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Ce troisième volume, très attendu, de l’édition de Servius aux Belles Lettres est dû à deux spécialistes majeurs du commentaire et de sa tradition, Giuseppe Ramires, éditeur du texte, et Muriel Lafond, qui a composé la traduction et les notes (« sauf indication contraire », comme par exemple n. 18 p. 251). La notice introductive est répartie entre les deux auteurs, Muriel Lafond ayant traduit de l’italien la partie dédiée à l’édition du texte par Giuseppe Ramires. Pour commencer par cette deuxième section (« Le texte », p. LXVII sqq.), l’éditeur y explique méticuleusement sa méthode et les restrictions ou les choix auxquels l’ont conduit les contraintes de la collection. L’édition se fonde, en effet, non seulement sur le réexamen de toute la tradition manuscrite ancienne du commentaire de Servius et de sa version augmentée (Servius auctus, appelé « SD »), mais également sur celui de la lecture approfondie de la tradition humaniste et des éditions antérieures. G. Ramires fait, bien sûr, référence aux travaux de C. E. Murgia, dont il a utilisé le stemma codicum, mais aussi aux siens propres[1], en particulier en ce qui concerne α, famille qui transmet un nombre important d’ajouts notables de SD pour le commentaire d’Énéide III-XII. Aux p. LXXVII-LXXVIIIl est ainsi fournie la liste des ajouts concernant le chant VIII que G. Ramires a édités ici comme relevant de Servius plutôt que de SD (des cas plus complexes sont ensuite discutés). Encore pour la tradition de SD, des recours à d’autres manuscrits, y compris de Virgile, sont exposés aux p. XCIII‑XCVI et, pour ce qui est des éditions imprimées (p. XCII-XCIX), G. Ramires souligne qu’il a pu rectifier des attributions d’émendations à des humanistes et en ajouter des nouvelles (dues, en particulier, à Guarino Veronese, et, au début du XVIIè s., à Ludovicus Lucius dont G. Thilo n’avait pu consulter l’édition, de 1613). Après de courtes précisions (que le savant aurait souhaitées plus amples) en ce qui concerne les variantes orthographiques qui se trouvent dans les manuscrits et l’apparat critique, il produit, sur un peu plus de sept pages, la liste des problèmes d’édition du texte et des solutions retenues et des différences par rapport à l’édition de Thilo. Cette deuxième section de la Notice introductive s’achève sur des remerciements, précédés par le rappel du principe de présentation du texte des commentaires serviens dans la CUF : les deux versions du commentaire sont réparties sur deux colonnes, le texte de Servius se trouvant à gauche, celui de SD à droite et en plus petit, et avec un texte écrit sur la largeur de la page lorsque le texte est commun aux deux versions. La première partie de la notice composée par Muriel Lafond est traversée par une thèse (que la chercheuse a eu l’occasion d’exposer et de détailler ailleurs), de sorte que l’importance de ce commentaire apparaît comme encore plus cruciale, en général et en particulier s’agissant du chant VIII, chant des origines : le texte doit être replacé dans un contexte qui est tout sauf banal puisque c’est celui d’un basculement historique où la culture et les traditions païennes subissent de plus en plus de pression, notamment de la part du christianisme ; précisément, le ou les commentateurs réagissent à ce contexte tantôt en contribuant à préserver la connaissance de la religion traditionnelle (et même à la « garder vivante », alors qu’elle est « sur le point de disparaître », p. L), en démontrant eux-mêmes un grand souci pour les origines, y compris celles de la langue, notamment à travers l’étymologie (p. XLI-XLII), en sauvant le mythe par le recours à la rationalisation ou, notamment quand il s’agit d’Hercule et spécialement de la part de Servius « même » (dont la voix devient dès lors perceptible, malgré la place prise par celle des autres et le poids de la tradition), en gommant ses aspects les plus sombres et gênants (p. LXI). La défense du poète commenté, Virgile, prend aussi un autre relief dans cette perspective. Muriel Lafond, elle, n’a pas besoin de défendre Servius : sa manière de le présenter et de présenter, dans l’ensemble, tout le commentaire, dans nombre de ses aspects et jusqu’à la « sensibilité poétique » (p. XXXVII‑XXXIX) qui se dégage de certaines scholies, devrait résolument donner tort aux personnes qui continuent de le compulser en riant parce que ses préoccupations sont loin des nôtres ou qu’il ne résout pas toujours nos interrogations (précieuses sont ici les pages, parmi les premières sur la « source d’étonnement » que peut constituer le commentaire, p. XVII sqq.) ; est par ailleurs ainsi fournie une très solide introduction qui sera précieuse à toute personne souhaitant réellement s’intéresser aux commentaires serviens. Un défaut mineur réside seulement de mon point de vue dans la désignation des « ajouts » comme des entités personnifiées (au lieu de SD, ou d’autres constructions de phrases) qui rendent moins immédiat le sens de certaines remarques (p. XLV par exemple). La comparaison avec d’autres commentateurs (je pense en particulier à Tiberius Donat) manque parfois (par exemple à propos de l’attitude d’Énée pendant la visite de Pallantée), de même que des rapprochements avec la critique virgilienne (je pense à la question de l’humilité du chant VIII – qui semble aussi importante que celle de la grandeur pour ainsi dire plus grande du chant II – ou aux aspects les plus troublants d’Hercule surtout si on le considère comme « prototype » d’Énée, voire d’Auguste). Mais on comprend que des contraintes d’espace aient pu peser sur cette introduction déjà longue et riche.

Venons-en à la traduction. Celle-ci est à peu près irréprochable, pour autant qu’une traduction puisse l’être : les tournures des commentateurs ne sont pas enjolivées, même si M. Lafond trouve souvent des solutions fluides voire élégantes en français. La récurrence des mots « outils » comme sane, scilicet, aut certe… (ou, du côté, des verbes, par exemple, constat) est reflétée dans la traduction, constante à leur propos, de même qu’un choix cohérent a été fait de ne pas traduire systématiquement les et et autem nombreux qui font le lien entre les phrases. Une note d’intention concernant cette traduction n’aurait néanmoins pas été superflue, de même que quelques explicitations ad hoc (comme sur le choix des termes pour traduire les couleurs, dès la première note). Je ne mentionnerai que quelques points qui m’ont semblé plus discutables : cum traduit par « comme » dans le commentaire de SD au v. 262 (au lieu de « lorsque » ou « vu que » – le verbe « être » n’est pas exprimé) ; « il n’y aura aucune opposition » dans le commentaire (Servius) au v. 40 p. 15, pour non erit contrarium qui implique plutôt la question des contradictions ou des incohérences de Virgile (le plus souvent réfutées par Servius ; cf. la traduction par « contradiction » dans la traduction du commentaire au v. 269 p. 80) ; victorum crimen, au v. 12 (DS), traduit par « la faute des vaincus » (il s’agit peut-être plutôt d’imputer le « crime » de la défaite voire, plus faiblement, de « taxer de vaincus » les Pénates mêmes de ces Troyens contre qui on demande de l’aide) ; sermone au v. 394, à propos de devinctvs, me semble être plutôt « le mot » que le discours (quoique suive le discours de Vulcain ; cf. la traduction de hoc sermone ad v. 356) ; au v. 688, Romanus Aegyptiam duxerat (à propos d’Antoine) signifie sans doute « en tant que Romain, il avait épousé une Égyptienne » plutôt que « un Romain avait dirigé l’Égypte ».

L’ouvrage semble avoir été très bien relu : il présente très peu de « coquilles » (comme egere écrit deux fois, à la suite, p. 44). Des défauts d’encre, évidemment non imputables aux auteurs, gênent la lecture par endroits (p. 10, p. 58, p. 74, p. 90, p. 122, par exemple, dans l’exemplaire reçu). L’usage des guillemets et des italiques pour les mots employés comme autonymes ne m’est pas apparu comme tout à fait clair, mais cela ne constitue certainement pas un frein pour qui lit le texte sans scruter sa présentation ou pour qui lirait surtout la traduction : dans le texte du commentaire au v. 233 le fait de ne pas mettre hunc silicem entre guillemets avec dico (dixerunt, p. 74) ne permet pas de voir immédiatement (cf. par contraste « huius coli » et « huius colus » dans la note ad v. 409) qu’il s’agit de la forme déclinée et du genre (« presque tout le monde dit hunc silicem », c’est-à-dire emploie le nom silex comme un masculin). Toutefois, au v. 53, je n’aurais pas, à l’inverse, mis de guillemets simples autour de pro monte dans le texte, parce qu’il me semble que le commentaire se demande si montibus a été mis pour monte – le pluriel « pour » le singulier – ou si le poète a, par le pluriel, voulu plutôt signifier inter montes.

Enfin, les notes complémentaires accompagnent la lecture de façon nécessaire, soit en proposant des approfondissements soit en élucidant les sous-entendus du commentaire (ce qui peut aller de l’allusion à un traitement antérieur – « comme il a été dit plus haut » – à la raison même d’être du commentaire à tel endroit et quasiment au raisonnement du commentateur).

En somme, ce volume est prêt à devenir indispensable tant pour la consultation et l’utilisation du texte des commentaires à l’Énéide VIII, grâce au travail de G. Ramires, que pour sa compréhension et son étude approfondies, grâce à la traduction et aux notes de M. Lafond.

 

Séverine Clément-Tarantino, Université de Lille, UMR 8164 – HALMA

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 612-614.

 

[1]. « Per una nuova edizione di Servio », RFIC 124, 1996, ainsi que ses éditions publiées – à Bologna, respectivement en 1996 et 2003 – du commentaire de Servius au chant IX et au chant VII de l’Énéide.