent au lecteur de suivre des descriptions extrêmement détaillées.

Le 2e chapitre est consacré à l’analyse architecturale et occupe les p. 17 à 151. Elle ne laisse aucune caractéristique dans l’ombre. Il n’est évidemment pas question de la résumer, donc de l’appauvrir, ici. Qu’il suffise de dire que la méticulosité du travail de relevé, de description et d’interprétation permet de rendre compte à la fois de la morphologie générale du bâtiment et du détail de la taille et de la mise en place des blocs. On citera certains des acquis les plus significatifs de l’étude.

Si la silhouette générale de l’édifice est connue (un socle rocheux contenant une chambre funéraire, habillé de murs en grand appareil sur les quatre côtés et surmonté d’un péristyle couronné par des statues), les recherches récentes en ont précisé beaucoup d’aspects. On constate ainsi que le plan de l’édifice, hécatompédon, n’est pas un carré parfait, puisqu’il y a une différence de 3,4 cm pour une longueur (moyenne) de 29,642 m. L’auteur remarque judicieusement que la présence du noyau rocheux empêchait de tirer les diagonales afin d’arriver à des angles droits parfaits. La crépis, encore en partie en place, n’est pas en contact complet avec le noyau rocheux et les vides, parfois importants, ont été comblés en coulant un mortier de chaux. Les blocs des assises des murs qui cachent le rocher sont de longueurs variables d’un côté à l’autre mais identiques à l’intérieur de chaque côté (les extrême sont les blocs du côté N, côté principal, qui atteignent 153,8 cm et ceux du côté ouest, 117,10 cm). Les murs sont à double cours de carreaux et panneresses. Le cours intérieur, invisible, est de facture médiocre, avec un recours fréquent à du mortier bouche-trou. L’analyse, très fine, a permis de déceler le sens de mise en place des blocs qui est, contrairement à l’usage, du centre vers les angles, et de définir 7 zones de chantier.

L’étude de la chambre funéraire, installée dans une cavité creusée dans le noyau rocheux, voûtée et dissimulée par l’habillage extérieur, mène à des conclusions importantes : la production simultanée, souvent mise en doute, du sarcophage et du couvercle dans la phase de construction originale est prouvée sans aucun doute. De plus, l’auteur démontre qu’il n’y a pas eu de réouverture de la chambre funéraire pour une 2e utilisation. En revanche, on ne peut exclure que la fermeture du sarcophage et de la chambre ait eu lieu un certain temps après leur aménagement. La chambre funéraire, dissimulée par le mur du côté sud, était totalement invisible et il y avait au nord une fausse porte, or ce dernier côté était aussi orné, à l’étage, d’une façade à colonnade et d’une porte monumentale :  tout était donc fait pour donner l’illusion que le côté nord était le plus important et l’on peut supposer que cela avait été conçu pour égarer d’éventuels pillards.

L’étage supérieur est un hapax dans l’architecture grecque : il ressemble au péristyle du Mausolée d’Halicarnasse, mais sans la pyramide qui surmonte celui-ci, et c’est une coquille vide. La péristasis corinthienne est redoublée du côté N par une colonnade in antis avec des colonnes à 24 cannelures doriques et chapiteaux à palmes (Blattkelchkapitelle). Le plafond de la péristasis est occupé par des caissons en pierre reposant sur l’entablement. Ce dernier est ionique, à frise profilée décorée d’un anthémion et denticules couronnés par une sima à gargouilles léonines qui sont des fausses gargouilles, car la toiture est inclinée vers l’intérieur du monument. Cette toiture ne couvre que la galerie, la cour intérieure étant hypèthre. La sima est couronnée de sculptures en ronde-bosse : griffons, chevaux, vases.

Le mur qui forme le fond de la péristasis est scandé du côté intérieur par des pilastres lisses. Il délimite une cour de plan carré. Le sol de celle-ci était incliné en direction de drains qui amenaient les eaux de ruissellement de la toiture périphérique et de la cour dans des fissures naturelles. Le mur nord comprenait aussi une porte médiane, sans doute précédée d’un escalier et flanquée de bases pour des statues et de deux fenêtres ou niches.

Le résultat est un monument extrêmement original, qui s’inscrit, certes, dans la tradition (encore récente alors) des tombeaux monumentaux sur podium (monument des Néréides, Halicarnasse) mais présente des singularités qui empêchent de le placer dans une tradition architecturale précise.

Les commentaires de l’auteur sur cet édifice en envisagent à peu près tous les aspects : techniques, typologiques, stylistiques, chronologiques. Les restitutions qu’il présente sont fondées sur un examen extraordinairement précis de tous les indices disponibles, ce qui rend la lecture parfois ardue mais aboutit à des conclusions très sûres. On soulignera ici quelques aspects particulièrement importants : la morphologie exceptionnelle du bâtiment (qui n’est pas du tout une imitation du Mausolée d’Halicarnasse), le recours à des techniques inhabituelles (voûte de la chambre funéraire dont les voussoirs sont agrafés entre eux, utilisation de mortier de chaux pour combler les vides entre les murs et le noyau rocheux ou sous les tuiles de la toiture), démonstration de la construction en une seule fois (mais sans arriver à la finition complète) et de l’utilisation concomitante de la chambre funéraire.

L’analyse architecturale identifie les influences stylistiques imprégnant ce monument, qui s’inscrit dans la généalogie des tombes monumentales avec socle et colonnade, avant et après son époque.  L’auteur invoque le bûcher funèbre d’Héphestion, carré, à étage et décoré de statues, avec un mur enfermant une cour, ce qui rappelle Belevi de façon frappante. En revanche, le rapprochement avec la tombe de Philippe et celle du Prince, à Vergina, est peu convaincant (pourquoi pas la grande tombe de Lefkadia ?). Le rapprochement avec la tribune des caryatides de l’Érechthéion est beaucoup plus judicieux, mais peu exploité…

Après un parcours des sources éventuelles d’inspiration, l’auteur présente le grand autel d’Artémis à Éphèse comme le meilleur exemple susceptible d’avoir influencé l’architecte de Belevi, ce qui surprend étant donné les dimensions et la fonction très différentes des deux édifices. Quant au plan de la partie supérieure du mausolée, il présente une certaine analogie avec les péristyles carrés des palais macédoniens puis des agoras hellénistiques. Or les dimensions du triglyphon de Belevi sont rigoureusement identiques à celles de la frise du palais de Vergina.

Un trait s’avère particulièrement remarquable, c’est la présence des chapiteaux à palmes : pour ceux-ci, les parallèles les plus proches sont en Éolide et en Mysie, mais surtout à l’époque hellénistique mûre. Les plus ressemblants, toutefois, sont beaucoup plus anciens : ce sont les chapiteaux du temple archaïque d’Athéna à Phocée… Il y a là un intéressant cas de survie prolongée d’un motif régional. D’autres traits trahissent une influence macédonienne très intéressante, notamment le chapiteau corinthien qui s’épanouit sur toute la colonnade périphérique de l’étage et est très proche de ceux de Samothrace (Rotonde d’Arsinoé et propylées de Ptolémée II). Certaines autres caractéristiques (en particulier la morphologie des caissons de la péristasis) imposent un rapprochement avec le Mausolée d’Halicarnasse, le temple de Didymes et celui de Priène. Dès lors, on ne peut s’empêcher de penser à la Bauhütte détectée par A. Bammer pour ces monuments, que l’auteur n’évoque pourtant pas. Par ailleurs, il est peut-être un peu exagéré de penser qu’Hermogène aurait pu glaner quelques idées dans le mausolée de Belevi, qui d’ailleurs n’est jamais cité par Vitruve.

L’étude métrologique aboutit, de son côté, à un constat surprenant : l’utilisation de deux pieds différents, l’un pour les dimensions en plan de l’édifice, l’autre, plus grand, pour toute l’élévation, serait l’indice d’une participation macédonienne à la construction. Les deux pieds auraient été utilisés conjointement dans la chambre funéraire. Ces constats et leur interprétation laissent un peu dubitatif.

Le mausolée de Belevi étant, de toute évidence, inclassable, on se rangera à la conclusion de l’auteur : « Der Entwurf von Belevi ist eine Synthese spätklassischer Traditionen aus Ionien und Karien mit teils neuen, teils althergebrachten Formenschöpfungen aus Makedonien und der Mutterland. » (p. 244).

Faute d’indices précis, l’auteur privilégie une date de construction entre l’extrême fin du IVe siècle et la fin du premier quart du IIIe siècle, pour finir par resserrer la fourchette vers les années 290-270. Cette question est liée à celle du destinataire et à celle de l’occupant, qui pourraient ne pas être la même personne, puisque, s’il paraît extrêmement vraisemblable que le mausolée ait été construit sous le règne de Lysimaque, il est sûr que ce dernier n’en a pas été l’occupant : les sources antiques précisent que le vieux roi fut enterré à Lysimacheia et on a découvert dans le sarcophage de Belevi une dent d’un homme de 50 ans au plus, c’est-à-dire beaucoup plus jeune que Lysimaque lors de sa mort. Comme R. Heinz démontre que le tombeau ne fut utilisé qu’une fois, il ne reste que deux solutions : soit Lysimaque y fut brièvement déposé avant d’être inhumé à Lysimacheia, et on aurait alors fermé le mausolée, le transformant en cénotaphe, soit c’est un autre diadoque qui y a été inhumé un peu plus tard (hypothèse de P. Ruggendorfer présentée dans le volume VI/2 consacré à l’archéologie du monument: Antigone le Borgne). Aucune de ces deux hypothèses n’étant pleinement satisfaisante, il est dommage que l’auteur n’ait pas pris en compte celle avancée par M. Grawehr (AK, 2014, 38-46) d’une utilisation du mausolée par Lysimaque pour y inhumer son fils Agathocle.

La lecture de cet ouvrage inspire un tout petit nombre de critiques. On n’est pas forcément convaincu par les réflexions sur les proportions qui, se fondant sur l’inclinaison centripète des éléments constitutifs de l’édifice (murs et colonnades), conjuguée avec la diminution en hauteur des assises des murs, y reconnaissent un procédé destiné à donner plus de hauteur et d’élégance au mausolée (un peu, dirait-on, comme la diminution des proportions de la tête humaine par rapport au corps dans la sculpture hellénistique !). De même, on a du mal à penser que la courbure de la crépis, extrêmement faible (2,5 cm sur 30 m ou 1/1200), soit vraiment un raffinement optique. Dans les deux cas, on pourrait songer à des astuces techniques : l’inclinaison comme précaution antisismique et la courbure de la crépis comme mesure pour éviter la stagnation de l’eau de pluie. Il n’y a aucune critique à émettre sur les aspects formels, tout au plus peut-on signaler un curieux dessin du mausolée d’Halicarnasse fig. 97 (p. 238) et une bévue sur un mot grec (« hekatompedoi » p. 239).

En somme, l’ouvrage de R. Heinz nous offre le dossier architectural exhaustif, d’une rigueur absolue, abondamment et magnifiquement illustré, du mausolée de Belevi : on ne peut que saluer avec admiration ce nouveau fruit du vaste programme mené par nos collègues autrichiens à Éphèse.

Jacques des Courtils, Ausonius – Université Bordeaux-Montaigne

Publié en ligne le 29 janvier 2021