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C’est l’œuvre d’une vie que contient cet impressionnant volume embrassant pas loin de deux siècles d’activités archéologiques sur le vaste et complexe site de Carthage. Le titre « Les Travaux et les Jours » est une pure merveille qui dit, si sobrement, qu’il sera question des « hommes obscurs ou célèbres », comme chante Hésiode dans son Prologue, de leurs actions et intentions, mais aussi de jugement, le nôtre, celui de l’historien qui reparcourt un itinéraire jalonné de multiples interrogations : « dirige vers l’équité les jugements des mortels », lance Hésiode à Zeus, tout en sollicitant le don d’un « langage de la vérité ». Le lecteur des presque 500 pages savantes, denses, nuancées, extraordinairement riches, dues à la belle plume d’A. Ennabli, ne se prendra certes pas pour Zeus, mais il réalise néanmoins dès les premières pages, que parler vrai de Carthage, raconter les recherches et découvertes qui l’ont révélée ou abîmée, c’est aussi être capable de poser un jugement équitable, sans concession sur 200 ans d’histoire, entre recherche du passé et empreinte du présent.

Carthage, il est vrai, n’est pas un site comme les autres. Jeter l’ancre en face des ruines de Carthage, comme le fit Chateaubriand au début du XIXe siècle, c’est nécessairement s’interroger sur le destin des empires ; c’est aussi se mesurer à un imaginaire orientaliste auquel Flaubert, en 1862, avec Salammbô, donna une dimension grandiose ; c’est aussi questionner la relation des Tunisiens du XXIe siècle à leur passé et à leur patrimoine. Tous ces enjeux sont présents dans la somme que livre A. Ennabli, inlassable acteur de la découverte de Carthage, de sa préservation et de sa valorisation. Ce sont pourtant de multiples générations de savants qui, de 1831 à 2016, ont progressivement fait connaître Carthage en fouillant son sol, en publiant des objets, en construisant des musées, en racontant son destin replacé dans un large contexte méditerranéen qui permet d’en souligner à la fois la normalité et la singularité. C’est donc une histoire chorale que le livre construit, par moments harmonieuse, portée par des collaborations loyales et fructueuses, parfois cacophonique, hérissée de méfaits, d’impasses et d’appropriations indues. De ce point de vue, l’histoire des découvertes faites à Carthage reflète, comme dans un miroir, les avancées et les tensions, les malheurs et les réussites de deux siècles d’histoire contemporaine au cours desquels s’entremêle le destin de Carthage et de la Tunisie, de l’Europe et du Maghreb, de la science et de la politique.

L’ouvrage s’ouvre sur une Préface de François Baratte (p. 5-6) qui souligne le rôle de l’Auteur comme « ‘passeur’ de la mémoire d’une cité à laquelle il offre un remarquable monument ». Riche de 181 figures (de nombreuses cartes, des plans, des vues de site, etc.), le volume propose d’abord une synthèse analytique de l’histoire des fouilles et des recherches. Adoptant une démarche de topobibliographie, l’Auteur présente la genèse des recherches archéologiques entre 1881 et 2001, tout en recensant systématiquement et en commentant les publications qui en sont issues. Il s’agit là d’une entreprise titanesque qui rendre d’immenses services, tant cette documentation est dispersée. L’historique du site de Carthage est l’occasion de faire un bilan des activités à l’époque du Protectorat français : « archéologie d’occasion, opportuniste employant des techniques aussi expéditives que rudimentaires », visant des résultats sensationnels, sans structure technique ni service administratif, sans souci de protection du patrimoine (p. 20). A. Ennabli fournit une galerie de portraits des principaux acteurs : de la Blanchère, Gauckler, Merlin, Poinssot, Picard, Lavigerie, Delattre, Lapeyre, Carton, Saumagne, et il conclut (p. 30) : « en 1956, le site de Carthage offre le spectacle d’un territoire désolé et sinistré », un « site en voie de liquidation ». Une fois la Tunisie indépendante, se pose avec acuité le problème de la relation au passé préislamique, une histoire « longtemps ignorée sinon rejetée » (p. 34). Le mouvement d’urbanisation des années 60 met en outre le site en grave danger ; c’est donc en 1969 que le gouvernement tunisien se tourne vers l’UNESCO pour sauver le patrimoine carthaginois et favoriser, du même coup, le développement d’une économie de tourisme culturel. De 1973 à 1992, une puissante campagne internationale sauve le site de la destruction et impulse une dynamique scientifique largement partagée dont les effets bénéfiques se font encore sentir actuellement. Les méthodes les plus variées et les plus poussées prennent pied à Carthage dont l’histoire s’écrit désormais à plusieurs mains et sur divers registres : l’habitat et les nécropoles, le commerce international et les circuits de diffusion, le multiculturalisme, l’exploitation des territoires agricoles… Cartage n’est plus un monolithe, mais un objet d’histoire, un tissu relationnel complexe, tellement plus que l’ennemie de Rome. Après avoir examiné scrupuleusement les cartes et plans topographiques de Carthage, depuis Falbe jusqu’aux relevés les plus récents, après avoir prêté attention aux catalogues des Musées de Carthage, A. Ennabli traite, un à un, les 16 secteurs du site de Carthage (localisés sur la Fig. 26, p. 68), en leur appliquant la méthode topobibliographique qui fait tout le prix de ce volume. Pour chaque secteur (Byrsa est le premier), il propose une description générale et une description des différentes composantes du secteur, avant de tracer la genèse des recherches archéologiques, depuis les premiers voyageurs et explorateurs jusqu’aux entreprises les plus proches de nous. Il décrit les travaux, en analyse les résultats, en apprécie la portée, les biais, les limites et les acquis. Il fait le point des connaissances pour les divers lieux concernés, à l’époque punique, puis romaine (sanctuaires, nécropoles, tophet, ports, thermes, arcs, rues, forum, villas…). Il est tout à fait impossible de rendre compte de la richesse des données rassemblées ; c’est absolument impressionnant et tellement précieux qu’on doit être reconnaissant à A. Ennabli d’avoir partagé avec toute la communauté scientifique l’immense connaissance de tous les recoins du terrain qu’il a accumulée sa vie durant.

Systématique, précis, critique, richement illustré, le propos se déploie sur les seize secteurs concernés : Byrsa ; Colline dite de Junon ; Théâtre, Odéon, Rotonde, Maisons, Bab er Rih, Muraille de Théodose ; Damous el Karita ; Vallon d’Amilcar, Bordj Djedid et Sainte-Monique-Sayda ; Thermes d’Antonin ; Parc des Thermes ; Dermech-Cartagenna ; Quartier Salammbô : ports et tophet ; Région de Douar (Ech) Chott ; Cirque et Amphithéâtre ; La Malga ; Sidi Bou Saïd ; La Marsa-Gammarth ; Lac et berges ; Africa, arrière-pays de Carthage ; Golfe et Méditerranée. À travers l’examen de ces lieux, de leur histoire, c’est une fresque du devenir de Carthage que l’Auteur compose patiemment. Certes, il y manque des tesselles, et la Carthage romaine fait de l’ombre à la Carthage punique, mais aucun ouvrage, auparavant, n’avait entrepris une synthèse aussi ambitieuse des connaissances sur le site de Carthage. Nul doute que cet ouvrage, si justement récompensé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui lui a attribué le prix Serge Lancel, fournira aux recherches à venir un socle extrêmement solide et précieux. Le seul petit bémol que l’on peut formuler est que la bibliographie s’arrête parfois un peu tôt ; ainsi p. 269, sur le tophet, il manque toutes les publications récentes (du XXIe siècle) de S. Ribichini, P. Xella, B. D’Andrea, pour ne citer que les principaux. La bibliographie, il est vrai, s’apparente à un tonneau des Danaïdes.

L’ouvrage, qui suscite une profonde et sincère admiration, se termine par deux index (locorum et verborum) qui en rendront la consultation encore plus fructueuse.

 

Corinne Bonnet, Université Toulouse – Jean Jaurès, PLH-ERASME

Publié en ligne le 15 juillet 2021