Édité par L. G. Canevaro et D. O’Rourke, helléniste et latiniste de l’Université d’Édimbourg, ce recueil assez bref d’une dizaine d’articles, sur environ 300 pages, circonscrit son objet par des points de vue aussi variés et complémentaires que possible, en particulier théorique, historique et comparatiste, sur la poésie didactique grecque et latine, conçue comme un genre singulier issu d’une tradition d’origine d’abord homérique et hésiodique : il s’agit ainsi d’aller au-delà de problèmes traditionnels de définition et de typologie. Issu d’un colloque, ce volume à juste titre ne prétend pas être exhaustif sur ces vastes aspects, mais simplement représentatif, ce à quoi il parvient parfaitement.
Présentée par les deux responsables du volume, qui sont aussi les auteurs des deux premiers chapitres, l’introduction (1-20), d’inspiration philosophique, insiste sur ce qui relie des analyses qui sans cela aurait pu paraître trop hétérogènes. C’est aussi cette diversité qui fait l’intérêt de la publication. Concentrée d’abord sur la relation entre utilité et plaisir, complétée par la distinction problématique entre poésie épique et didactique, cette présentation d’ensemble se réfère à un état de l’art précis faisant dialoguer les critiques modernes (à partir de Pope, notamment Effe, Toohey, Volk) et anciens (Aristote par exemple, mais aussi les poètes eux-mêmes, par exemple Lucrèce ou Horace). Enfin, le triangle savoir – pouvoir – tradition, amène à considérer ici comme une sorte de fil rouge la relation (didactique) entre le poète-maître et ses destinataires internes et externes (élève, auditeur, lecteur, dédicataire), en termes d’autorité discursive et sociale.
L’ouvrage, constitué de dix chapitres, s’organise en trois parties bien articulées, d’abord sur les enjeux généraux de la poésie didactique, d’ordre cognitif, éthique, idéologique et littéraire ; puis sur une série d’études de quatre cas anciens, d’Homère à Ovide, montrant que la poésie didactique, dès ses débuts, est fondamentalement réflexive et intégrée dans un riche réseau d’intertextalités ; enfin sur des comparaisons transculturelles et transhistoriques circulant d’Homère aux Oracles Sybillins, de Babylone à des poèmes oraux d’Afrique australe, ou encore à la poésie néo-latine écossaise. Chaque chapitre est accompagné de notes et d’une bibliographie spécifique, et l’ensemble est complété d’un Index général très complet (275-293) et d’un Index Locorum (295-307). De plus la présentation en est agréable et le travail d’édition semble avoir été très soigneux, sur le plan formel.
La première partie (Theory) comprend deux études menées par les responsables du volume. Donncha O’Rourke (1. Knowledge is power : dynamics of (dis)-empowerment in didactic poetry, 21-52), inspiré par les travaux de Michel Foucault, p. ex. L’ordre du discours, sur les notions de savoir et pouvoir, souligne combien la poésie didactique, à chaque étape de son histoire, correspond à des changements socio-politiques et épistémologiques importants. Cette idée d’epistemai exemplaires, reliées par des ruptures culturelles significatives, est abordée à chaque fois en rapport avec un dispositif critique foucaldien, pour les Travaux et les Jours d’Hésiode (associé aux concepts de discipline et punition, figurant la dikê de Zeus) ; chez Nicandre, comme réponse poétique (metaphrasis) à l’encyclopédisme hellénistique (et à son intérêt pour les listes, cf. La naissance de la clinique) ; enfin, dans le troisième tiers de l’article (The order of things, traduction, un peu biaisée je pense, du titre d’origine Les mots et les choses), chez Lucrèce (proème du De rerum natura), Virgile (Géorgiques) et Manilius (Astronomica), surtout à propos de l’Âge d’Or. La poésie didactique, en tant que constellation discursive mettant en scène enseignement et apprentissage, est à considérer dans le cadre de réseaux de pouvoir construisant des vérités dans et par les textes et à leur extérieur. La réflexion présentée est très convaincante, quand elle montre que la poésie ancienne n’est jamais idéologiquement neutre, et même si certains rapprochements avec le corpus foucaldien pourraient être nuancés et que Foucault lui-même, comme dans son Histoire de la sexualité, aurait modifié avec plus de souplesse sa propre boîte à outils critique à partir des discours anciens étudiés. Lilah Grace Canevaro (2. Thinking for yourself : Hesiod’s Works and Days and cognitive training, 53‑74) part aussi d’Hésiode (surtout Les travaux et les jours), dans une perspective inspirée par la psychologie cognitive contemporaine, à travers la notion expérimentale et clinique de cognitive training (« entraînement (à l’apprentissage) cognitif »). En soulignant les traits majeurs d’un idéal hésiodique d’apprentissage et de sagesse, LGC signale la sophistication des savoirs anciens sur le rapport expérience / connaissance et sur la relation maître / auditoire, à travers les qualités et processus suivants : complexity (en rapport avec le genre et l’âge), subtlety, novelty (où est mis en valeur le rôle de la mémoire et de la répétition, et aisi relativisé le caractère « innovant » de didactiques contemporaines), problem solving (en rapport avec la mémoire cinétique), et meta-cognition, point fondamental pour Hésiode dont le rôle pédagogique est de transmettre des contenus, mais aussi et surtout d’apprendre à penser. Ce chapitre est parfois aussi subtil que le croisement qu’il propose entre cognitivisme et anthropologie culturelle et ses observations sur Hésiode en tant que pédagogue sont très suggestives. On pouvait aussi craindre, comme dans le chapitre précédent, un anachronisme mal maîtrisé, mais ces rapprochements sont parfaitement raisonnés. Certains points d’analyse linguistique ou surtout littéraire mériteraient d’être développés : la syntaxe, la métrique, la pragmatique, la rhétorique, les images jouent un rôle plus décisif qu’il n’apparaît ici, dans l’efficacité d’un enseignement et d’un apprentissage surtout oraux et dans des textes éminemment à la fois poétiques et métapoétiques.
La deuxième partie (Tracing Tradition) comprend quatre études, à dominante historique. David Sider (3. Homer Ethicus, 75-95, plus de douze pages de notes et bibliographie pour un corps d’article de huit pages, d’ailleurs bien argumenté) envisage la poésie homérique, au‑delà de ses effets connus de charme et de plaisir, comme intentionnellement didactique et morale, cherchant à rendre meilleurs les auditeurs. C’est ce que montrent les figures d’aèdes que sont Démodocos (Odyssée 8-13) mais aussi Achille ou Phénix (Iliade 9) : le poète figuré dans l’épopée, même quand le contenu précis de son chant nous est inconnu, est aussi un maître, adaptant son discours à son public, comme la voix homérique au sien. D’autres mises en abyme homériques, similaires ou non, pourraient compléter cette étude, ainsi qu’une comparaison plus précise avec divers jeux de réflexivité chez Hésiode ou des philosophes / poètes préplatoniciens tels Empédocle ou Parménide, surtout quand ils font du poète une figure à la fois véridique et éthique. Floris Overduin (4. Elegiac pharmacology : the didactic heirs of Nicander ?, 97-122) s’intéresse, de manière claire et documentée, à un corpus méconnu de poèmes pharmacologiques d’époque hellénistique et impériale, et à l’emploi du mètre et d’autres effets poétiques dans la transmission d’un savoir médical initialement en prose. Nicandre n’était en effet pas seul à mener cette activité de metaphrasis : une présentation générale de cette « pharmacologie élégiaque » paradoxale montre qu’elle est très influencée par le style de l’auteur des Thériaques, comme l’observe plus tard Galien, pour qui les effets esthétiques et mnémotechniques du vers, loin de la gêner, assurent la transmission de savoirs pratiques, en particulier sous la forme de listes, et plus largement de toute une culture. FO présente ensuite le theriacum d’Andromaque l’Ainé (dont le proème et l’épilogue font d’une recette de la thériaque un hymne à Néron) et le poème d’Aglaias sur le traitement des cataractes (dont les distiques, plus proches d’une tradition épique que technique, proposent à un lectorat cultivé des énigmes ou kennings d’ordre mythologique et littéraire). Ces poèmes « reflect the joy of a common literary past in an elite cuture of playful learning, in a context of imperial power » (115). Monica R. Gale (5. Name puns and acrostics in didactic poetry : reading the universe, 123-150) s’intéresse aux jeux linguistiques, en particulier paronomases étymologiques et acrostiches (surtout signatures), dans un corpus large, à la fois grec et latin, d’Hésiode et Empédocle à Aratos et Nicandre, et chez Ennius, Manilius, Lucrèce ou Virgile (en particulier dans les Géorgiques). Ces procédés poétiques, à la fois virtuoses et discrets, participent d’une stratégie générale visant à établir l’autorité du poète, dans le cadre d’une filiation littéraire complexe et vive, conforme à toute une pensée mise en pratique poétique sur l’interprétation des signes (humains, naturels, divins). Dans ces dispositifs, MRG voit à l’œuvre une conception active de l’héritage littéraire, par exemple quand Lucrèce se revendique conjointement de l’épopée (Homère et Ennius) et de la poésie philosophique (Empédocle). La lecture d’un poème, assimilée à l’interprétation du monde comme système de signes, devient ainsi une sorte de co-création, plus qu’un jeu formel. Elena Giusti (6. Ovid’s Ars Poetica : metapoetic didactic in the Ars Amatoria, 151-177) relie l’Art d’Aimer ovidien à l’Art poétique horatien, deux textes dans lesquels elle s’interroge sur le rapport paradoxal, voire conflictuel, entre la forme poétique et le contenu scientifique. Cette question est cruciale pour tout l’ouvrage, mais, selon EG, le caractère particulièrement réflexif de cette poésie latine classique, en particulier du genre de l’Ars (en ce qu’il implique une réflexion sur le rapport ars/ingenium), en ferait un exemple singulier, ce qui semble un peu excessif (au moins pour un helléniste …). Mais, en ce qui concerne le lecteur-élève (utilité et plaisir) et le poète‑enseignant (capacité technique et intentions personnelles), l’œuvre d’Ovide, non sans ironie ni paradoxe, est en effet bien plus qu’un traité sur l’amour : un espace, riche d’intertextualité, où se discute, en contraste avec ce qui, chez Horace, apparaît comme un échec, la possibilité même de transmettre avec succès une culture de qualité et un savoir sur des questions aussi labiles, souvent illusoires, que la passion amoureuse ou la création poétique : cette poésie didactique favorise ainsi l’émulation entre auteurs et l’innovation formelle et thématique, mais aussi l’expression de sensations, sentiments et interrogations complexes et ambivalentes.
La troisième et dernière partie (Comparisons and Continuations) comprend aussi quatre études. Helen Van Noorden (7. Didactic and apocalyptic turns : clarity and obscurity, Homer and Hesiod in the Sibylline Oracles, 179-204) s’intéresse au rapport entre traditions gréco‑latines (Hésiode, Aratos, Lucrèce, Virgile) et juives ou judéo-chrétiennes de la sagesse poétique et intègre les Oracles sybillins dans une tradition didactique où se dessine une relation complexe entre pédagogie (impliquant une réception active) et discours « apocalyptique ». Outre ces modalités d’intertextualité transculturelle et la fabrique poétique d’un rapport particulier au temps, surtout futur, et au destin, HVN étudie avec clarté la manière dont « Sybille », dans ce corpus assez peu connu des classicistes, se construit un public de lecteurs-interprètes, oscillant entre optimisme et pessimisme, réflexion morale et plaisir poétique (par exemple dans l’interprétation d’énigmes) : en effet, à la fois « Sibylle » reformule en grec toute une tradition biblique, joue d’un style influencé par Homère et Hésiode, et rivalise avec ces auteurs, qui l’auraient, selon elle, détournée. Johannes Haubold (8. Embodied teaching : Ludlul Bēl Nēmeqi and the Babylonian didactic tradition, 205-224), avec une certaine élégance épistémologique, étudie la littérature didactique babylonienne, dans une perspective comparatiste, allégée de toute idée d’influence et d’origine (en particulier dans sa première partie Ad fontes ?), contrairement aux travaux d’un Martin West sur les sources moyen‑orientales de la poésie didactique grecque. Cette étude, plutôt que sur la mieux connue Épopée de Gilgamesh, se concentre sur Ludlul Bēl Nēmeqi (Poème du Juste souffrant) dont le narrateur proclame la supériorité critique de l’expérience sur la cognition (The failure of didactic, 207, et Beyond didactic, 210), du moins quand cette dernière n’est pas embodied (« incarnée »), c’est-à-dire d’abord sensible. JH étudie aussi le poème dit de la Théodicée babylonienne, une autre mise en scène d’un enseignement en échec, s’il est trop abstrait ou verbal. En remettant en cause une conception évolutionniste de l’histoire littéraire, ce détour indique combien toute poésie véritablement didactique est réflexive (méta-didactique) et sensible aux limites humaines de tout maître (à penser). Madhlozi Moyo (9. Fauna and erotic didactics in archaic Greek and Kalanga oral wisdom literatures, 225-248) étudie l’emploi de figures animales, dans des poèmes sur l’eros humain, à la fois chez Hésiode, Archiloque et Sémonide, et dans la culture Kalanga (Zimbabwe), dont il évoque aussi le renouveau. Le prisme choisi pour la comparaison est celui des questions de genre et sexualité, en particulier le choix d’une épouse / d’un mari, dans des contextes historiques et culturels très éloignés, ainsi que le rôle attribué aux équidés (ânes et chevaux) dans ces discours et récits mettant en scène patriarcat et relations de classe. Cette intéressante comparaison fait apprécier un peu autrement la poésie morale archaïque grecque, en intégrant les enseignements qu’elle diffuse non tant dans une histoire de la littérature que dans une conception élargie de la vie comme expérience à réfléchir, notamment par les pratiques verbales typiques d’une époque et d’une communauté. Comme pour d’autres chapitres de l’ouvrage, on peut regretter que l’approche anthropologique, ici bien maîtrisée, fasse plutôt l’économie d’analyses plus formelles, linguistiques et littéraires, des textes et de leurs effets de réception : cela enrichirait un travail de comparaison par ailleurs convaincant. Enfin, David McOmisch (10. Scientia demands the Latin muse : the authority of didactic poetry in early-modern Scotland, 249-274) montre comment, dans l’Écosse de la première modernité (surtout fin XVIe s.), la poésie didactique en néo-latin, avatar tardif de modèles antiques (en vers, tels Aratos, Lucrèce et Virgile, mais aussi en prose, pour le contenu, comme Aristote), est un phénomène culturel vraiment vivant. Des auteurs comme David Kinloch, en médecine, Andrew Melville et Adam King, en religion et pédagogie, relient ainsi savoir technique et scientifiques, expression et création littéraires et enjeux idéologiques et sociaux très contemporains. De fait, avant cet intéressant chapitre, il manquerait dans le volume une présentation de ces questions aussi dans la littérature chrétienne de l’Antiquité tardive et du Moyen-Âge.
À la fois par la comparaison et par le dialogue entre pensée contemporaine (notamment Foucault et, d’autre part, les sciences de la cognition) et textes anciens, l’ensemble de l’ouvrage vise à montrer que la poésie didactique est « a natural mode of discourse in all times and places » (16) et il y parvient bien tout en montrant l’importance des variations contextuelles. Il serait d’ailleurs intéressant d’observer notre propre époque dans cette perspective, peut-être moins en poésie qu’en prose : la diffusion de débats et savoirs à un public élargi, qu’il s’agisse de sciences humaines, juridiques, politiques, médicales, mathématiques, physiques ou encore morales et plus largement philosophiques, passe aussi par des discours, écrits ou oraux, y compris des fictions similaires à des expériences de pensée, qui parfois rappellent, tout en s’en différenciant, dans leur procédés formels comme dans leur mode d’argumentation, la poésie que cet ouvrage étudie. Plusieurs chapitres posent ainsi des questions importantes, toujours actuelles, sur le statut du maître, par rapport à son élève, et du poète, par rapport à la fois à son propre discours, son milieu d’exercice, la tradition dans laquelle il s’inscrit, tout en innovant, et surtout son public. Un tel ensemble d’études, sur un corpus parfois mal connu, intéressera de ce fait les spécialistes de ce genre ancien de la poésie didactique au sens restreint (la médecine ou la pharmacopée en vers, par exemple), mais aussi dans un sens élargi (d’Hésiode à Virgile ou Ovide), quand finalement tout poète réfléchissant aux enjeux esthétiques, éthiques et idéologiques de sa pratique se veut aussi maître de savoir, vérités et, du même mouvement, doutes.
Michel Briand, Université de Poitiers
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 276-280