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Etienne Helmer présente un livre sur l’oikonomia, le concept grec de l’économie, divisé en trois parties qui forment deux grands thèmes, le premier sur ce qu’est l’oikonomia comme type de savoir et le deuxième plus descriptif qui rend compte des principaux thèmes de l’oikonomia pour la famille et la maison.

Il est coutumier de justifier l’écriture d’un livre en disant que son sujet est à la fois très important et peu étudié. C’est donc ce que l’A. fait, avec souvent trop d’emphase. Il n’hésite pas en effet à parler « du silence contemporain entourant la pensée antique en matière économique » (p. 28) mais souligner le supposé silence de la recherche est d’autant plus facile que l’A. oublie beaucoup de titres dans sa bibliographie (en langue allemande par exemple ; pour s’en convaincre lire la récente thèse de M. Hinsch Ökonomik und Hauswirtschaft im klassischen Griechenland). Il n’est peut-être pas nécessaire de justifier un travail sur l’oikonomia en rappelant de manière aussi directive que « les Grecs pourraient bien changer notre représentation de l’économie » (p. 37) ou que la « réflexion des philosophes grecs se présente comme un outil de compréhension incomparable » (p. 177). Mettons cela sur un désir compréhensible de montrer l’intérêt de ce que l’on écrit mais on peut faire certainement plus sobre.

Dans la lecture de l’ouvrage, j’ai été gêné à plusieurs reprises par la réflexion de l’A. et une impression de confusion qui en découle parfois pour le lecteur. À commencer par le titre. À le lire on peut comprendre que l’oikonomia est en soi un concept issu de la philosophie grecque. Or, (et par ailleurs é. H. le dit) c’est un mot courant (du moins à une certaine époque pour respecter le contexte historique) pour désigner une gestion politique ou individuelle des revenus. Quand, au IIIe s. av. J.C., les habitants d’Halicarnasse lisent dans une inscription que la cité réserve six talents par an pour l’oikonomia ils ne s’attendent pas à payer pour des cours de philosophie mais pour les dépenses annuelles. Donc ce que les philosophes font, c’est écrire des textes, appelés parfois logoi oikonomikoi, sur l’oikonomia des Grecs, il est bon de le rappeler.

À partir de là, plusieurs idées de l’A. sont problématiques. Le point de départ justifié est de rappeler que l’économie antique n’est pas l’économie contemporaine, ce que fait l’A. en soulignant des thèmes connus mais utiles. Mais très vite on a l’impression qu’il est entraîné par sa réflexion jusqu’à considérer par exemple que les mots utilisés par la science économique ne sont pas utilisables : « stricto sensu, les Grecs ne produisent pas, ne consomment pas et ne distribuent pas: ils acquièrent, ils conservent et font usage » (p. 14). N’est ce pas prendre les mots pour les réalités à moins de croire vraiment ce que dit l’A. sur son ambition de découvrir une économie autre : « on espère éclairer cette notion (ce que nous désignons du terme d’économie) et peindre l’homme grec non plus seulement en homo politicus mais aussi en homo oeconomicus, homme non pas du marché et du capitalisme, mais d’une économie autre » (p. 17). Si on lit bien le texte, il s’agit donc d’une remise en cause globale et d’une définition d’une économie « autre ». On peut être d’accord avec ce principe très (trop?) ambitieux mais certainement pas présenté de manière aussi sommaire. De fait la suite étonne car é. H. revendique haut et fort ne pas être historien, mais dans ce domaine de se servir de ce qui existe. Il le dit de manière surprenante : « Ce livre, répétons-le, n’est pas une étude historique : à l’issue de cet ouvrage, on ne saura pas […] si les Grecs […] connaissaient ou non l’institution du marché […] de même on n’apprendra rien des mécanismes et institutions économiques historiques auxquels ces auteurs (les philosophes) ont peut-être (!) puisé pour nourrir leur réflexion » (p. 17). Je ne crois pas que le lecteur s’attende à cela mais il s’attend certainement à une histoire de la pensée et la pensée philosophique n’est, pas plus que les autres, exempte de l’histoire.

Or dans ce domaine l’étrangeté d’une position aussi ouvertement non-historienne saute aux yeux rapidement. é. H. reconnaît que la réflexion sur l’économie remonte à l’époque archaïque, à Hésiode avant tout, et qu’ensuite à la fin du Ve siècle elle est devenue un « sujet de discussion théorique » (p. 30). Mais il ne s’en occupe pas et il ne traite pas plus des sophistes que par ailleurs des stoïciens. Il définit un corpus restreint d’auteurs d’ouvrages « oikonomiques » (de Xénophon à des auteurs tardifs comme Callicratidas ou Dion de Pruse) mais en même temps évoque une « méthode qui permet de repérer ce qui échappe à ceux qui réduisent la réflexion grecque aux traités » (p. 40), ce qui veut dire en langage courant Aristote et Platon! Peut-on les considérer comme des auteurs que personne n’a repérés? D’autre part ce corpus lui paraît très homogène alors qu’il souligne par ailleurs l’existence de débats qui se déroulaient « parfois avec apreté » (p. 44) mais ne les étudie pas. J’ajouterai enfin qu’il abuse d’un refus d’une quelconque chronologie quand il cite les textes. Est-ce vraiment pertinent de parler d’Aristote après épicure (p. 127), d’analyser la place de l’esclave chez le Pseudo-Aristote et de « passer ensuite » à Xénophon (p. 109) ou bien sur la question importante de la similitude entre oikos et polis de développer d’abord les quelques lignes que l’on connaît par Stobée de Callicratidas, dont on ne peut cerner avec certitude l’époque (p. 49-51) avant d’aborder Xénophon. On a trop l’impression d’un recueil de textes figé a priori et où l’analyse revient à signaler les différentes idées des uns et des autres d’une manière un peu didactique

Or toute forme intellectuelle est d’abord à la fois un lieu et un moment, deux notions qu’il faut explorer. é. H. écrit comme si le logos oikonomikos était un genre philosophique à part entière, comme une « partie » permanente de la philosophie à l’égal de l’éthique, de la physique ou la dialectique, ce qu’il n’a jamais été dans les doxographies antiques. Il y a en fin de compte peu d’ouvrages qui sont intitulés « Oikonomiques » et l’on sait que ni Platon ni Aristote n’en ont écrit. Cette constatation n’a pas pour but de réduire l’intérêt de cette réflexion mais d’en mesurer exactement la portée. On arrive ici à un point central: é. H. évoque à juste titre, et c’est le meilleur de l’ouvrage, le lien entre l’oikos, la famille, et la politique que l’A. avait déjà étudié dans un article de 2015 (que curieusement il ne cite pas). Il souligne l’idée que l’oikos représente une koinonia, une communauté, notion fondamentale mais qui est aussi, rappelons-le, valable pour définir la polis. Ce qui explique que ce sont les rapports entre politique et économique qui constituent l’enjeu de la réflexion. Le logos oikonomikos, qui naît à Athènes, est pleinement un logos, une parole de discussion et par suite un choix de comportement pratique. Cette situation se transforme à l’époque hellénistique tardive et é. H. remarque bien que Philodème abandonne dans son oikonomia du philosophe le lien avec la politique. Cette évolution du discours conduit à ce qu’on ne peut étudier des textes tardifs comme les textes classiques.

Pour conclure, je ne crois guère que la tournure « idéaliste » que donne é.H. à sa réflexion, qui a indiscutablement son originalité, soit la plus propice à comprendre des comportements qui sont, qu’on le veuille ou non, inscrits dans l’histoire. Conclure que l’oikonomia « est, pour le dire autrement , un savoir ou un savoir-faire du Bien, et par là un art possible de la liberté » (p. 175) a peut-être un fond de vérité mais est-ce vraiment ce niveau de généralité qu’attend le lecteur? Si l’on considère qu’il faut chercher un lien entre le passé et le présent, on le trouverait plutôt dans la manière dont les Grecs ont discuté du rapport entre le travail individuel et l’intérêt de la communauté, c’est la question posée par Hésiode et qui fait partie des énigmes socratiques au cœur de son procès. Une discussion jamais éloignée de nos préoccupations, antiques et modernes.

 

Raymond Descat, Université Bordeaux Montaigne, , UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 733-735