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Ariadni Gartziou-Tatti et Athanassia Zografou présentent un volume qui recueille les interventions du XVe colloque du Centre International d’Étude de la Religion Grecque (CIERGA), qui s’est tenu à Ioannina en octobre 2015 et dont les discussions ont porté sur la place et le rôle des plantes, des espaces et des paysages où les végétaux se déploient (« le monde végétal ») dans les représentations et les pratiques religieuses des anciens Grecs. Il se présente aussi comme un hommage rendu à André Motte, dont l’ouvrage, publié à Bruxelles en 1973, Prairies et Jardins de la Grèce antique constitue un jalon au sein de ce champ d’étude. Vingt ans après les mélanges offerts à André Motte en 2001[1], ce volume offre un utile état de l’art et ouvre de nouvelles perspectives.

Après une introduction très claire par les directrices du volume, André Motte (« Palinodie : quoi de neuf dans les prairies et les jardins de la Grèce antique ? ») présente un résumé de son ouvrage classique suivi d’un panorama bibliographique du dernier demi-siècle, d’abord organisé suivant un répertoire des plantes particulières, de l’asphodèle à la violette, puis en trois parties consacrées respectivement aux études du paysage religieux en général, à celle des jardins et à celle des prairies. André Motte abonde ainsi considérablement la bibliographie générale du volume (287-328), qui en constitue assurément l’une des richesses. Il conclut en relativisant l’ampleur des deux cents études évoquées en mesurant ce qui reste à défricher, aussi bien en termes d’espèces végétales (une trentaine d’entre elles ont reçu l’attention des chercheurs, à peine la moitié de celles qui sont mobilisées par les cultes anciens et par les récits mythologiques), que d’études des jardins et des prairies, qui requièrent aujourd’hui à ses yeux un surcroît d’interdisciplinarité. Les directrices et les auteurs de ce volume l’ont bien entendu et l’on peut saluer le pluralisme qui caractérise les travaux du CIERGA, dans son approche multidimensionnelle de la religion ancienne, par les pratiques autant que par l’imaginaire, conjoignant les efforts de l’histoire, de la philosophie, de la philologie et de l’archéologie.

La première section rassemble les contributions qui explorent le rôle du végétal comme matière à penser, comme support métaphorique et analogique de représentations. Philippe Borgeaud (« Le jardin des philosophes : liberté de pensée et culture végétale »), chemine avec Diderot et Rousseau en explorant le support que les environnements végétaux offrent à la méditation, du jardin-labyrinthe aux libres espaces sauvages, avant de revenir vers la dualité ancienne du jardin clos, le képos, et de la prairie ouverte, le leimon, et vers l’opposition platonicienne du Phèdre entre les champs de la pensée et les jardins d’Adonis de l’écriture. Claude Calame (« Métaphores végétales de la croissance, sanctuaires paysagers, pratiques cultuelles : parcours initiatiques pour les jeunes filles »), analyse les motifs et le vocabulaire de la croissance végétale, tels qu’ils sont déployés par la poésie archaïque pour saisir avec délicatesse l’éclosion de la jeunesse, l’émotion qu’elle suscite et les expériences qui l’accompagnent, afin d’éclairer le contexte rituel et initiatique de leur usage, avec une insistance particulière sur rites et les paysages associés à Athéna, Aphrodite, Artémis et Perséphone. Alessandro Buccheri (« Analogie d’analogies botaniques : épiclèses des dieux et métaphores du développement humaine ») a croisé l’examen des analogies et métaphores végétales servant dans la poésie archaïque et classique à dire le corps humain, son développement, ses états et ses humeurs avec celui des épiclèses divines. Il obtient des résultats qui convergent avec les analyses de Claude Calame, en particulier sur l’importance des dieux veillant à la croissance de la jeunesse. Grammatiki Karla (« Locus amoenus in the Life of Aesop : Mirroring (rebirth and death) ») analyse la richesse symbolique des motifs végétaux employés par l’auteur anonyme de la Vie d’Esope, notamment à travers la description du lieu protégé où s’endort le héros, qui évoque sa mort et sa renaissance, dans un cadre rituel associé aux cultes des Muses et d’Isis.

Les auteurs des études de la deuxième section déploient plusieurs types de méthodes pour sonder l’articulation entre pratiques rituelles et agricoles. Renée Koch Piettre (« Le blé, la bière et le vin. Questions sur ἀλωή et κυκεών) bat en brèche l’image d’une culture grecque ancienne ayant choisi le vin contre la bière, en explorant la polyvalence du lieu désigné comme ἀλωή, susceptible de mêler cultures et techniques céréalières et viticoles, la diversité des modes de production d’alcool et le croisement des fêtes impliquant les différents breuvages. Sylvain Lebreton (« Quelques réflexions sur les dieux Karpophoroi et consorts ») poursuit systématiquement l’étude des épiclèses divines comprenant le terme karpos, qui le mène lui aussi à explorer de nouvelles convergences entre Déméter et Dionysos. Jan-Mathieu Carbon établit par une approche multifactorielle la date et le sens de la fête des Kalamaia, reliant ainsi la tige et épis de blé qui en expliquent le nom aux rites de Déméter (« King Harvest Has Surely Come » : On the Seasonal Festival of the Kalamaia »).

La troisième section suit le fil botanique, d’espèces en espèces, au gré d’études qui proposent à chaque fois des approches multi-dimensionnelles des plantes considérées pour en déployer les dimensions rituelles et symboliques. Flora Manakidou (« Talking Trees, Femininity and Poets : Callimachus’ Hymn to Demeter ») explore les dimensions littéraires et religieuses du riche environnement végétal mise en scène par Callimaque dans son l’Hymne à Déméter. Athanassia Zografou (« Sur les traces d’une plante polythétiste : oliviers légendaires d’Athènes à Délos ») déplie toutes les potentialités que l’olivier a offert à la religion des Grecs pour s’en faire le support rituel et symbolique ;  Maria Patera fait le tour des représentations et des pratiques de la scille, là encore en s’appuyant sur les propriétés qui confèrent à la plante ses qualités d’ancrage symbolique (« Les usages rituels d’une plante médicinale : à propos de la scille ») ; Eleni Chronopolou (« The pine in the Magical Papyri ») explore un aspect du réseau mythique associé au pin à travers l’usage des pommes de pin et des pignons dans la cuisine magique ; Dimitri Raïos livre une variation bienvenue sur le fameux môlu homérique, et sa métamorphose en mauve chez Lucien (« Du μῶλυ de l’Odyssée à la mauve de Lucien :  l’art parodique d’un sophiste protéiforme ») et Maria Vamvouri Ruffy suit le fil des discussions de Plutarque et d’Athénée sur les couronnes des banqueteurs et trouve de nouveaux chemins menant de Dionysos à Apollon (« Couronnes de lierre et de fleurs au banquet : Dionysos médecin et le Péan de Philodème »).

La quatrième section ouvre la perspective de l’archéobotanique, appelée de ses vœux par André Motte, dans l’espoir d’un restitution des paysages disparus. Eugenia Gkatzogia et Eleni Kotjabopoulou (« Archaeobotanical Evidence from the Acheron Oracle of the Dead : Rethinking Site Interpretation through the Stored Food products ») mettent leurs méthodes au service de l’hypothèse qui réfute la présence d’un oracle sur le site de Mesopotamos en Thesprôtie, pour ouvrir un nouveau terrain d’enquête, celui de la reconstitution des pratiques agricoles mêlant blé et fèves.

Les lecteurs apprécieront les trois indices (noms de plantes et vocabulaire végétal / cultes et mythes (théonymes, institutions religieuses) / mots grecs) permettant de sonder un volume dont ne pourront se passer celles et ceux qui suivent le renouveau des études consacrées à l’importance anthropologique du monde végétal en Grèce ancienne, mais aussi au-delà : c’est un volume qui, par son pluralisme méthodologique, nourrit l’apport de l’anthropologie historique à une discussion plus générale, celle qu’a notamment initié il y a plus de vingt ans l’ouvrage dirigé par Laura Rival[2].

 

Arnaud Macé, Université de Franche-Comté

Publié en ligne le 15 juillet 2021

 

[1] Voir, dans la même collection, É. Delruelle, V. Pirenne-Delforge dir., Kêpoi : De la religion à la philosophie. Mélanges offerts à André Motte, Liège 2001.

[2] The social life of trees: anthropological perspectives on tree symbolism, Oxford-New York 1998.