Alors que les commentaires de S. P. Oakley sur la deuxième pentade de Tite-Live ont récemment beaucoup apporté à la connaissance des guerres samnites, c’est ici une monographie sur ce même conflit que propose L. Grossmann. Son étude n’embrasse toutefois pas la totalité des événements, mais retient certains épisodes ; elle se fonde en outre sur un questionnement sur les sources qui renseignent sur la période ; enfin, elle reste attentive à la politique intérieure romaine que marquent alors l’émergence d’une nouvelle nobilitas à forte coloration militaire et l’évolution des rapports entre consuls et Sénat, à la suite de la promulgation de la lex Ovinia. Ces orientations sont présentées dans un premier chapitre introductif, qui rassemble aussi quelques généralités sur les Samnites, leur culture matérielle, leur organisation politique et leur histoire jusqu’aux guerres qui les virent affronter les Romains ; y figure également une remise en cause de la division traditionnelle en trois guerres samnites.
Le chapitre 2 considère les débuts de la guerre, précisément les événements de Naples (327/326) et le commencement des combats (situé en 326). La comparaison entre Tite-Live et Denys d’Halicarnasse laisse apparaître deux cas de figure : pour ce qui est de Naples, Denys d’Halicarnasse a recours à une source complémentaire qui est plus proche des faits et qui lui permet de fournir un récit plus fiable ; pour ce qui est des premiers combats, par contre, les deux historiens disposent de la même source que chacun interprète en fonction des objectifs qu’ils s’est fixés sur les plans historique et littéraire.
Le chapitre 3 est consacré à la défaite des Fourches Caudines, qui est examinée point par point (antécédents, localisation, ruse samnite…), comparant les diverses versions ; les suites de l’événement, spécialement la question du traité romano-samnite, font l’objet d’une attention particulière. La tendance pro-romaine du récit livien (dont les grandes lignes auraient été déjà en place chez Claudius Quadrigarius) est soulignée.
Pour les années ultérieures, il devient possible d’utiliser le témoignage de Diodore à côté de celui de Tite-Live. L’auteur de la Bibliothèque Historique est ainsi brièvement présenté au début du chapitre 4 qui survole les événements entre 320 et 313. L. Grossmann estime que le garant de Diodore n’appartient pas à l’annalistique ancienne, mais est postérieur à la Guerre Sociale. Pour ce qui est des faits considérés, il voit les Samnites comme moins agressifs qu’on l’a parfois affirmé, plus disposés que les Romains à se satisfaire d’un statu quo. Il note également l’inclination des sources romaines à mettre en avant Rome et ses généraux ; le rôle prêté à Fabius Rullianus pour l’année 315 lui en paraît une illustration.
Le chapitre 5 couvre les années 311-304, durant lesquelles Rome renforce ses positions. L. Grossmann retient d’abord l’année 311 : pour celle-ci, aux récits de Tite-Live et de Diodore, qui diffèrent dans le choix des faits qu’ils rapportent, s’ajoute celui de Zonaras, davantage comparable avec le Padouan. Pour les années 306-305 – autre jalon retenu –, Tite-Live et Diodore coïncident au contraire dans les grandes lignes, mais présentent assez de différences pour que l’on pense qu’ils utilisaient des sources différentes ; ni l’un ni l’autre ne procure du reste un récit satisfaisant du point de vue historique.
Le chapitre 6 se concentre sur les années 296 et 295, spécialement sur la bataille de Sentinum. Là encore, l’examen des sources (incluant un fragment de Douris de Samos) conduit à plusieurs remises en question : sur l’existence d’une large alliance anti-romaine à Sentinum, sur la deuotio de Decius, sur la mission conduite en 295 par les propréteurs Fulvius et Postumius, voire sur l’importance même de la bataille.
Dans le chapitre 7, sur les années 292 et 291 (lesquelles ne figurent pas dans ce qui nous est parvenu de l’Ab Vrbe condita, même si l’on peut mettre à profit un fragment du livre XI de celle-ci), il s’agit surtout de revenir sur les actions qui sont prêtées à Q. Fabius Maximus Gurges, le fils de Rullianus. Une fois de plus, L. Grossmann invite à la plus grande prudence face aux informations que livrent notamment Dion Cassius, Denys d’Halicarnasse, Zonaras, Eutrope, Orose ou les Periochae.
Le chapitre 8 apporte une conclusion deux temps, d’abord sur les sources, présentées de façon générale comme problématiques, ensuite sur les faits eux-mêmes, invitant nuancer la vision traditionnelle des guerres samnites comme une lutte pour la domination de l’Italie.
L’étude tend, malgré une matière parfois complexe, à la clarté, suivant au sein chaque chapitre un découpage par épisodes ou péripéties (ce qui facilite une consultation « ciblée » de l’étude, aidée également par trois indices) et offrant chaque fois une récapitulation des principaux acquis. Quelques cartes aident aussi à la compréhension des démonstrations. On regrettera cependant la longueur de certaines notes. L’ensemble est riche en hypothèses et en mises au point et plutôt qu’en discuter chacune, nous reviendrons plus globalement sur l’esprit de l’enquête. Cherchant à préciser des localisations et des datations ainsi qu’à reconstituer l’enchaînement des faits, L. Grossmann se heurte à la prise de conscience des insuffisances de son dossier documentaire. Dès lors, amené à limiter, en termes d’histoire événementielle, son exigence à la mise évidence d’un noyau informatif indiscutable enrichi d’hypothèses vraisemblables et des apports ponctuels de l’archéologie ou l’onomastique, il arrête beaucoup de ses conclusions à un verdict sur la nature et valeur des sources. À cet égard, s’il relève avec justesse un grand nombre de falsifications historiographiques et s’il met avec raison évidence le poids de l’annalistique récente dans la tradition dont nous sommes tributaires, reste que sa mise en cause ne s’accompagne pas d’une réflexion plus approfondie sur la nature des sources, sur les conditions de leur rédaction, sur les pratiques littéraires et historiographiques des auteurs (au-delà d’un recours aux topoi qui appartient pour ainsi dire au « patrimoine générique ») ou sur leur idéologie (au-delà d’un romanocentrisme qui leur est commun)… Le cas emblématique en est Tite-Live, celui sans doute envers lequel la méfiance de L. Grossmann est la plus régulièrement exprimée ; il aurait pu être fait davantage écho à sa vision de l’Histoire de Rome, telle qu’elle s’est forgée au contact de l’idéologie augustéenne, conduisant à la valorisation de certains personnages, à l’insistance sur certains thèmes comme la concordia…, et si la bibliographie apparaît fort complète pour ce qui regarde la guerre samnite elle-même (254 titres en plusieurs langues, incluant notamment les travaux des spécialistes francophones : D. Briquel, C. Guittard, M. Humm, M. Mahé…), elle ne rend pas toujours compte des principales monographies ou ouvrages collectifs dédiés aux historiens utilisés (par exemple, pour Tite-Live, absence du classique P. G. Walsh, Livy. His Historical Aims and Methods, Toronto, 1961 ; pour Diodore, absence de D. Ambaglio, La Biblioteca storica di Diodoro Siculo : problemi e metodo, Côme, 1995 ; de E. Galvagno & C. Mole Vendtura, éd., Mito Storia Tradizione. Diodoro Siculo e la storiografia classica, Catane, 1991…). Il n’empêche que nous avons là une étude subtile, qui transforme ce qui aurait pu n’être qu’un exercice d’hypercritique en un discours constructif et stimulant sur les sources et sur l’élaboration de notre savoir sur l’événement. D’autres moments de l’histoire romaine mériteraient assurément d’être revus dans une perspective comparable, ainsi – pour rester dans le Samnium – la Guerre Sociale.
Olivier Devillers