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Claire Feuvrier-Prévotat nous livre une passionnante étude d’histoire économique et sociale qui nous plonge dans plus de trois siècles d’histoire romaine, depuis la fin de la royauté jusqu’au lendemain de la deuxième guerre punique. La thèse générale, à laquelle il est facile de souscrire, est que l’apparition puis l’explosion de la richesse à Rome est une conséquence des nombreuses conquêtes, qu’elle est directement liée à l’histoire de sa monnaie, qu’elle a commencé à corrompre les idéaux de la République, et que tout cela peut être éclairé par la lecture des comédies de Plaute et des discours de Caton le Censeur.

L’auteur commence par faire la difficile histoire des premières pratiques monétaires romaines. Elle fait le choix discutable d’identifier le bronze marqué qu’aurait introduit à Rome Servius Tullius, selon un passage de Pline l’Ancien, avec les lingots italiques primitifs dits à ramo secco. L’idée est intéressante parce qu’elle résoudrait différents problèmes, mais elle ne tient pas vraiment compte du dossier archéologique actuel[1] : les cartes de répartition des 33 lingots à ramo secco connus ne donnent qu’une découverte à Rome pour l’essentiel en Toscane (8 ex.) et surtout en Padanie (16 ex.). Cependant, il semble bien que la réforme de l’organisation censitaire, attribuée à Servius Tullius par Tite‑Live et d’autres historiens, ait bien nécessité la création d’une monnaie de compte pour évaluer les patrimoines. Ces objets monétaires, ou proto-monnaies, ont eu sans doute la forme de lingots de bronze. La loi des XII Tables, qui comporte de nombreux montants chiffrés d’amendes ou de dettes, confirme l’usage d’une monnaie de compte vers le milieu du Ve siècle av. J.-C.

Ce n’est que lorsque Rome est devenue une puissance militaire, au moment où elle a dévoré une grande partie de l’Italie et où elle s’est fortement enrichie, qu’est apparue la véritable monnaie marquée. L’auteur montre bien la mécanique qui a lié et favorisé réciproquement la conquête et la monnaie : les victoires (indemnités, butin) ont fait affluer le métal dans l’aerarium romain, ce qui a facilité la production de monnaies, ces monnaies permettant de répondre plus efficacement aux besoins militaires (soldes, équipements, vivres, etc.). Il s’agit de trois monnayages différents : d’abord l’aes signatum (appellation moderne de lingots de bronze calibrés d’env. 5 livres romaines et marqués sur les deux faces), puis l’aes graue (disques de bronze coulés d’une unité, l’as d’une livre, et de ses cinq divisions), enfin les monnaies dites romano-campaniennes (didrachmes frappés sur le modèle des productions des cités de Grande Grèce). La chronologie précise de tous ces monnayages précoces, en partie contemporains, fait encore l’objet de débat, mais toutes les publications de référence s’accordent entre la fin du IVe et le début du IIIe siècle av. J.‑C.[2], soit entre la seconde guerre samnite et la guerre contre Pyrrhus. Différentes sources anciennes confirment une chronologie autour de 300 av. J.‑C. pour l’apparition de la monnaie à Rome. Par exemple on sait par Tite‑Live que des boutiques d’argentarii se sont installées le long du forum romain avant 310. Et Pline l’Ancien date de 269 l’ouverture de l’atelier monétaire de Rome et les premières frappes d’argent (mais elles ont pu avoir lieu auparavant en dehors de la ville). Au même moment aurait été institué le triumvirat monétaire. L’auteur date bien des « dernières décennies du IVe siècle » (p. 53) les premières émissions d’aes graue et de monnaies romano-campaniennes, mais elle situe cependant, sans argument ni explication, la production des lingots d’aes signatum « à partir du début du IVe siècle » (p. 49).

Plus avant est abordée la question de la date de création du quadrigat, forme évoluée du didrachme romano-campanien, aux types figés (effigie janiforme au droit et quadrige au revers), qui a connu des frappes importantes jusqu’au début de la deuxième guerre punique. L’auteur prend le parti de suivre P. Marchetti[3] et F. Coarelli[4] qui défendent une datation haute, proche de la création de l’atelier de Rome d’après Pline. Cette thèse est séduisante parce qu’elle attribue à Rome une monnaie évoluée et efficace pendant la première guerre punique, et elle permet de répartir les volumineuses productions de quadrigats sur les deux tiers du IIIe siècle (et non pas sur la seule fin du siècle). Sans vouloir entrer dans les détails, au-delà de fragiles considérations iconographiques, les seuls éléments forts qui appuient cette thèse sont la découverte de deux trésors de quadrigats à Sélinonte en 1891 et 1894, et celle d’un quadrigat à Kerkouane en 1987. Ces villes ayant été détruites au cours de la première guerre punique, respectivement en 250 et 256 av. J.‑C., ces découvertes apporteraient donc à la création du quadrigat un indiscutable terminus ante quem (p. 68). Toutefois, à l’examen des faits, on constate qu’il n’y a pas de contexte archéologique qui situe ces enfouissements assurément avant la destruction des deux villes[5].Rien n’invalide donc la datation basse la plus couramment admise (v. 220-210 av. J.‑C.), obtenue par l’étude de la composition des trésors monétaires et des liaisons de coins[6].

La deuxième guerre punique est un événement fondamental dans l’histoire de Rome mais aussi dans son histoire économique et monétaire. L’auteur détaille bien les différents moyens qui ont été utilisés pour assouvir dans l’urgence les énormes besoins financiers de la période (dévaluations, impôts, emprunt à Hiéron de Syracuse, emprunt auprès des particuliers, affermage des dépenses et des revenus auprès des premiers publicains). Mais c’est la réforme du denier (v. 214/212), permise par les premiers succès militaires contre les Carthaginois, qui a modernisé la monnaie et accéléré la monétarisation du monde romain. Cependant, le quinaire et le sesterce d’argent, divisions du denier, ne pèsent pas 27 g et 13,5 g (p. 104), mais autour de 2,25 et 1,12 g. L’auteur a confondu ces poids avec ceux du semis et du quadrans de bronze, divisions de l’as d’étalon sextantaire. D’autre part, le denier et ses deux divisions étaient sans doute un peu surévalués par rapport au bronze, mais qualifier de « fiduciaire » (p. 105) une bonne monnaie d’argent dont la valeur intrinsèque représente 94,5% de sa valeur libératoire (4,54 pour 4,80 g) n’est sans doute pas approprié. En revanche le « droit de seigneuriage » aurait pu être évoqué pour décrire la plus-value réalisée par l’État en transformant du métal en numéraire.

L’auteur rappelle bien qu’à l’issue de la deuxième guerre punique Rome a reçu un butin et des indemnités considérables, sans compter les gains territoriaux. Et aussi que toute la première moitié du IIe siècle a vu se succéder un grand nombre de victoires militaires : vingt cérémonies triomphales entre 200 et 184 ! Ces conquêtes situées en Cisalpine, en Espagne et surtout en Orient ont encore accru la richesse de Rome. Mais pour apprécier la réception des contemporains devant cet afflux et l’intrusion de l’argent dans la vie quotidienne, les sources historiques (Tite‑Live, Polybe) sont à peu près muettes. C’est pourquoi l’auteur consacre deux derniers chapitres à interroger judicieusement des sources moins directes, à commencer par le théâtre de Plaute.

Dans un chapitre joliment intitulé « la mise en scène de l’argent sur les tréteaux de Plaute », l’auteur montre la place qu’occupent la richesse et les monnaies dans ses comédies. L’argent est d’abord un thème dominant, il est au cœur de toutes les intrigues comme il est au cœur de l’époque. Presque toujours les personnages sont en quête d’argent qui est nécessaire pour résoudre différents problèmes (amoureux, matrimoniaux, serviles), qui permet tout (amour, plaisir, luxe, pouvoir). Si le terme pecunia n’est pas encore très usité (environ 30 occurrences) et a le sens de fortune en général, le terme d’argentum, dans le sens d’argent monnayé, est lui très courant (315 occurrences), ce qui témoigne d’une vie quotidienne déjà très monétarisée. Grâce aux nouvelles monnaies produites abondamment à partir de la deuxième guerre punique, l’argent circulait manifestement dans toutes les couches de la société romaine. Les références aux pratiques bancaires sont également nombreuses (emprunt, dépôt, placement). L’auteur distingue toute une série de métiers liés à l’argent qui ont un grand rôle dans ces pièces : des simples changeurs-vérificateurs sur table (trapezitae), des banquiers-prêteurs (argentarii) jusqu’aux usuriers (danistae) dont la réputation est aussi détestable que celle des proxénètes. Enfin, autre pratique financière en plein développement parce que liée aux conquêtes, ces comédies mettent en scène des personnages qui investissent dans le (grand) commerce maritime, principalement avec le monde grec et oriental, en tête Athènes et éphèse. L’activité était risquée car les navires étaient souvent victimes des tempêtes ou des pirates (c’est un topos de toute la littérature antique), mais l’investissement pouvait être très rentable : jusqu’à 4 fois la mise de départ. Concernant cette partie, signalons deux petites erreurs : le mare clausum est hivernal, donc dure de novembre à mars (pas l’inverse, p. 190). Et la campagne de Pompée contre les pirates a eu lieu en 67 av. J.-C. (pas en 66, p. 191). Par ailleurs, la grande place de l’argent dans son théâtre, sa recherche frénétique, n’est-elle pas aussi liée à la propre expérience de Plaute ? Après avoir fait fortune avec ses premières pièces, Aulu-Gelle nous dit, reprenant une information de Varron, que Plaute a été ruiné à la suite d’une participation dans… le commerce maritime. En tout cas, Claire Feuvrier-Prévotat n’utilise pas cet élément biographique.

Dans le chapitre suivant sont examinées la façon dont Rome s’est enrichie pendant cette période et celle dont cette manne a été répartie. D’abord, toutes les sources le confirment, la victoire contre les Puniques en 201 et la série de conquêtes qui se sont succédé jusqu’à la moitié du IIe siècle av. J.-C. ont provoqué un apport considérable de richesses, d’abord par le butin et les indemnités de guerre, ensuite par l’exploitation des nouveaux territoires. L’auteur rappelle que la gestion du butin et du pillage était placée sous la responsabilité du général qui devait veiller à l’intérêt du peuple romain et ne pas se rendre coupable de péculat (détournement d’argent public). Normalement, tout ce qui était pris devait être inscrit sur des registres officiels, avant d’être envoyé à Rome pour être exhibé à l’occasion de l’éventuel triomphe, puis versé à l’aerarium. Les estimations chiffrées sont toujours délicates mais elles sont impressionnantes : Rome aurait ainsi reçu l’équivalent de 1 000 t d’argent en 50 ans. Si l’État était bien sûr le premier bénéficiaire de cet afflux, il a aussi profité aux acteurs de la conquête : les manubiae, c’est notamment la part du butin vendu qui revenait au général. Elle était souvent utilisée pour financer la construction de temples à Rome, offerts en ex uoto si un vœu dimicatoire avait été prononcé avant la bataille. Ou, si le général pensait devenir censeur par la suite, cette part pouvait être déposée dans l’aerarium pour l’aider à financer de futures constructions civiles. Les officiers et soldats pouvaient aussi recevoir des distributions de numéraire qui étaient déclarées au Sénat. Tite‑Live en donne souvent le détail : entre 25 et 100 deniers par soldat, le double pour un centurion, le triple pour un cavalier. Quant aux territoires conquis, qui étaient rapidement exploités par l’intermédiaire d’un gouverneur, ils devaient verser des contributions en argent (impôts directs et indirects) ou en nature destinés à entretenir l’armée d’occupation et à participer à l’approvisionnement de Rome. Faute d’une administration présente et efficace, l’État a confié aux publicains l’exploitation des publica ; ceux-ci prenaient par adjudication la perception des impôts et de taxes. Les publicains ont ainsi réalisé de gros profits et ils ont progressivement pris de l’importance face aux politiques. Au total (butins, indemnités, impôts, etc.), les conquêtes auraient produit un revenu de 600 milliards de deniers sur la période 200 à 157 av. J.-C.

Dans un dernier chapitre, l’auteur explique comment la « loi de l’argent » a mis la République en danger et comment celle-ci s’est défendue, notamment par la voix de Caton. Elle rappelle que l’histoire des conquêtes pendant la première moitié du IIe siècle est jalonnée de grands procès intentés contre des personnalités suspectées d’avoir détourné de l’argent public. D’abord, ce sont des généraux (Salinator, Glabrio, Scipion l’Africain et son frère) qui ont été accusés de péculat, d’irrégularités dans la gestion de leurs victoires ou de brigue électorale. Des imperatores ayant accumulé butin, prestige et clientèle, attirés par le modèle monarchique qu’ils combattaient en Orient, commencent donc à s’opposer aux institutions traditionnelles ; voilà qui annonce déjà les guerres civiles de la fin de la République. Autre symptôme de la corruption d’une partie de l’élite, l’exploitation des provinces s’est faite souvent frauduleusement (détournement de biens publics, favoritisme) et même brutalement (extorsion et violences injustifiées). D’où les plaintes et réclamations que des provinciaux ont déposées devant le Sénat, et que Tite‑Live rapporte.

Caton le Censeur incarne idéalement la lutte contre cette corruption et pour la défense du bien public. Comme avocat ou procureur, il a participé à un grand nombre d’actions en justice. Les 80 discours et plaidoiries qui nous sont parvenus témoignent de ses nombreuses causes, que l’auteur passe en revue : il s’est opposé aux guerres dont le seul but était l’enrichissement ; il a défendu les cités soumises injustement attaquées (Rhodes) ; il a attaqué les gouverneurs corrompus ; il a diminué les contrats avec les publicains ; il a défendu les lois contre la brigue électorale et les lois somptuaires, etc. ; plus généralement, il était l’ennemi de la luxuria, il voulait détruire « l’hydre du luxe et de la mollesse » ! Cependant, Caton défendait la liberté de s’enrichir honnêtement, la façon la plus vertueuse étant bien sûr de le faire en exploitant sa propre terre (son traité De Agri Cultura donne des conseils pour bien gérer sa villa). Caton respectait le commerce maritime car cela demandait de prendre des risques. Il a d’ailleurs organisé une formule de prêt maritime astucieuse, où le risque était partagé. En revanche, il jugeait indignes les métiers d’argent et l’usure en particulier.

Enfin une dernière idée est traitée par l’auteur : l’afflux de l’argent à Rome après les conquêtes s’est accompagné de l’intrusion de la luxuria. Ces pratiques luxueuses ostentatoires venues d’Orient étaient bien sûr réservées à certains privilégiés, généraux, sénateurs et nouveaux riches (publicains et commerçants). Ce qui a provoqué un début de divorce entre ces élites et le reste de la société romaine fondée à l’origine sur la petite propriété, la frugalité et la vertu. D’où l’idéologie de l’austérité portée par Caton et les tentatives de l’État de contrôler l’exhibition du luxe et de la richesse par les lois somptuaires. La plus célèbre est la lex Oppia (215) qui limitait à Rome le luxe dans les bijoux, les vêtements et les véhicules des matrones. Malgré la défense de Caton, elle a fini par être abrogée en 195. Mais, à partir de la censure de Caton jusqu’en 140 av. J.-C, une série de lois somptuaires ont été votées par le Sénat. Il s’agissait certes de préserver l’équilibre des rapports sociaux, mais aussi de limiter les dépenses pour protéger les patrimoines de la classe sénatoriale, pour maintenir cette oligarchie au pouvoir.

Pour conclure, malgré quelques partis pris concernant l’histoire de la monnaie que le numismate pourra contester, l’ouvrage de Claire Feuvrier-Prévotat est une puissante et pertinente synthèse. Celle-ci brasse énormément de données, sollicite beaucoup de spécialités, ce qui la rend tout à fait intéressante et même plaisante à lire.

 

Laurent Popovitch, Université de Bourgogne , UMR 6298 – ARTEHIS

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 741-745

 

[1]. E. Pellegrini, R. Macellari, I lingotti con il segno del ramo secco: considerazioni su alcuni aspetti socio-economici nell’ area etrusco-italiaca durante il periodo tardo arcaico, Pisa-Roma 2002 ; D. Neri, « I lingotti col “ramo secco”: nuovi dati e riconsiderazioni » dans E. Ercolani Cocchi, A. L. Morelli, D. Neri éds., Romanizzazione e moneta: la testimonianza dei rinvenimenti dall’Emilia Romagna: Mostra del Museo civico archeologico di Castelfranco Emilia, Florence 2004, p. 1320.

[2]. H. Zehnacker, Moneta: recherches sur l’organisation et l’art des émissions monétaires de la République romaine : (289-31 av. J.-C.), Rome 1973 ; M. H. Crawford, Roman Republican Coinage, London 1974 ; La monnaie antique: Grèce et Rome : VIIe siècle av. J.-C.-Ve siècle apr. J.-C., M. Amandry éd., Paris 2017.

[3]. P. Marchetti, « Numismatique romaine et histoire », Cahiers du Centre Gustave Glotz 4-1, 1993, p. 25-65.

[4]. F. Coarelli, « Argentum signatum » : le origini della moneta d’argento a Roma, Roma 2013.

[5]. S. Bernard, « The Quadrigatus and Rome’s Monetary Economy in the Third Century », The Numismatic Chronicle 177, 2017, p. 501-513.

[6]. P. Debernardi, O. Legrand, « The dates of the quadrigati », Annali (Istituto Italiano di Numismatica) 60, 2014, p. 209-230, tav. VIII-XVI.