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Le Dictionnaire de l’épigramme littéraire dans l’Antiquité grecque et romaine (ci-après Dictionnaire) est le fruit d’un travail collectif qui a débuté en 2015 à l’initiative de Céline Urlacher‑Becht et Doris Meyer. Des spécialistes internationaux nombreux, sous la houlette de Céline Urlacher-Becht, ont contribué à la réalisation d’un outil de recherche qui va devenir une référence indispensable autant pour les néophytes que pour les spécialistes de l’épigramme grecque et latine. La qualité des articles est assurée par la relecture attentive d’un comité scientifique constitué d’experts réputés d’épigramme grecque (É. Prioux et K. Gutzwiller) et d’épigramme latine (A. M. Morelli).
Entreprise scientifique et éditoriale imposante, le Dictionnaire a eu recours à l’expertise de cent douze contributeurs, auteurs de plus de 400 articles de qualité globalement remarquable. Ces contributions apportent des synthèses claires et abondamment référencées sur les auteurs, les genres, les sous-genres, la transmission, les thèmes, les techniques et les concepts clés de l’histoire de l’épigramme grecque et romaine, depuis ses premières attestations épigraphiques à l’époque archaïque jusqu’à l’Antiquité tardive (milieu du VIIe siècle apr. J.-C.). L’ensemble n’a pas trop souffert de la multiplicité des mains et des langues des contributeurs grâce au remarquable travail d’harmonisation assuré par la directrice scientifique, qui a également traduit en français un nombre important de notices et a elle-même écrit, seule ou en collaboration, environ trente-cinq notices (ou sous-parties des notices). Dans ces dernières, nous avons particulièrement apprécié l’extrême clarté de la structuration en paragraphes proposée par l’auteure.
Bien que des cadres aient été initialement établis pour éviter l’anarchie, une grande liberté d’expression et de choix a été accordée à chaque contributeur avec, comme conséquence, un écart parfois assez grand dans le degré d’approfondissement des notices. Néanmoins, l’absence de limites strictes a été bénéfique à la qualité de certains articles qui apportent des synthèses diachroniques vraiment complètes et denses sur des sujets transdisciplinaires susceptibles d’intéresser un public large. Nous citons, en guise d’exemples, les notices au-delà et mort de Dozza et Massaro, épitaphe de Garulli et Massaro, dédicatoire, votive (épigramme) de Day, Licciardello et Urlacher-Becht, dialogue, épigramme dialoguée d’Urlacher-Becht, Métapoétique (Images -), de Prioux et Guipponi-Gineste. Cette dernière notice est une excellente synthèse qui aborde le sujet vaste de l’autoreprésentation de l’épigramme par des comparaisons et des métaphores et qui ouvre la voie à un Dictionnaire des images du poétique dans l’Antiquité (à paraître chez Classiques Garnier).
De même, certains articles, ou groupes d’articles liés entre eux, qui font le point sur des sujets spécifiques rarement abordés dans le cadre d’une réflexion globale, sont à considérer comme des points de départ pour toute recherche à venir. Nous n’évoquerons que l’exemple de la notice lettre, en tant que support de transmission d’épigrammes, rédigée par Urlacher-Becht avec la collaboration de Bonnan-Garçon. L’article offre une présentation réfléchie et riche de la lettre comme « boîte » à épigrammes dans un texte qui mélange prose et vers. Les notices épître versifiée et billet de Furbetta sont à lire en parallèle afin d’apprécier l’ensemble complet des usages de la lettre comme conteneur et forme de composition épigrammatique (épigramme-lettre et épigramme-billet, voir Furbetta, p. 564).
De manière générale, dans le Dictionnaire, une place beaucoup plus large a été laissée aux notices qui discutent des genres, des sous-genres, des concepts, des supports et techniques de l’épigramme plutôt qu’aux notices qui synthétisent la personnalité et l’œuvre des auteurs, même les plus connus, comme Posidippe, Méléagre, Catulle et Martial. Ce choix éditorial et scientifique, que nous partageons, a favorisé des synthèses d’ampleur sur des concepts et notions dont nous avions particulièrement besoin pour faire le point sur des questions longuement débattues ou pour ouvrir la voie à des recherches plus pointues sur des sujets peu ou mal traités.
En revanche, nous exprimons des réserves vis-à-vis du choix d’inclure le terme littéraire dans le titre même de l’ouvrage, cette précision n’est pas vraiment utile, et elle est même trompeuse à ce niveau. En effet, comme le déclare C. Urlacher-Becht dans l’avant-propos, « l’épigramme inscrite n’est pas exclue ». Les études modernes sur l’épigramme ont mis en évidence depuis longtemps la difficulté de tracer une distinction rigide entre une épigramme littéraire conçue pour le « livre »et une épigramme épigraphique écrite pour apparaître sur un support durable. Le medium d’origine de la tradition n’est pas toujours facile à établir, parce que, dans certains genres épigrammatiques, il n’a pas de véritable impact sur la forme du texte. La majorité des articles du Dictionnaire concerne des auteurs connus uniquement par la tradition littéraire et s’intéresse à des concepts qui s’appliquent notamment à des poèmes de cette ligne de transmission, mais un nombre important de contributions sont entièrement, ou partiellement, consacrées à la tradition inscrite (cf. e.g. inscription de Licciardello et Massaro, p. 777-795 ; objet de Dozza et Urlacher-Becht, p. 1069-1088), à ses supports et techniques (pierre, peinture, sculpture, architecture, vase, Bildertituli, graffiti), à des auteurs qui ne sont connus que par les inscriptions (Balbilla, Julia ; Herennia Procula) et à des auteurs qui sont connus par une double tradition comme l’empereur Hadrien (voir Hadrien, p. 709, cf. IG XIV 1089 et IG VII 1828), les poètes Honestos (s. v. Honestos/Honestus/Onestos, p. 737-740), Antipater de Sidon (p. 78-80, connu également par l’inscription de Délos ID 2549) et Posidippe de Pella (Posidippe de Pella, p. 1262-1266). Une distinction entre tradition inscrite et littéraire a été parfois nécessaire pour faciliter le partage des tâches entre spécialistes plutôt que pour marquer des différences entre les usages et les formulaires épigrammatiques. Au niveau du développement diachronique, certains genres (funéraire, dédicatoire, agonistique), ainsi que certaines formes d’énonciation (comme celle de « l’objet parlant » par exemple, voir la notice voix/énonciation) et certains thèmes, ont été conçus à l’origine pour des supports durables, ils ont ensuite migré dans le livre et ont poursuivi finalement leur chemin dans les deux traditions parallèlement. Voici donc les raisons principales pour lesquelles le titre Dictionnaire de l’épigramme dans l’Antiquité grecque et romaine aurait suffi à décrire la richesse de cette « somme inédite », qui concerne notamment « les interactions entre traditions plurielles, épigraphique et littéraire, grecque et latine, profane, païenne et chrétienne » (cf. C. Urlacher‑Becht, « avant-propos »). L’importance, la valeur et l’originalité de cet ouvrage se situent précisément dans un courant d’études qui ont souhaité rapprocher les traditions grecque et latine, épigraphique et littéraire se réjouissant de l’apport de spécialistes différents. Cet effort conjoint apporte, pour la première fois sur une aussi grande multiplicité de thèmes, par des articles écrits à quatre ou à six mains, des visions d’ensemble extrêmement précieuses et utiles pour appréhender le développement du genre épigrammatique dans toutes ses manifestations historiques. Dans ce rôle centralisateur de compétences et de prisme de la variété et de la complexité du genre épigrammatique, le Dictionnaire servira de modèle pour des projets éditoriaux à venir inspirés par le même principe d’alliance éditoriale entre auteurs qui ont un grand besoin, mais de rares occasions, d’échanger et de se lire en parallèle.
Le choix des termes qui ont fait l’objet d’une notice dénote une réflexion préliminaire d’ensemble soigneuse et des ajustements en cours de route nécessaires à structurer un outil où il n’est pas compliqué de chercher pour un lecteur francophone et où il est même agréable de se perdre sans avoir un but précis. La rigueur recherchée n’est pas celle d’un thesaurus, ce que le Dictionnaire n’est pas : il n’a pas vocation à être exhaustif ni à éviter l’ambiguïté par la distinction de toute relation hiérarchique, associative et d’équivalence entre termes possible. Néanmoins, nous avons apprécié la richesse des renvois à des termes principaux qui facilitent énormément la recherche (e.g. anonymat, voir signature ; public, voir lecteur ; votive (épigr.) voir dédicatoire ; technê voir ars, etc.).
Nous présentons ici de suite des notes de lecture qui ne pourront pas prétendre à l’exhaustivité vu l’ampleur et l’hétérogénéité de l’ouvrage.
Dans la notice amicitia, amitié (Scafoglio) nous ressentons le manque d’un court chapeau faisant référence à l’existence de ce thème dans la tradition épigraphique ainsi qu’une allusion à l’importance de ce sujet dans les épigrammes d’Érinna par un simple renvoi à la notice sur la poétesse de C. Cusset.
Dans la notice apostrophe (Sacchetti), p. 100 nous invitons à la prudence quand l’auteur affirme que la figure du voyageur apparaît totalement absente dans les poèmes épigraphiques non attiques avant le début du Ve siècle avant J.-C., puisque le corpus d’Hansen, CEG n’offre pas un cadre complet de la documentation actuelle et des textes fragmentaires du Ve siècle pourraient contenir, même si cela n’est pas certain, des apostrophes aux passants.
S. v. architecture, épigramme dédicatoire /architecturale, dans la partie épigramme grecque (Dell’Oro), la dédicace aux Nymphes Naïades, à référencer actuellement plutôt comme IAtrax 84 que comme Peek, l’anthroponyme est à translittérer Astioun (gr. Ἀστίουν) et pas Aston et son rôle d’auteur de l’épigramme serait au moins à considérer comme douteux.
S. v. dialecte (Sens), dans la bibliographie sélective, nous signalons en ajout la référence au dossier thématique Langue poétique et formes dialectales dans les inscriptions versifiées grecques, qui réunit huit contributions spécifiquement consacrées aux dialectes et aux langues littéraires dans la poésie épigraphique grecque.
Dans la notice consacrée à Diogène Laërce (Pelucchi), le lecteur trouvera une table de concordance très utile entre les épigrammes citées par Diogène, l’Anthologie Palatine, l’Anthologie de Planude, les Sylloges mineures, Cougny 1890 ainsi qu’une bibliographie sélective très abondante et soignée.
Dans la partie grecque de la notice femme (Iliev), il manque une référence à « l’activité épigrammatique » de l’impératrice Eudocie, connue en tant que poétesse capable de se mesurer dans des genres divers (centons homériques, la paraphrase hagiographique sur Saint Cyprien) parmi lesquels l’épigramme, comme on le sait à partir du témoignage de l’inscription de thermes de Gadara (SGO 21/22/01, voir aussi L. Di Segni, The Greek Inscriptions of Hammat Gader, n° 49) qui porte sa signature. Puisque une entrée du Dictionnaire est consacrée à Herennia Procula, dont nous ne connaissons qu’une seule épigramme, on aurait attendu une notice qui traite d’Eudocie, d’autant plus que les voix féminines sont peu nombreuses.
Dans la notice image et texte (Squire) – à lire impérativement conjointement à la notice ecphrasis (Prioux, Urlacher-Becht, Kuttner-Homs), puisque l’auteur s’intéresse à la relation texte/objet/image – le renvoi (p. 766) à la notice signature n’est pas pertinent, car cette dernière ne traite pas des signatures des artistes mais des poètes.
S.v. improvisation p. 770 Guipponi Gineste affirme que l’inscription thessalienne IG IX 2 531 est de datation incertaine et que l’agôn épigrammatique ici mentionné se serait déroulé dans un symposion. Cette information diverge considérablement de la notice concours à laquelle l’auteure (ou la directrice scientifique ?) renvoie. Santin, s. v. concours, p. 364 affirme que l’inscription de Larissa IG IX 2 531 est datable, sur base prosopographique, autour de 20 av. J.-C. (époque romaine) et que ce document atteste que l’épreuve d’épigramme se déroulait lors d’un concours local (les jeux des Sténa). Pour la datation de l’inscription le lecteur pourra se reporter à R. Bouchon, ainsi qu’à la thèse inédite de ce même chercheur. Sur le contexte agonal local de l’épreuve, voir A. Petrovic, à la n. 46 l’auteur mentionne la correspondance prosopographique avec SEG 35 599 ; B. Helly indique comme date possible pour cette liste agonistique la seconde moitié du Ier s. av. J.-C., antérieurement au principat d’Auguste, entre 46 et 31 av. J.-C.
Dans la notice Métiers, Nardone (p. 981, paragraphe 10), évoque les métiers féminins mentionnés dans les épigrammes ; si la notice prend en compte également la tradition épigraphique, comme il nous semble le comprendre, il faudrait ajouter les professions médicales de sage-femme et médecin attestées par quelques rares, mais importantes, inscriptions métriques.
Un lien par renvoi interne aurait été bienvenu entre le paragraphe 6 de la notice peinture (support) et la notice paysage (p. 1179) concernant la tombe de Patron et ses peintures de paysage (locus amoenus) strictement liées aux inscriptions gravées sur la pierre.
Nous avons relevé quelques manques, incohérences, défauts que notre compétence dans certains domaines de l’histoire de l’épigramme grecque et latine nous ont permis de relever à une première lecture ; d’autres imprécisions et quelques divergences de contenu entre notices sur des questions qui auraient pu être réglées à l’aide d’études de chercheurs tiers sauteront sans doute aux yeux des spécialistes. Néanmoins, un ouvrage collaboratif aussi vaste ne peut pas être, et ne se prétend pas non plus, exhaustif et parfait. Compte tenu de ce fait, nous ne pouvons que nous réjouir de sa parution et de sa qualité.
Pour conclure, le Dictionnaire est un outil de référence pour spécialistes et débutants, un point de départ et une boussole indispensable pour la recherche sur l’épigramme. Au vu de cette considération, nous regrettons un prix décidément trop élevé pour une publication volumineuse (plus de 1500 pages) aux finitions soignées, mais qui ne présente que quatre illustrations en noir et blanc, hormis celle de couverture en couleur. Ce prix injustifié empêchera une diffusion large de l’ouvrage, qui est inabordable pour les petites et moyennes structures. Un accès ouvert à la version numérique serait souhaitable dans un futur proche.

 

Eleonora Santin, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, UMR 5189 – HiSoMA –

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 618-622.