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Issu du mémoire inédit qui accompagne le dossier d’habilitation à diriger des recherches, ce livre vient combler un manque dans l’histoire de l’édition des textes anciens. Il s’agit d’un travail remarquable : à l’érudition sans faille (utilisation des archives, des ouvrages critiques d’une façon qui paraît presque exhaustive) se joignent la rigueur des développements et des analyses, et les nombreuses perspectives offertes par les notes infrapaginales. Cette étude éclaire non seulement l’histoire de l’édition des textes anciens (sur le plan philologique ou sur celui du commentaire dans toutes ses orientations) mais aussi les stratégies éditoriales concernant une langue qui a perdu de son importance en cette première moitié du XIXe siècle.

Le livre de G. de Lachapelle étudie donc la « mise en texte » (terme, comme le dit l’auteur, d’Henri-Jean Martin) des œuvres antiques proposées dans les trois plus importantes collections françaises sous la Restauration et la monarchie de Juillet : la Bibliotheca Classica Latina (1819‑1832) sous la direction de Lemaire, la Bibliothèque latine-française (1825-1838) sous celle de Panckoucke, la Collection des auteurs latins (1837-1850) dirigée par Nisard. La première ne comprend que le texte latin, la deuxième le latin sur la page de gauche et la traduction française sur la page de droite (la « belle page »), la dernière la traduction assortie du texte latin en plus petits caractères : en peu d’années, l’évolution est notable.

Le premier des six chapitres (l’histoire des collections, le canon des auteurs, les équipes, l’établissement des textes, la traduction des textes, et l’appareil critique exégétique) s’ouvre sur une analyse de la situation éditoriale du latin au début du XIXe siècle. L’auteur ne se contente pas, en effet, d’analyser les collections : il entend également étudier leur réception (et aussi les arguments de vente) en analysant la presse. Pour ce faire, il a dépouillé des journaux (Le Constitutionnel, Le Journal des débats, Le Siècle, Le Moniteur, propriété de la famille Panckoucke) ainsi que des revues générales (Le Globe, La Revue de Paris, La Revue des deux mondes) et spécialisées (Le Journal général de l’instruction publique, Le Journal des savants, Le Lycée, La bibliothèque de l’école des chartes). L’étude sociologique commence par une présentation prosopographique. La vie de Nicolas-Éloi Lemaire (1767-1832) est l’objet d’une mise en contexte apportant nombre de détails passionnants qui contribuent à fournir une idée précise de l’entreprise de cet ancien commissaire du gouvernement sous le Directoire, devenu professeur de poésie latine à l’université de Paris. Désireux de ravir la première place à la science allemande, Lemaire obtient le soutien actif de Louis XVIII et l’argent du banquier Laffitte. C’est tout un pan de l’histoire intellectuelle et politique que dessine G. de Lachapelle, comme il le fait quand il présente le deuxième personnage, Charles-Louis Panckoucke (1780-1844) et ses stratégies financières, commerciales, éditoriales pour mettre en place une collection « moderne », c’est-à-dire qui propose une traduction de l’ensemble des textes de la littérature latine. Enfin apparaît Désiré Nisard (1806-1888) qui, après une carrière brillante dans la haute administration et dans la politique, sera élu au Collège de France en 1844. Nisard choisit, face à Panckoucke, de proposer la publication rapide de 27 volumes (en quatorze années, de 1837 à 1850) : typographie compacte (et présentant de nombreuses coquilles) sur deux colonnes pour réduire les coûts et viser un public de professeurs et d’étudiants, contrairement à Panckoucke qui imprimait pour un public plus aisé.

Le choix des auteurs montre bien la conception de la latinité à l’époque. La Bibliotheca Classica Latina de Lemaire ne retient pas les écrivains jugés médiocres (Aulu-Gelle), techniques (Vitruve) ou trop tardifs (Apulée) ; l’absence de Lucrèce est due à une interdiction de Louis XVIII lui-même qui ne voulait pas de cet auteur jugé irréligieux (ce qui est intéressant quand on mesure l’influence de Lucrèce au XVIe siècle par exemple). Panckoucke, moins restrictif certes, est cependant influencé lui aussi par la pruderie de la cour, jusqu’à ce qu’il puisse publier sous Louis-Philippe les œuvres incriminées précédemment. Nisard, qui vise l’exhaustivité, se défie de l’excès en matière d’érudition philologique : il refuse ainsi de donner des œuvres dont on ne possède que des fragments : seuls comptent les textes complets. Dans chacune de ces trois collections, les auteurs chrétiens sont largement absents (aucune œuvre de S. Jérôme, et S. Augustin apparaît seulement dans la collection dirigée par Nisard).

S’intéressant aux traducteurs (près de la moitié enseignent dans le secondaire ; il y a peu de professeurs dans l’enseignement supérieur sous la Restauration et la monarchie de Juillet), G. de Lachapelle se livre à une analyse de la condition économique des traducteurs pour tenter de comprendre leurs motivations : l’argent, certes, mais surtout le prestige pour la majorité qui se trouve dans de grands lycées et jouit d’un bon salaire.

Les textes, pris dans des éditions antérieures (souvent allemandes) sont peu amendés : il n’y a pas d’établissement du texte par la confrontation des manuscrits. Les traductions apparaissent bien vite comme nécessaires, en prose plutôt qu’en vers, car l’exactitude compte avant tout. Nisard s’efforce de reprendre des traductions des XVIIe ou XVIIIe siècles (parfois légèrement revues), car pour lui les œuvres de l’acmè de la latinité (le siècle d’Auguste) doivent être traduites par les auteurs de cette acmè qu’est le siècle de Louis XIV : ainsi, la traduction de Vitruve sera celle de Perrault.

Une longue étude (véritable modèle de clarté et de rigueur) concernant « l’appareil critique-exégétique » montre que la règle générale consiste à ne pas ensevelir le texte sous les notes, ni à proférer (comme le fait La Harpe) des jugements subjectifs. Les choix diffèrent ensuite : Lemaire suit le modèle allemand de désir d’exhaustivité ; la collection de Panckoucke propose une annotation plus légère, suivant des orientations différentes (scolaire, savante, littéraire…) ; Nisard choisit de donner un petit nombre de notes.

Laissons la parole à G. de Lachapelle : « si l’on voulait résumer la situation en quelques lignes, l’on pourrait dire que la “Biblioteca Classica Latina” a fourni pour la France le texte latin standard jusqu’au début du XXe siècle, ainsi que les commentaires, les bibliographies et les indices de référence ; la “Bibliothèque Latine-Française”, les traductions les plus communément en usage ; la “Collection des Auteurs Latins”, le modèle dominant en ce qui concerne la politique commerciale, la mise en page, la place dévolue aux notes et le rôle accordé à la traduction » (p. 395).

Plusieurs annexes figurent à la fin du volume : une étude sur l’iconographie des collections ; un tableau de l’ordre de parution des volumes et de la répartition par auteur ; une présentation des autres collections d’auteurs de l’Antiquité entre 1815 et 1850 ; un tableau synchronique des parutions des volumes ; une étude sur « les collections d’auteurs grecs entre 1815 et 1850 » ; un répertoire des traducteurs des trois collections considérées ; un index locorum et un index nominum (on pourrait regretter que ce dernier, qualifié certes de selectus, ne donne pas les noms des critiques mentionnés dans le texte).

Enfin il y a, en complément de ce livre imprimé, un ensemble, en ligne, de 963 pages que G. de Lachapelle nomme modestement des fiches et qu’il faudrait appeler des études analytiques, longues d’une dizaine de pages pour chaque volume considéré. Le lecteur y trouvera une mine de matériaux à exploiter.

Ce travail si clair, si rigoureux, si méticuleux, aurait été qualifié jadis de travail à l’allemande. En proposant des traductions élégantes, un style clair et souvent alerte, Guillaume de Lachapelle a réussi une forme de gageure : écrire un livre érudit qui se lise avec plaisir, avec bonheur. Qu’il en soit vivement remercié.

 

François Roudaut, Université Paul-Valéry (Montpellier III)

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 615-617.