Philippe Fleury, professeur de latin à l’Université de Caen-Normandie, propose une nouvelle édition critique, traduite et annotée du De Rebus Bellicis. Ce traité écrit au ive siècle par un auteur anonyme se présente comme un ensemble de suggestions adressées à l’empereur, visant à améliorer l’efficacité de l’armée romaine. L’Anonyme propose en une préface et 21 chapitres des mesures très concrètes, de deux types : des réformes financières, fiscales et administratives, afin d’alléger le coût de la défense de l’Empire, et des innovations techniques, sous la forme de machines de guerre visant à préserver la vie des soldats romains tout en leur permettant de triompher plus facilement des barbares. Plusieurs éditions, traductions, et commentaires de ce curieux texte ont vu le jour depuis le milieu du xxe siècle (en particulier le commentaire de S. Mazzarino, les éditions de R. I. Ireland et d’A. Giardina, et la traduction française d’H. Jouffroy) : Philippe Fleury souligne régulièrement les apports et les limites de ces travaux, tout en sachant s’en départir pour proposer de nouvelles hypothèses.
Dans une riche introduction (p. I-CXL), Philippe Fleury revient sur les points obscurs qui entourent l’œuvre. De l’auteur, on sait peu de choses. Il connaît bien le vocabulaire administratif, économique et financier de son temps, peut-être mieux d’ailleurs que les affaires proprement militaires : à ce titre, Philippe Fleury privilégie la piste d’un ancien fonctionnaire impérial, même si d’autres théories rattachent l’anonyme au milieu des curiales. De fait, les deux interprétations ne semblent pas inconciliables, si l’on se souvient que des curiales cherchaient fréquemment à rejoindre l’administration impériale pour se libérer des liturgies. Le latin soigné du texte montre en tout cas que l’on a affaire à un homme cultivé. Son origine géographique pose autant de problèmes : Philippe Fleury suggère « l’extrémité est de la partie occidentale de l’Empire » (p. XVIII), peut-être dans les régions danubiennes, mais les indices sont minces. Le texte n’apporte pas non plus d’éléments explicites sur la religion de l’auteur, mais sa critique à l’encontre de la prodigalité de Constantin tendrait à montrer qu’il n’était pas chrétien (p. XXII). Différentes hypothèses ont été proposées pour la datation du texte, entre les règnes des fils de Constantin et celui de Justinien. Il faudrait, à la suite de Seeck, privilégier le règne de Valentinien et Valens, Philippe Fleury proposant de réduire cette fourchette aux années 366-370 et d’identifier le destinataire du traité à l’empereur cadet (p. XXVIII-LIII). L’analyse linguistique du texte, qui respecte strictement la rédaction selon le cursus mixtus, appuie l’hypothèse selon laquelle l’auteur aurait reçu sa formation dans la première moitié du ive siècle. Philippe Fleury s’interroge par ailleurs sur la part d’innovation que recèle le traité (p. LX-LXXXI) : dans quelle mesure peut-on parler de réformateur et d’inventeur ? Chaque proposition du traité doit être analysée en elle-même pour mesurer son « degré d’innovation », tâche qui n’est pas toujours évidente car l’auteur ne cite pas ses sources : il apparaît que, dans l’ensemble, « l’innovation n’est jamais absolue » (p. LXXX). L’Anonyme se distingue d’abord en proposant des moyens qui permettraient d’exploiter de manière plus efficace les ressources fiscales de l’Empire, en luttant contre la corruption, en imposant aux soldats de prendre leur retraite dès lors qu’ils atteignent un certain niveau de solde et en mettant de l’ordre dans la législation (chapitres I à V et XXI). Les machines redoutables qu’il décrit sont pour la plupart des perfectionnements d’armes déjà existantes. Elles révèlent une conception stratégique résolument offensive (chapitres VI à XIX), même si l’Anonyme n’oublie pas pour autant la défense des frontières, en suggérant notamment la construction de forts financés par les propriétaires terriens (chapitre XX).
L’édition du texte repose sur la collation des quatre manuscrits traditionnellement utilisés à cet effet[1], ainsi que sur celle inédite d’un cinquième manuscrit conservé à la Bibliothèque Vaticane. Tous remontent au célèbre codex Spirensis, aujourd’hui perdu, qui contenait quinze autres textes, dont la Notitia Dignitatum. Si les nouvelles lectures n’altèrent pas fondamentalement le sens du texte, elles sont l’occasion de revenir, dans les notes, sur certains passages difficiles (e.g. praef. 3 ; I, 1 ; I, 3).
Le texte, traduit de manière agréable, est suivi d’annotations nombreuses, qui n’ont cependant pas toutes bénéficié d’un même souci d’actualisation bibliographique. Ainsi, sur la question de la fiscalisation du recrutement militaire (IV, 5), il faut ajouter l’article de J.‑M. Carrié[2]. Sur le problème de la dénomination des unités seniores et iuniores (V, 7), on trouvera une mise au point dans l’article M. Rocco[3]. Les notes s’avèrent plus complètes lorsqu’elles portent sur ce qui fait la véritable originalité du traité, les machines de guerre. Les descriptions des différents chars à faux, des balistes fixes ou mobiles, du pont d’outres flottant (ascogefyrus), ou encore de la liburne automotrice avançant grâce à des roues à aube actionnées par des bœufs, font ainsi l’objet de commentaires érudits et éclairants (voir en particulier le commentaire à propos de VII, 6, sur la baliste à quatre roues). Philippe Fleury souligne les contradictions au sein du chapitre XIV. Celui-ci décrit un char à faux avec boucliers (currodrepanus clipeatus), dont la principale innovation consiste en la présence de fouets automatiques permettant de stimuler les chevaux sans la présence d’un conducteur. Pourtant, le même chapitre indique que le char est conduit par un homme, et que les bêtes sont pourvues d’armures rendant de toute évidence le fouet inefficace – ce qui correspond à la miniature jointe au traité. Il faut peut-être supposer une corruption du texte à cet endroit, d’autant que la préface annonçait bel et bien un char ne nécessitant pas de conducteur. L’Anonyme décrit également des pièces d’équipement personnel offensives (les dards plombés appelés plumbatae) et défensives (le gambison connu sous le nom de thoracomachus). Elles aussi sont présentées par Philippe Fleury avec minutie, en tenant compte des données archéologiques. Le traité constitue, chronologiquement, la première attestation de ces mots dans la documentation.
On saluera la reproduction en couleurs (12 planches) des miniatures indissociables du traité et qui permettent régulièrement de mieux comprendre le texte : un commentaire de cette riche iconographie et de ses limites figure aux p. XCVIII-CVII. Ces miniatures, qui pourraient être d’inspiration hellénistique ou orientale, sont mises en regard de reconstitutions numériques de la plupart des machines décrites (infographies de C. Morineau, membre du Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle de l’Université de Caen). Le recours à la simulation informatique a d’ailleurs permis de tester des hypothèses sur le fonctionnement de la liburne automotrice, qui aurait pu atteindre une vitesse de huit nœuds pour l’éperonnage (p. 93). Aux innovations techniques proposées par l’Anonyme répondent ainsi les avancées des humanités numériques. On se réjouit donc de pouvoir relire et mieux comprendre ce texte important pour l’histoire militaire de l’Antiquité tardive, mais aussi pour l’histoire des techniques et de l’esprit d’invention.
Maxime Émion, Université Le Havre Normandie
[1]. Mss. d’Oxford, Munich, Paris et Trente.
[2]. « Le système de recrutement des armées romaines de Dioclétien aux Valentiniens » dans Y. Le Bohec, C. Wolff éds., L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier, Lyon 2004, p. 371-387.
[3]. « Iuniores e Seniores nell’esercito del tardo impero : un problema di nomenclatura », Rivista Storica dell’Antichità 39, 2009, p. 191-212.