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Ce volume collectif fait suite à la conférence « Greening the Gods : Ecology and Theology in the Ancient World », organisée à Cambridge en 2014. L’invitation au dialogue interdisciplinaire, exprimée dans le titre de l’ouvrage, illustre bien l’entreprise qui est née d’un dialogue entre Ailsa Hunt et Hilary Marlow, qui ont poursuivi la question du rapport entre religion et environnement dans leur domaine respectifs : l’étude de la religion romaine[1], d’une part, et les études bibliques[2], d’autre part. Les articles rassemblés sont en outre animés par la volonté d’ouvrir de nouvelles perspective pour un usage contemporain de l’Antiquité, qu’elle soit classique ou biblique.

Plusieurs articles se réfèrent à l’article de l’historien médiéviste Lynn White, Jr., « The historical Roots of Our Ecologic Crisis »[3], qui développait notamment l’hypothèse du rôle du Christianisme dans le changement d’attitude de l’Occident à l’égard d’une nature désacralisée et non plus peuplée d’âmes et d’esprits. Dans l’article placé en fin de volume (« Pagan Animism : A Modern Myth for a Green Age »), Ailsa Hunt entreprend de nuancer une telle position en critiquant l’idée qu’une certaine forme d’animisme ait pu durablement conditionner le rapport des anciens Grecs et Romains à l’environnement. Elle relève (p. 143) dans l’Hymne à Aphrodite que les nymphes des montagnes évoquées (v. 257), si elles sont bien destinées à mourir en même temps que l’arbre auquel elles sont attachées, n’en constituent pas pour autant l’âme, puisque la nymphe a sa propre âme, qui s’en va quand l’arbre dépérit (v. 264-272). Après avoir circonscrit les pratiques de sanctuarisation de la végétation en Grèce et à Rome à certains lieux et à certains rites bien définis, et constaté qu’elles n’empêchaient pas les pratiques de déforestation, Ailsa Hunt se tourne du côté de la théologie chrétienne pour constater que c’est en son sein que la crainte de sembler retomber dans une vision animiste fait obstacle à l’intégration de la nature à une vision théologique du monde. Corriger l’image d’une Antiquité païenne animiste, dont le christianisme devrait à tout prix se démarquer, lui semble pouvoir contribuer aux efforts des théologiens chrétiens contemporains qui cherchent à retrouver Dieu dans la nature.

L’ensemble du volume s’articule autour d’un axe problématique double : faire apparaître la manière dont les pensées anciennes faisait elles aussi place aux désordres naturels ; chercher les ressources anciennes capables d’éclairer ou de renouveler les perspectives pour l’éthique environnementale contemporaine.

L’article de Melissa Lane, sur lequel s’ouvre le volume (« Ancient Ideas of Politics : Mediating between Ecology and Theology »), appartient à ce premier axe. Elle entreprend de relativiser un autre aspect de l’argumentation de Lynn White, qui voyait dans l’avènement de la culture démocratique le levier ultime du déclenchement de la crise écologique, en insistant sur le fait que l’Antiquité classique et biblique a déjà su envisager la politique comme la médiation nécessaire entre environnement et théologie, à travers notamment le thème de l’âge d’abondance, caractérisé comme âge sans politique, le thème des punitions divines à dimension environnementales qui sanctionnent les mauvais choix politiques et la fertilité retrouvée qui sanctionnent le bon gouvernement. Helen Van Noorden (« The Ecology of the Sibylline Oracles ») étude le terrain syncrétique des Oracles Sybillins pour observer comment, dans un contexte juif et chrétien, le thème classique de la prophétie inspirée de la Terre y vient nourrir la dimension environnementale des manifestations de la justice divine. Emmanuela Bakola (« Reconsidering the Chtonic in Aeschylus’ Oresteia : Erinyes, the Earth’s Resources and the Cosmic Order ») reconsidère l’importance de la dimension terrestre dans les tragédies qui font des désastres environnementaux des expressions de la justice cosmique ; elle observe en particulier à quel point l’Orestie explicite le rôle des Erinyes comme gardiennes de l’ordre cosmique. Hilary Marlowe (« The Anguish of the Earth : Ecology and Warfare in the First World War and the Bible ») mène une analyse comparative de la dévastation de la nature due à la guerre dans la Bible et dans les poèmes rédigés par les soldats de la première guerre mondiale, expression de la justice divine dans le premier cas, illustration de la souffrance des hommes dans le second.

Rébecca Watson (« Creatures in Creation : Human Perception of the Sea in the Hebrew Bible in Ecological Perspective ») trouve dans la représentation biblique de la mer et de la pêche, non seulement la représentation de la sanction divine à l’endroit des hommes bercé par l’illusion de maîtrise, mais aussi la conscience du caractère fini des ressources halieutiques et l’expression d’un sentiment d’admiration et de coexistence. Un deuxième axe du volume explore ainsi les ressources que l’Antiquité classique et biblique pourrait offrir aux éthiques contemporaines. Robin Attfield (« Some Ancient Philosophical and Religious Roots of Modern Environmentalism ») présente un utile panorama de l’usage des textes philosophiques de l’antiquité classique et de ceux de la tradition biblique dans la pensée environnementale. Christoph Jedan (« A Lighter Shade of Green : Stoic Gods and Environmental Virtue Ethics ») fournit une classification des manières dont le stoïcisme est mobilisé dans les débats contemporains sur l’éthique environnementale, et suggère qu’une meilleure prise en compte de la diversité des théologies stoïciennes y serait utile, en particulier pour faire apparaître que le Stoïcisme permet de penser l’unité de la nature tout en faisant place à la destruction qui fait partie de son cycle. David Sedley (« Self-Sufficiency as a Divine Attribute in Greek Philosophy ») évoque, avec Empédocle, Platon et les Stoïciens, plusieurs pistes relatives à la composition du monde comme super-organisme capable de recycler la vie en son sein, suggérant une discussion possible avec les théories contemporaines comme l’hypothèse « Gaia » de Lovelock. Jula Wilderger  (« Cosmic Beauty in Stoïcism : A foundation for an Environmental Ethic as Love of the Other ? ») pose les prémisses d’une éthique environnementale eudémoniste fondée sur une idée de sociabilité naturelle, qui permettrait à l’homme de s’épanouir, comme vivant, dans le fait d’aimer et de prendre soin de ce qui n’est pas soi.

Le volume sera très instructif pour les lecteurs qui découvriront des débats et des références propres à la tradition anglophone. On pourrait répondre à l’invitation au dialogue formulé par les directrices du volume en invitant les contributeurs du dialogue à étendre leur discussion avec plusieurs traditions non-anglophones. Ainsi, pour s’en tenir à quelques traditions francophones, la discussion de « l’animisme » antique pourrait trouver profit à s’ouvrir à l’anthropologie de la nature, qui permet de situer l’Antiquité gréco-romaine dans un horizon « analogiste » à mi-distance entre « animisme » et « naturalisme » moderne[4], et, de manière plus générale, la discussion sur le rapport à l’environnement développé par les religions anciennes gagnerait à entrer par exemple dans un dialogue plus nourri avec les travaux de l’école de Liège, auquel le volume dirigé par Ariadni Gartziou-Tatti et Athanassia Zografou[5] fournit une parfaite introduction.

 

Arnaud Macé, Université de Franche-Comté

Publié en ligne le 15 juillet 2021

[1] Voir l’ouvrage d’A. Hunt, Reviving Roman Religion : Sacred Trees in the Roman World, Cambridge 2016.

[2] Voir l’ouvrage d’H. Marlowe, Biblical Prophets and Contemporary Environnemental Ethics : Re-Reading Amos, Hosea and First Isaiah, Oxford 2009.

[3] Science, 155, 1967, p. 1203-1207.

[4] Voir P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris 2005 ; traduction anglaise Beyond Nature and Culture, Chicago 2013.

[5] Des dieux et des plantes. Monde végétal et religion en Grèce ancienne, Liège 2019.