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Parler de « changement » dans les économies antiques en proposant de l’éclairer par l’archéologie des techniques constitue une rupture vis-à-vis des paradigmes dominants en histoire économique de l’Antiquité. De fait, les termes du débat entre modernistes et primitivistes, dont l’intérêt pour les structures de l’économie a favorisé une vision statique de l’objet étudié, n’ont été qu’imparfaitement dépassés par l’approche consistant depuis les années 2000 à repérer dans les sources les manifestations d’une « croissance » économique souvent bien difficile à déceler. Ainsi que le montrent les deux historiens à l’origine de ce livre, François Lerouxel et Julien Zurbach, dans un tableau lucide et sans concession (« Introduction : le changement plutôt que la croissance », p. 9-25), il est nécessaire, pour espérer rendre compte des transformations profondes survenues dans l’économie des sociétés antiques, de procéder à une série de décloisonnements remettant en cause les cadres politiques et culturels associés à la notion d’Antiquité « gréco-romaine[1] », mais aussi les réflexes habituels d’une discipline qui emprunte de plus en plus à l’économie un goût marqué pour la quantification au détriment des changements qualitatifs. Aussi, plutôt que compiler les chiffres fournis par les textes ou de chercher dans l’archéologie des données quantitatives de substitution (« proxys ») supposées remédier aux lacunes de la documentation, les auteurs ont fait le choix d’expliquer le changement par l’examen de ses impératifs techniques, en privilégiant pour objet d’étude le cas des produits agricoles, éclairés d’un jour nouveau par le développement de l’archéobotanique. Les produits de la terre concernent de fait la plupart des travaux du groupe de recherche formé à cet effet depuis 2012, avec un important dossier sur les céréales (p. 27-187) et une dernière section sur la mouture (p. 357-378), encadrant deux parties consacrées à des productions à fort potentiel commercial (« Dattes, coton, salaisons », p. 189-275) et à la circulation de deux produits de luxe (poivre et perles, p. 277-355).

Le choix de faire débuter le livre par trois enquêtes sur la céréaliculture va à l’encontre de l’image de stagnation longtemps associée à l’agriculture antique, en montrant qu’il faut chercher le changement là où on ne l’attend pas. La première étude, due à Damien Agut-Labordère, Charlène Bouchaud, François Lerouxel et Claire Newton (« De l’amidonnier au blé dur : un changement dans la céréaliculture égyptienne dans la seconde moitié du ier millénaire a.C. », p. 29-79) croise ainsi les apports de l’archéobotanique et des documents grecs et démotiques pour proposer une interprétation nouvelle du passage d’une céréale vêtue, le blé amidonnier, à la culture du blé dur (démotique sw, grec πῦρος). Les auteurs montrent que l’explication traditionnelle, liant le succès du second aux pratiques culturelles des colons grecs, est contredite par la chronologie du phénomène, qui précède la conquête d’Alexandre et se développe à une période où l’emprise de l’administration gréco-macédonienne sur l’Égypte est encore limitée. Ils montrent de façon convaincante qu’il faut privilégier une explication économique, d’ordre agrotechnique : par opposition aux céréales vêtues, le blé dur est directement disponible pour la mouture après dépiquage, ce qui représente un gain appréciable dans le contexte d’une production qui dépasse l’autoconsommation, tandis que sa faible volumétrie lui assure un avantage déterminant dans un contexte institutionnel impliquant un transport sur de longues distances. En dernière analyse, c’est l’enjeu nouveau représenté par le ravitaillement d’une mégapole antique, Alexandrie, qui paraît avoir accéléré une transition rompant avec la domination multimillénaire du couple orge‑amidonnier.

De fait, le remplacement des céréales vêtues par les blés nus n’a rien d’une évolution linéaire, comme l’illustre le cas de l’épeautre dans les deux contributions suivantes. L’article de Pierre Ouzoulias (« Les céréales vêtues dans l’Antiquité : menues observations en hommage à François Sigaut », p. 81-145) remet ainsi au centre du jeu l’étude des systèmes techniques contre le « blocage épistémologique » (p. 82) qu’a constitué le dogme de la stagnation des pratiques culturales, encore tenace en dépit des travaux de F. Sigaut et de M.-Cl. Amouretti. S’attachant à la distinction « ergologique » qui oppose les deux types de céréales, liée aux étapes de travail supplémentaires (grillage, décorticage) que requièrent les céréales vêtues du fait de glumelles non comestibles pour l’homme qui subsistent après le dépiquage, l’auteur montre que leur culture a perduré au-delà du cercle domestique et des rites religieux. Suggérant, parallèles et dessins à l’appui, qu’une machine décrite par Pline doit être repensée comme la version mécanisée d’un pilon à décortiquer les céréales, il montre qu’il faut envisager, à côté du développement du moulin qui a davantage intéressé l’histoire des techniques, l’existence d’un « artisanat de l’égrugeage réalisé à une échelle plus vaste que celle du cercle familial » (p. 105) pour le traitement des céréales vêtues. Une étude de cas consacrée à l’épeautre permet d’en préciser la chronologie et la géographie : la relecture méthodique d’un vaste échantillon de textes à la lumière des études carpologiques invite à reconnaître cette céréale dans plusieurs termes restés jusque-là ambigus, comme le latin bracis. L’article suggère que les noms multiples de l’épeautre et les jugements changeants des sources à son sujet s’expliquent en particulier par les difficultés propres à son décorticage : l’Édit de Dioclétien, qui donne deux prix très éloignés suivant que la céréale est « mondée » ou non, en illustre la valeur marchande paradoxale, « faible quand elle est entière, identique à celle du froment quand elle est écalée ».

On ne peut s’empêcher de penser que cette diversité linguistique s’explique également par le caractère relativement récent d’une céréale, qui, comme le montre l’étude de Véronique Zech-Matterne (« L’épeautre en France et dans les pays limitrophes », p. 145-185), ne diffère guère du blé tendre ou froment que par un seul gène, responsable « d’un épi semi-fragile et de glumelles tenaces », rendant nécessaire une étape de décorticage particulièrement difficile. Alors même qu’on observe un recul général des céréales vêtues au cours de l’Antiquité, on assiste ainsi à une progression de la culture de l’épeautre, qui gagne en importance et remplace l’amidonnier dans plusieurs régions. L’urbanisation paraît jouer ici un rôle déterminant : transformant les équilibres agraires, elle favorise le développement de cette céréale panifiable, propre à la commercialisation, qui partage néanmoins avec d’autres céréales vêtues une bonne résistance aux ravageurs et une facilité de culture proche de l’amidonnier. En définitive, l’épeautre paraît avoir joué un rôle comparable au seigle dans l’économie médiévale (p. 170), en servant de substitut panifiable au blé sur des sols difficiles ou pour l’approvisionnement des troupes.

Si la deuxième partie du livre traite plus directement de produits destinés à la commercialisation, elle n’en illustre pas moins la nécessité de replacer leur développement dans l’étude des systèmes productifs des sociétés concernées, à l’image de la communication de Laetitia Graslin-Thomé (« Les dattes, un exemple de changement agricole dans la Babylonie du vie siècle »), qui montre qu’on ne peut comprendre l’essor qu’a connu la culture du palmier dattier sans tenir compte des calendriers agricoles. De fait, il n’y a guère que deux opérations dans l’année, la pollinisation des fruits à la main et la récolte, qui requièrent une main-d’œuvre abondante formée à ces opérations périlleuses. Le développement de cette culture commerciale, qui ne procède pas par innovation mais par l’extension de pratiques connues depuis longtemps, est précédé de changements structurels qui, à l’instar des travaux d’irrigation engagés par les pouvoirs politiques, favorisent le changement sans toutefois l’expliquer. Facilitée par les temps morts d’un calendrier dominé par la culture de l’orge et du sésame, cette réorientation des cultures fait intervenir des groupes sociaux qui dépassent les temples et les grands entrepreneurs : à la fois « marqueur » et moteur du changement pour reprendre les termes de l’auteure, la culture du palmier semble avancer main dans la main avec l’essor d’une économie urbaine et monétarisée, entretenu en retour par l’« économie privée de jardinage » qui prospère sous son ombre (p. 216).

Le constat vaut aussi dans le cas du coton étudié par Charlène Bouchaud et Gaëlle Tallet (« L’intégration du coton au sein des économies agraires antiques : un marqueur discret d’innovation », p. 227-262), qui suppose une attention d’autant plus aiguë à la complémentarité des activités agraires que cette plante n’a pas d’utilité directe pour l’alimentation des hommes (la graine peut tout au plus servir de fourrage à certains ruminants). Illustrant l’importance des importations de cotons indiens, les textes grecs et accadiens, joints à l’exploitation des restes carpologiques et aux techniques de tissage des fibres conservées, confortent en outre l’hypothèse d’une domestication africaine de la plante. Son exploitation en Égypte n’en relève pas moins d’une culture annexe, sinon secondaire, et ce n’est guère qu’avec l’émergence de grands domaines dans la moyenne vallée du Nil, située par les auteures au ive-ve s. de notre ère, que l’on assiste à une spécialisation de la production. Il est notable alors que la production textile qui y est associée requiert les mêmes outils que le travail de la laine, en sorte qu’elle se développe au sein d’un même « système technique » tout en reprenant des systèmes sociaux d’organisation très similaires : l’article le montre à propos du domaine de Faustianus dans la seconde moitié du ive s. p.C., où la transformation du coton est intégrée à l’économie du domaine selon une division sociale du travail analogue à celle qu’on observe pour le travail de la laine dans les archives de Zénon à la haute époque hellénistique.

La section se clôt sur un aperçu plus succinct, par Emmanuel Botte, des enjeux propres aux salaisons et aux sauces de poisson (« Aperçu de l’économie des conserves de poissons en Méditerranée antique », p. 265‑275), qui n’en est pas moins éclairant par les questions que fait naître l’exposé : l’auteur pose ainsi la question des marqueurs d’une activité de transformation dont certaines formes laissent plus de traces que d’autres, et s’interroge en particulier sur représentativité de conteneurs amphoriques bien identifiés, en suggérant que le tonneau, à peu près invisible dans les vestiges archéologiques, a pu jouer un rôle important dans la commercialisation des productions de la Gaule Lyonnaise et du Pont-Euxin.

La troisième partie du livre, consacrée à deux produits de luxe, fait intervenir les échanges de longue distance, centrés autour de l’océan Indien. Si le luxe est un domaine dans lequel l’importance des échanges a été reconnue au sein même du courant primitiviste, l’exposé consacré par Federico de Romanis, Pierre Schneider et Jean Trinquier au commerce du poivre noir (« La circulation du poivre noir de l’Inde méridionale jusqu’en Méditerranée : quels changements ? », p. 279-317) fait voir qu’il peut se combiner avec une consommation de masse et modifier en profondeur les goûts d’une société. On est d’autant plus surpris du déficit d’information des auteurs grecs et latins qui se sont penchés sur l’origine des trois espèces importées d’Inde (poivres noir et blanc, dérivant d’un même fruit, et poivre long), qui témoigne, comme le montre P. Schneider, d’une altérité culturelle non seulement pour le consommateur méditerranéen, mais aussi pour les marchands indiens, coupés des communautés qui en assurent la production dans la chaîne montagneuse des Ghâts occidentaux au moment où le commerce bat son plein dans le monde romain. De fait, J. Trinquier souligne à partir des sources latines comment, en l’espace de quelques générations après les premières mentions de la saveur poivrée dans le discours scientifique et poétique, le poivre noir se banalise au Haut‑Empire. Retraçant l’organisation spécifique de ce commerce au cours des deux premiers siècles de notre ère, qui repose sur le recours à des navires au tonnage exceptionnel reliant l’Inde à l’Égypte au gré des moussons, F. de Romanis suggère qu’elle a permis d’importantes économies d’échelle, qui expliquent le succès de ce luxe « de masse » et se reflètent dans les prix dont Pline se fait l’écho, avant un renchérissement sensible dès l’époque de Dioclétien.

Le commerce des perles, étudié par Pierre Schneider (« Les perles de la mer Érythrée », p. 319-355), constitue le second terme de ce couple commercial associé à l’océan Indien. Un bref aperçu de leur genèse au sein d’un hôte organique, généralement un coquillage bivalve, aboutit au constat qu’une augmentation de la collecte ne peut procéder que par l’intensification de la pêche. Des innovations techniques ont pu, à l’occasion, intervenir à des étapes ultérieures du traitement : des deux zones de production identifiées par l’auteur – le golfe Persique et le détroit de Palk entre Inde et Sri Lanka – c’est surtout le versant indien qui révèle l’organisation la plus poussée de la production, avec le recours à des vases en céramique pour la collecte des perles après pourrissement des chairs, ou à des prisonniers pour la pêche en apnée. Si l’on est somme toute peu renseigné sur les modalités de production, les usages sont plus faciles à établir : produit d’ornement féminin, du moins jusqu’au iiie s de notre ère, la perle, décrite encore comme une curiosité ethnographique par les contemporains d’Alexandre, devient un objet recherché par les Romains, avec un tournant majeur sous le règne d’Auguste. Fait intéressant, les auteurs anciens paraissaient avoir eu conscience de cette évolution, à l’instar de Pline qui souligne l’étape décisive qu’a constituée la soumission d’Alexandrie. Dans le cas du poivre comme dans celui des perles, on a de fait le sentiment que les évolutions du goût suivent celles des circuits de distribution plutôt qu’elles ne les précèdent, ce qui tendrait à montrer une fois de plus la pertinence d’une approche qui confère à la technique un facteur explicatif supérieur aux interprétations culturelles.

Revenant à un sujet classique de l’histoire des techniques, la dernière section, consacrée à la mouture, fait voir tout l’intérêt des grands corpus de données quand on les applique à l’étude qualitative du changement. C’est ce qu’illustre le bilan provisoire présenté par Olivier Buchsenschutz, Chloé Chaigneau et Stéphanie Lepareux-Couturier (« L’évolution des moulins dans la problématique de la production, de la commercialisation et de la consommation ») d’un programme de recherche qui a notamment conduit à répertorier les meules découvertes en fouille sur l’ensemble des sites de la Gaule romaine. L’enquête collective favorise la création de séries et une réflexion méthodologique qui apparaît tout particulièrement à propos du moulin hydraulique, dont l’existence à l’époque romaine n’est plus contestée. Afin de l’identifier dans les contextes archéologiques, l’équipe a été conduite à élaborer ses propres critères d’identification, fondés notamment sur le diamètre des meules, leur forme ou leur concentration dans l’espace. Cette attention minutieuse au détail fait naître en retour des questions nouvelles, en révélant des tendances communes, comme le point de bascule que constitue l’adoption du mouvement rotatif inspiré du moulin ibérique, mais aussi des particularités régionales. Révélatrices de « résistances culturelles » – à l’image de la survivance d’un procédé mécanisé d’origine grecque (le moulin à trémie d’Olynthe) jusqu’au iie siècle a.C. dans les régions limitrophes de l’Italie – ces dernières sont susceptibles de s’expliquer également par des logiques d’ateliers et des divergences dans les régimes de propriété : l’investissement considérable que supposaient les meules à entraînement animal (moulins à sang) ou hydraulique, illustré par les échelles de prix de l’Édit de Dioclétien, suggère ainsi un lien avec de grands établissements ruraux, sans écarter la possibilité d’une inscription dans « un réseau de gestion et de distribution des grains et des farines ».

La conclusion, coécrite par un économiste, Jérôme Bourdieu, et une historienne, Laetitia Graslin, témoigne de la portée des questions abordées au-delà des frontières disciplinaires. Ainsi que le soulignent ces deux auteurs, la méthode déployée, qui s’explique par la situation propre aux sources antiques, lance une forme de défi aux économistes contemporains en remettant au cœur de l’histoire économique une attention à la matérialité qui reste souvent occultée par les données statistiques que manipulent les travaux économiques. Or comme le montrent en particulier les contributions sur les céréales, les espèces ne sont pas interchangeables : chacune d’entre elles engage des implications profondes pour l’organisation du travail et les circuits de consommation au sein des sociétés étudiées. De la même façon, la dernière enquête montre comment la mise en série des faits archéologiques peut être d’autant plus riche d’enseignements qu’elle ne se limite pas à une approche quantitative mais permet de repérer des évolutions discrètes (diamètre des meules, indices de standardisation) riches d’implications pour l’étude des systèmes fonciers sous-jacents. L’un des résultats peut-être les plus éclairants est de ce point de vue la mise en évidence du rôle central des communautés rurales, réputées pourtant conservatrices, dans l’initiative du changement : remettant en cause le réflexe de l’économiste liant innovation et figure de l’entrepreneur, ces résultats, soulignés en conclusion, intéresseront les historiens des mentalités économiques, en montrant que la gestion des risques et les enjeux de survie qui se posent aux paysanneries antiques ont pu être des moteurs de changement tout aussi puissants que la recherche de l’enrichissement individuel. Par la variété des publics auxquels il s’adresse, ce livre suscitera certainement des étonnements et des débats, tant sur les conclusions que sur les choix méthodologiques opérés ; mais il ne fait aucun doute que le pari de départ est remporté, et d’une façon qui rend le discours, pourtant technique, accessible aux spécialistes des différentes disciplines concernées, grâce en particulier au riche appareil de cartes, de schémas et d’illustrations scientifiques qui en accompagne les contributions.

 

Julien Faguer, École française d’Athènes

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 736-740

 

[1]. Les auteurs soulignent que le projet de la Cambridge Economic History of the Greco‑Roman World (2007), emblématique de ce nouveau courant, reste sur ce plan tributaire de l’approche de M.I. Finley, « qui excluait du champ de son économie antique l’Égypte et le Proche-Orient cunéiforme, dans une démarche européocentrique typique de son époque » (p. 10).