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Cyrille, évêque d’Alexandrie de 412 à 444, fut un auteur prolifique à tel point qu’aujourd’hui, il est l’écrivain de langue grecque dont on conserve le plus de texte après Jean Chrysostome et à égalité avec Galien. Connu surtout comme théologien, notamment pour la controverse christologique qu’il a initiée avec Nestorius, Cyrille se pensait toutefois d’abord comme un exégète et c’est au commentaire des livres bibliques qu’il a consacré l’essentiel de sa production littéraire. En sus d’explications de certains livres de l’Ancien Testament, à l’instar de son Commentaire sur les douze petits prophètes ou de son Commentaire sur Isaïe, il s’est également penché sur le Nouveau Testament et en premier lieu sur l’évangile de Jean, livre néotestamentaire le plus oblique.

Le volume 641 des Sources Chrétiennes, que l’on doit au travail et à la science de Bernard Meunier poursuit l’entreprise d’édition et de traduction de ce grand œuvre du docteur alexandrin. Le volume 600, dû au même B. Meunier, offrait la traduction du livre I du Commentaire sur Jean qui couvre Jn 1, 1 à 28 et son introduction se voulait être l’introduction générale à la série. Ainsi, le propos liminaire du présent volume ne revient pas sur la place de l’In Joannem dans la carrière d’écrivain de Cyrille, ni sur sa datation entre 425 et 428/429. L’auteur, en revanche, consacre quelques pages à la fin de son introduction pour compléter les informations données précédemment sur l’histoire du texte, les manuscrits et les principes d’édition. Ainsi, la base Pinakès a permis au chercheur d’identifier un apographe d’un de ses manuscrits de base, le manuscrit D [BAV, Vat. gr. 592], dans le manuscrit de Rome, S.A. Valle 102 du XVIIe siècle. Dans le volume 600, le stemma présenté avait mis en évidence deux branches dans la tradition manuscrite avec B d’un côté [BAV, Barb. gr. 504] et M [Bibl. Nazionale Marciana, gr. Z 121], D et E [Vat. gr. 593] de l’autre. B. Meunier explique qu’au fur et à mesure qu’il avance dans son travail d’édition, la famille MDE lui paraît proposer un texte plus poli, retravaillé en quelque sorte. Il se demande donc si ces deux versions, dont les divergences ne sont pas fondamentales et portent sur des particules, le temps des verbes et parfois le changement de structure d’une participiale d’après les exemples donnés, ne remontent pas à Cyrille lui-même. Mais en l’état, l’hypothèse est difficilement vérifiable. Pour l’établissement du texte grec, l’auteur fournit sur huit pages la liste des différences avec l’édition de Pusey qui jusque-là faisait référence[1]. Pour une quantité de texte semblable, le tome I du Commentaire sur Jean ne recensait qu’une page et demie de variantes par rapport à l’édition du XIXe siècle. L’explication de cette différence de taille réside dans le choix, par l’éditeur, de suivre plus systématiquement le manuscrit B qu’il ne le faisait dans le volume précédent. B est ainsi le manuscrit de base de cette nouvelle édition du Commentaire sur Jean.

Si le livre I de l’In Joannem est dédié à l’explication du prologue de l’évangile, le livre II, quant à lui, court de Jn 1, 29 à Jn 5, 39. Cyrille commente donc des péricopes plus narratives comme celle des noces de Cana, de l’entretien nocturne avec Nicodème, de la rencontre au puits de Jacob avec la Samaritaine ou encore de la guérison du malade à la piscine probatique. Du fait de ce changement de registre du texte évangélique, B. Meunier remarque que l’exégèse de Cyrille se fait plus concrète que dans le livre précédent. Toutefois, ses préoccupations doctrinales ne l’ont pas quitté et un nombre certain de pages poursuit la réfutation des thèses ariennes, comme le rappelle l’auteur. Si le paragraphe introductif sur la Samaritaine et la place des femmes dans l’Église dans la pensée de Cyrille laisse un peu le lecteur sur sa faim, B. Meunier prolonge ensuite l’exploration, amorcée dans le volume 600, du traitement des Juifs dans le Commentaire sur Jean. Cette question est débattue dans la recherche sur le docteur alexandrin et R. Wilken a écrit une monographie entière sur le sujet[2]. L’attitude de Cyrille est souvent considérée comme ressortissant à un antijudaïsme farouche. En effet, cette tonalité revient régulièrement sous sa plume et le livre II de l’In Joannem ne fait pas exception. À côté des Ariens, les Juifs sont l’autre grande figure de l’erreur au fil de l’explicitation du quatrième évangile. Les analyses de l’éditeur développent celles du précédent volume sur l’ignorance des Juifs et la théologie de la substitution professée par Cyrille. Le chercheur relève les mêmes nuances dans l’antijudaïsme de Cyrille, en insistant sur le distinguo que dresse l’évêque entre les chefs des Juifs, plus coupables à ses yeux, et la masse du peuple, ou encore sur les formes de continuité, soulignées par Cyrille, entre les patriarches et les prophètes d’un côté, et l’œuvre des apôtres et du Christ de l’autre. B. Meunier s’attache aussi à décrypter la conception de la judéité de Jésus qu’a Cyrille. Enfin, de manière intéressante et originale, il nous fait entrer dans la postérité du texte en traduisant une note marginale antijuive dans le manuscrit M du XIVe siècle.

L’auteur de ce compte rendu sait gré à B. Meunier de mettre en lumière, dans son introduction, trois facettes moins étudiées de Cyrille d’Alexandrie. Tout d’abord, il souligne que le docteur alexandrin recourt volontiers à une forme de psychologie des personnages du texte évangélique et que les ressorts de la psyché sont parfois pour lui des facteurs explicatifs par exemple pour rendre compte de l’attitude de Nicodème lors de sa discussion avec Jésus. Bien que discrète dans le Commentaire sur Jean, cette attention de Cyrille se lit aussi dans ses œuvres plus pastorales, comme les Homélies sur Luc où il explique le fonctionnement des âmes de ses ouailles en faisant acte de psychologue, une nuance que l’auteur aurait pu signaler. Deuxième facette, celle de Cyrille pasteur et catéchète. Cette attention pastorale est parfois refusée à Cyrille[3]. B. Meunier souligne bien que le Commentaire sur Jean est également l’œuvre d’un pasteur. Ce commentaire rédigé, qui développe une théologie parfois complexe, n’est pas à destination des fidèles. J. D. Cassel avait montré que les œuvres exégétiques de Cyrille étaient d’abord pensées à destination du clergé, charge à lui d’instruire sa communauté[4]. M.-O. Boulnois avait déjà confirmé que cela valait également pour le Commentaire sur Jean précisément à partir d’un passage du livre II[5]. Les pages que B. Meunier rédige sur le lien de l’évêque avec ses prêtres permettent de mieux saisir cette relation particulière et d’ouvrir une fenêtre sur la situation de l’Église d’Égypte au Ve siècle. Enfin, les premières pages de l’introduction reviennent sur une pensée déjà exprimée dans le volume 600 et donnent à voir Cyrille dans son écritoire. B. Meunier nous confronte alors à la figure de Cyrille écrivain. Il suggère que si le Commentaire sur Jean est bien une œuvre cohérente et unifiée, certaines parties, plus oratoires, pourraient être la trace d’une origine homilétique pour tel ou tel passage. De même, la récurrence de σημειωτέον indiquerait des bribes de textes qui seraient originellement des scholies. Ainsi, Cyrille aurait recyclé dans son Commentaire certains de ses écrits antérieurs. Au-delà de la seule tonalité oratoire, peut-être que la traque des indices d’une rhapsodie aurait pu s’étendre aux reprises. Ainsi, Cyrille commente en quelque sorte deux fois le passage où Jésus chasse les marchands du Temple : une première fois en commentant successivement Jn 2, 14, Jn 2, 15, Jn 2, 16 et Jn 2, 17 et une seconde fois sous un titre global « ‘et il trouva dans le sanctuaire les brebis et les bœufs’ (Jn 2, 14) et la suite » avec une interprétation rapide de Cana puis de Jn, 2, 17 et ensuite de Jn 2, 16. On est alors en droit de se demander si cette double exégèse, a fortiori avec un découpage différent, ne pourrait pas elle aussi trahir une origine plurielle.

Une dernière partie de l’introduction s’intéresse au texte de Jean que Cyrille avait sous les yeux. L’entreprise est pleine d’intérêt mais l’aporie est sans doute la seule issue possible. En étudiant les lemmes évangéliques qui devancent les interprétations cyrilliennes, B. Meunier repère que Cyrille est le plus souvent proche des leçons de l’Alexandrinus, une bible onciale du Ve siècle, et du P66, le papyrus Bodmer 2 que l’on situe vers 200 après J.-C. Toutefois, ces résultats sont fragiles tant les lemmes sont des paratextes soumis aux modifications. Deux raisons peuvent l’expliquer : les lemmes ne sont pas tout à fait sentis par les copistes comme faisant partie du texte cyrillien et donc ils sont moins protégés, pour ainsi dire, par son autorité, conséquemment, on peut les abréger ou les allonger. Ensuite, les copistes ont bien souvent en tête le texte des évangiles, ils peuvent donc aisément remplacer les mots de leur modèle par ceux que leur mémoire leur inspire. Le verset de Jn 2,14 est emblématique de cette indécision. À la page 154, B. Meunier édite : καὶ εὗρεν ἐν τῷ ἱερῷ τοὺς πωλοῦντας βόας καὶ πρόϐατα καὶ περιστεράς et traduit « et il trouva dans le sanctuaire les marchands de bœufs, de brebis et de colombes ». À la page 159 en revanche, on lit : καὶ εὗρεν ἐν τῷ ἱερῷ τοὺς πωλοῦντας τὰ πρόϐατα καὶ τοὺς βόας, traduit par « et il trouva dans le sanctuaire ceux qui vendaient les brebis et les bœufs. » Quelle est donc la leçon de la Bible de Cyrille : βόας καὶ πρόϐατα ou τὰ πρόϐατα καὶ τοὺς βόας ? Difficile de trancher cette question. Peut-être que l’enquête sur le texte évangélique lu par Cyrille pourrait s’étendre en incluant dans le recensement des variantes, en plus des citations lemmatiques, celles du corps du texte qui sont moins sensibles à la modification. Par exemple pour Jn 3, 17 : οὐ γὰρ ἀπέστειλεν ὁ θεὸς εἰς τὸν κόσμον τὸν υἱὸν αὐτοῦ ἵνα κρίνῃ τὸν κόσμον, « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde » (p. 204-205), l’auteur note que αὐτοῦ est un ajout que l’on lit dans l’Alexandrinus mais qui ne se trouve pas dans les autres témoins anciens. À l’inverse, quand Cyrille cite Jn 3, 17 dans son texte quelques lignes plus bas, le possessif n’apparaît plus (p. 208). Il semble que la citation dans le corps du commentaire est le témoin le plus fiable du texte johannique que Cyrille avait en tête.

En définitive, B. Meunier propose une introduction de qualité qui complète utilement celle du volume précédent. Il n’avance pas d’hypothèses révolutionnaires mais situe le Commentaire sur Jean dans les débats actuels de la recherche cyrillienne. On pourra regretter que les autres commentaires de Cyrille sur le Nouveau Testament, comme ceux récemment édités et traduits sur la première et la deuxième lettre aux Corinthiens ou celui sur la lettre aux Hébreux, ne soient pas convoqués comme contrepoint, pour illustrer l’originalité ou la cohérence de l’In Joannem avec le reste de la production exégétique de Cyrille d’Alexandrie.

En face du texte de Cyrille nouvellement édité, B. Meunier fournit une traduction claire, fidèle et souvent élégante. Le lecteur a ainsi un accès facile à la prose, parfois complexe, de Cyrille. Certains choix de traduction ne nous ont pas toujours convaincus comme celui de traduire εὐαφόρμως par « vivement » (p. 142) au lieu d’un plus classique « opportunément ». À la page 128, l’expression τὸν ἐπὶ τοῖς ἀναγκαίοις λόγον désigne-t-elle « le propos sur la parenté » ou a-t-elle un sens plus général, étant donné que ni le texte de Cyrille ni celui de Jean ne mentionnent les proches de Jésus mais seulement son lieu physique d’habitation ? À la page 323, au lieu de l’étrange doxologie proposée par B. Meunier, on suivra la solution avancée par M.-O. Boulnois et indiquée en note. Elle appuie sa solution sur deux parallèles dans l’œuvre cyrillienne : un au livre IV du Commentaire sur Jean, l’autre dans son Contre Julien. On ajoutera une structure semblable dans De Adoratione, première œuvre conservée de Cyrille : ἐδόκει γὰρ ἔχειν ὀρθῶς τῷ πάντων ἀριστοτέχνῃ θεῷ (PG 68, 145, 45-46). La phrase du De Adoratione n’a pas la forme de l’accusatif absolu δόξαν qui constitue la difficulté dans les passages du Commentaire sur Jean II et IV et du Contre Julien mais elle fait usage du même verbe, δοκέω, à l’imparfait joint au même emploi de τῷ πάντων ἀριστοτέχνῃ θεῷ que dans l’extrait étudié et celui du Contre Julien. Il s’agit là d’un indice supplémentaire pour l’identification de δόξαν comme une forme verbale et non nominale. Ces remarques ne grèvent pas la qualité de la traduction proposée qui permet la transmission à un large cercle de la pensée de Cyrille d’Alexandrie.

Les notes qui accompagnent le texte et sa traduction sont légères mais éclairantes et touchent à de nombreux domaines, des variantes textuelles du Nouveau Testament, à la théologie trinitaire, en passant par l’iconographie antique de Jean le Baptiste ou les sources de Cyrille. Il est tout à fait précieux que B. Meunier signale au fil du texte les différents néologismes forgés par le docteur alexandrin qui parsèment son Commentaire. Cela représente un outil précieux en vue d’une étude de la langue et du style de Cyrille et du recensement complet des néologismes créés par Cyrille. On pourra répondre à la note 1 des pages 528-529 que la bizarrerie de l’accentuation d’Isaïe 30, 10 dans le Commentaire sur Isaïe n’est pas imputable à Aubert, son éditeur, puisqu’on la retrouve déjà dans le Pluteus 5. 6 au folio 93r. Ce manuscrit, daté du XIe siècle, contient une partie de l’In Isaiam de Cyrille et est aujourd’hui abrité à la Laurentienne.

Six notes complémentaires concluent le volume. L’une d’elles analyse la place de l’hymne du chapitre 2 de la Lettre aux Philippiens chez Cyrille puisqu’il apparaît trois fois dans le texte édité, une autre se penche sur l’adverbe ἀσυναρπάστως, hapax legomenon inventé par Cyrille pour parler d’une forme de contemplation sans extase, une autre encore étudie la différence entre substance et activité en théologie. La cinquième note revient sur ἀνεθέλητον, adjectif caractéristique de la prose cyrillienne. Cyrille d’Alexandrie semble le reprendre à Hérodote (deux occurrences au livre VII de l’Enquête) signe de sa formation littéraire avancée. B. Meunier montre que l’étude des occurrences de ce terme fournit un argument supplémentaire pour faire du De Trinitate, attribué à Didyme l’Aveugle, auteur du IVe siècle, une œuvre postérieure à Cyrille puisque l’adjectif revient deux fois seulement dans le traité sur la Trinité et nulle part ailleurs dans le reste du corpus didymien alors qu’il jaillit quasiment cent fois sous la plume de Cyrille. Là encore, cela va dans le sens de la recherche actuelle sur les liens entre l’évêque d’Alexandrie et ce De Trinitate anonyme.

En définitive ce volume de qualité poursuit l’entreprise fort utile d’édition et surtout de traduction de l’un des grands commentaires sur Jean de l’Antiquité tardive. Il rendra de bons services à la communauté scientifique et diffuse les axes récents de la recherche sur Cyrille d’Alexandrie. Espérons que les autres livres du Commentaire sur Jean seront eux aussi bientôt disponibles pour le plus grand nombre.

 

Barthélémy Enfrein, École pratique des Hautes Études,, LEM – UMR 8584.

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 671-675.

 

[1]. P.E. Pusey, Cyrilli Archiepiscopi Alexandri, In D. Ioannis Evangelium, Oxford 1872, Bruxelles 1965².

[2]. R.L. Wilken, Judaism and the Early Christian Mind: A Study of Cyril of Alexandria’s Exegesis and Theology, Londres 1971.

[3]. Cf. par exemple P. Allen, « St Cyril, Bishop of Alexandria, and Pastoral Care », Phronema 29, 2, 2014, p. 1‑20.

[4]. J.D. Cassel, « Cyril of Alexandria as Educator » dans P.M. Blowers, A.R. Christman, In Dominico eloquio = In Lordly Eloquence: Essays on Patristic Exegesis in Honor of Robert Louis Wilken, Grand Rapids-Michigan 2002, p. 348‑368.

[5]. M.-O. Boulnois, « L’homme qui “boite des deux jarrets” : Nicodème selon Cyrille d’Alexandrie », Rivista di storia e letteratura religiosa 3, 2018, p. 505‑531.