Dans les années 2010, plusieurs séminaires ont réuni à l’EPHE des enseignants-chercheurs de l’institution et d’ailleurs travaillant sur l’Égypte antique ou médiévale. L’un des cycles proposait d’étudier le regard rétrospectif que le pays portait sur lui-même, des réflexions aujourd’hui prolongées, à travers 12 articles, dans l’ouvrage présenté ici ; certains travaux ouvrent le sujet en présentant l’attention portée depuis l’étranger.
Les trois premiers articles évoquent le sujet en Égypte antique.
La première étude, de Chr. Zivie-Coche, pose la question de l’existence d’un tel regard par les Égyptiens de l’époque pharaonique. Leurs conceptions religieuses reposent sur un « consensus tacite » (p. 3) favorisant la continuité et rendant difficiles les ruptures pour lesquelles les rares exemples souvent repris sont débattus. Ainsi, la césure religieuse sous Akhénaton ne peut plus être vue aujourd’hui comme radicale, même s’il y a bien révolution, et Seth n’est pas renié de tous et partout, même si une démarche de démonisation existe à l’époque tardive. La pensée religieuse évolue, s’enrichit, mais ne rompt pas avec son passé : les temples sont démontés mais les pierres réutilisées, les nouveaux textes sont parfois liés à une époque (un roi) précédente ou sont écrits en s’appuyant sur un corpus plus ancien, etc. Nous ne serons pas étonnés de constater que, dans l’historiographie, le mot « tradition » apparaît dans certains titres d’études, même s’il peut être accompagné de termes comme « innovation » ou « adaptation ». Ces cinq dernières années, plusieurs publications portent sur cette continuité[1] et, dans le même temps, R. Bussmann a cherché à mieux définir cette tradition en s’aidant de l’anthropologie[2].
À l’époque gréco-romaine, comme l’explique Fr. Dunand, les textes religieux gravés dans les temples sont plus riches que ceux des périodes antérieures. À ce propos, nous préfèrerions « effort d’expression » à « effort de réflexion » des prêtres de l’époque tardive (p. 28). Les tableaux des édifices tardifs bénéficient effectivement d’inscriptions plus longues qu’auparavant, apportant plus d’informations sur les personnalités des divinités. Cependant, il nous semblerait pertinent de voir dans cet enrichissement, certes de nouvelles réflexions (mais comme à toutes les époques) mais surtout une nouvelle volonté (ou un besoin ?) d’exprimer plus fortement les pensées théologiques. Le temple égyptien est un espace fermé sur lui-même, réservé aux prêtres, où le divin est caché. Cet allongement conséquent des textes gravés sur les parois permet aux caractères des divinités d’être mieux exprimés. En allant plus loin, même si la conquête d’Alexandre le Grand n’a pas changé le fonctionnement du temple, l’approche des Grecs de leur panthéon constitué de divinités moins dissimulées, le tout dans une religion plus ouverte (temple accessible, rituel aux yeux de tous, charge sacerdotale exercée par les citoyens), pourrait-elle avoir participé en partie à ce changement rapide ?
En dehors de la théologie au sens strict, dans de nombreux textes officiels lagides, le retour – ou parfois le recours – au passé participe à une recherche de légitimité des souverains hellénistiques sur le territoire égyptien. Sur plusieurs stèles, les Ptolémées s’engagent à redonner aux domaines divins leur fonctionnement d’avant la domination perse dans le but d’être soutenus par le clergé et parrainés par les divinités. Sur la « stèle de la famine », la rédaction sous les Lagides d’un texte « antidaté » permet au clergé de Khnoum, puissant autrefois, de revendiquer des terres attribuées à Isis à l’époque tardive.
Des textes gréco-romains peuvent donc prendre l’apparence d’écrits plus anciens, mais la littérature hellénistique reprend-elle parfois directement des récits pharaoniques ? M.-P. Chaufray explique que des œuvres grecques possèdent des similarités avec des versions égyptiennes tardives de récits plus anciens. Ces derniers sont perdus, mais l’histoire a persisté (et évolué) grâce à des textes postérieurs, en démotique chez des Égyptiens et en grec chez des auteurs hellènes. Ainsi, des écrits en différentes langues gardent le souvenir partagé du pharaon conquérant Sésostris, du roi oenophile Amasis ou encore du monarque lourdement puni Phérôs. Il existerait également des traductions grecques du Songe de Nectanébo et du mythe de l’œil de Rê, mais elles ne sont pas « littérales » puisque quelques dissemblances sont listées à titre d’exemples. Nous croyons pertinent d’insister sur ce point, celui de la traduction. Puisque les Égyptiens ont été en contact avec les cultures voisines depuis toujours, des diplomates connaissant des langues étrangères ont exercé très tôt dans l’histoire[3]. Toutefois, les sources se font plus rares pour se documenter sur des traductions réalisées pour des textes, plus littéraires (religieux ou non), rédigés plusieurs siècles auparavant. Le P. Oxy. 1381 pose le problème qu’un tel travail aurait pu poser : est exprimée dans une sorte de prologue la difficulté à l’époque romaine de traduire un texte religieux vieux de plusieurs siècles[4]. Aussi, dans un texte grec, quand s’agit-il de traduction et quand s’agit-il d’interprétation ?
Les six travaux suivants présentent des regards portés sur l’Égypte antique, soit par des Grecs de l’Antiquité, soit par des chrétiens ou des musulmans.
J. Gascou s’interroge sur la véracité des écrits rédigés par Zacharie, évêque de Mytilène du VIe siècle, concernant la vie de Sévère. À cette époque, un pamphlet accuse Sévère d’avoir pratiqué autrefois l’idolâtrie et l’objectif de Zacharie est de le défendre. Ces récits relèvent cependant plus de la fiction que de la biographie, à l’image de celui de l’oracle d’Isis. N’étant pas satisfait de la consultation, le païen Paralios se convertit et ameuta une foule de chrétiens pour détruite le sanctuaire d’Isis, mais nombreux sont les indices invitant à y voir un texte purement littéraire. En réalité, le personnage de Paralios est un avatar « amélioré » de Sévère, transformant son anti-paganisme peu fougueux après sa propre conversion en une manifestation plus virulente qui lui sied mieux, lui qui vient d’être nommé évêque d’Antioche.À Akhmîm[5], le temple principal est aujourd’hui perdu mais il était encore debout au Moyen Âge : M. Gabolde utilise les sources arabes pour tenter de le reconstituer[6]. Ces textes décrivent le temple et la statue du dieu principal, Min, et ils montrent que l’édifice fut détruit sur plusieurs générations par des prédicateurs musulmans au XIVe siècle. Le temple avait alors survécu au christianisme, très présent dans la ville : l’auteur cite un texte médiéval évoquant un épisode, probablement fictif, de conversion d’un grand-prêtre de Min d’Akhmîm.
Avant la compréhension des hiéroglyphes, les sources grecques ont été utiles pour étudier l’histoire de l’Égypte. Cl. Obsomer analyse le processus d’écriture de trois auteurs très différents. Ayant voyagé dans toute l’Égypte, Hérodote (Ve s. av. J.-C) a recueilli des prêtres égyptiens une liste de pharaons dont il cherche à dater les règnes. Diodore de Sicile (Ier s. av. J.-C), étant resté dans la région d’Alexandrie, s’appuie sur ses prédécesseurs pour rédiger sa propre réflexion, en affichant certaines différences. Manéthon, le dernier auteur, est le seul égyptien (mais écrivant en grec ; IIIe s. av. J.-C.) qui, en plus, a eu accès aux documents égyptiens. Son principal ouvrage, perdu, nous a été transmis par Sextus Julius Africanus et par Eusèbe de Césarée, mais l’auteur montre que ces derniers n’ont pas que recopié le texte puisqu’ils l’ont corrigé, notamment en se basant sur Diodore.
Les textes de Manéthon sont étudiés par S.H. Aufrère. Malgré sa renommée, l’historicité de l’auteur n’est pas assurée (un nom rapproché de l’herméneutique, lui qui aurait traduit en grec des textes d’Hermès Trismégiste) et son écrit principal, Aegyptiaca, pose des problèmes puisque les épitomistes Africanus et Césarée n’en donnent qu’une version abrégée. Pourtant, l’ouvrage devait être capital puisqu’il propose une vision égyptienne de l’histoire du pays, tout en bâtissant un pont entre les cultures égyptienne et hellène par l’introduction de personnages mythologiques grecs. Enfin, S.H. Aufrère suggère de déplacer la date de rédaction du texte de Manéthon d’environ un siècle afin de mieux faire correspondre les passages antijuifs de celui-ci avec le contexte de l’époque.
Suivant une démarche similaire à celle de M. Gabolde (voir supra), J.-Ch. Ducène énumère une partie des textes rédigés par des auteurs musulmans décrivant les monuments pharaoniques qui impressionnent tout comme, par leur grandeur passée et désormais perdue, ils mettent en garde de la vanité. Si l’auteur fait probablement quelques erreurs dans l’identification de divinités égyptiennes à partir des descriptions arabes (citons, par exemple, un « Osiris enfant » p. 209 qui doit être un Horus enfant ou encore le « jeune garçon noir et nu » de la p. 213 à rapprocher de Min plutôt qu’Horus), ajoutons à ce travail que les auteurs arabes ont aussi évoqué l’écriture visible sur ces monuments. Elle est décrite par eux comme incompréhensible, possédant une magie puissante, mais certains savants du Moyen Âge pourraient tout de même la traduire, bien avant Champollion. Dans la réalité, ils se fourvoyaient en imaginant posséder cette connaissance, mais leur « traduction » apporterait probablement beaucoup sur la vision de ces auteurs de l’Égypte ancienne[7], une réflexion qui entrerait bien dans le thème de l’ouvrage examiné ici.
Beaucoup de sources arabes concernent le Phare d’Alexandrie. Après avoir présenté une historiographie particulièrement riche à ce sujet, G. de Callataÿ montre que, si des descriptions presque scientifiques existent, elles ont été moins reprises que des textes développant des « informations » plus fantaisistes (al-Mas‘ūdī). Cinq thèmes sont mis en avant : le constructeur (l’hypothèse d’Alexandre reste privilégié, certainement car il est le fondateur de la ville), les fondations (il serait bâti sur des crabes, peut-être par confusion avec les fondations de deux obélisques « de Cléopâtre »), le labyrinthe (légende née du nombre de pièces dans la structure), le miroir magique (qui incendiait les navires ennemis approchant, issu de trésors qu’aurait enfermé la tour) et enfin les statues automates.
Pour terminer, trois études présentent quelques approches d’Européens sur la civilisation égyptienne.
Au XVe siècle, le frère dominicain Francesco Colonna écrit un roman philosophique intitulé Hypnerotomachia Poliphili présenté par M. Gabriele. Dans la publication, le texte est accompagné de vignettes, servant d’aides au lecteur, dans certaines desquelles se trouvent des signes « hiéroglyphiques » inventés. Ces derniers, mis les uns à côté des autres avec une traduction en latin, forment des phrases dont certains éléments rappellent le système égyptien, et d’autres rassemblés d’une certaine façon contribuent à la formation d’un rébus ; peu après Colonna, Andrea Alciato va plus loin avec ses emblèmes. Un système pseudo-égyptien participe, dans un tel récit, à la création d’illustrations symboliques et ésotériques.
J.-L. Fournet présente l’historiographie de la recherche d’une filiation entre les langues égyptienne et grecque. Avant Champollion, des auteurs s’interrogent sur les transcriptions de certains mots égyptiens dans les textes classiques mais, au XIXe siècle, les Européens trouvent une origine indoeuropéenne au grec. Au siècle suivant pourtant, une meilleure connaissance de l’histoire de la Méditerranée et des échanges entre les peuples antiques relance le débat. Dans ce siècle qui a connu le développement du modèle aryen, il existe une volonté de montrer que la Grèce a une autre origine qu’indoeuropéenne, quitte à utiliser des raccourcis et effectuer certaines « pirouettes » linguistiques pour y arriver : il fallait créer une filiation entre Européens et Égyptiens par l’intermédiaire des Grecs, un lien qui n’existe pourtant pas.
L’étude finale, de Chris Rodriguez, présente ce qu’ont cherché en Égypte des chercheurs affiliés à l’Allemagne nazie : des parallèles seraient possibles entre elle et la vallée du Nil antique. Par exemple, après chaque période de déclin, un homme providentiel aurait sauvé l’Égypte, préfigurant l’arrivée d’Hitler. De même, certains (Fischer, Kittel) ont cherché à reconnaître dans les portraits du Fayoum des Juifs qui se seraient intégrés à la société égyptienne tardive. Leur influence grandissante aurait, pour eux, provoquer la fin de la civilisation égyptienne et leurs héritiers, les Juifs du XXe siècle, représenteraient une menace pour ceux des constructeurs des pyramides, les Aryens d’Allemagne, justifiant le développement du thème de la « question juive ». Nous nous demandons s’il est possible de relier, dans ce cadre d’étude, les portraits du Fayoum à Akhénaton. En effet, les nazis semblent s’être beaucoup intéressés aux visages des Égyptiens : en dehors des portraits du Fayoum, c’est-à-dire des visages reconnaissables, Akhénaton[8], aux représentations singulières le distinguant de tous les rois, est le pharaon qui a le plus attiré. Faut-il inscrire cela dans la recherche des nazis de compléter leur « corpus » de stéréotypes physiques ?
Un index termine cette publication qui s’avère être un ouvrage riche, réunissant des thèmes variés qui touchent des époques et des cultures différentes. Pour contribuer à compléter ces travaux, nous pourrions également étudier la « lecture » de monuments égyptiens par des étrangers influencés par leur propre culture[9]. Nul doute que tous ces travaux apporteront un socle solide à celles et ceux qui s’interrogent sur la réception de l’Égypte antique.
Thomas Gamelin, Université de Lille, UMR 8164 HALMA.
Publié en ligne le 17 décembre 2021.
[1] Citons-en trois comme représentatives : (Re)productive traditions in Ancient Egypt. Proceedings of the Conference Held at the University of Liège, 6th-8th February 2013, T. Gillen éd., Liège 2017 ; Tradition and Transformation in ancient Egypt, CAENL 6, A. Kahlbacher, E. Priglinger éds., Vienne 2018 ; Die Variation der Tradition. Modalitäten der Ritualadaption im Alten Ägypten, OLA 240, A.H. Pries éd., Louvain 2016.
[2] R. Bussmann, « Great and Little Traditions in Egyptology » dans M. Ullmann éd., 10. Ägyptologische Tempeltagung: Ägyptische Tempel zwischen Normierung und Individualität, KSG 3,5, Wiesbaden 2016, p. 37-48.
[3] Récemment, P. Meyrat, « Copie conforme. Traduction et diplomatie dans l’Égypte ancienne » dans S. Monjean-Decaudin éd., La traductologie et bien au-delà. Mélanges offerts à Claude Bocquet, Arras 2016, p. 319-344, un travail qui s’arrête au Nouvel Empire et que nous pouvons compléter par R. Mairs, « Interpreters and Translators in Hellenistic and Roman Egypt » dans P. Schubert éd., Actes du 26e Congrès international de papyrologie. Genève, 16-21 août 2010, Genève 2012, p. 457-462.
[4] C. Disler, « Oxyrhynchus 1381: In memoriam Daniel Simeoni », Target 24/2, 2012, p. 225-252.
[5] À l’heure où nous écrivons ces lignes, une riche exposition a lieu à Berlin sur la ville d’Akhmîm, cf. son catalogue publié à cette occasion : R. El-Sayed et al. éd., Achmīm. Ägyptens vergessene Stadt, Berlin 2021.
[6] L’article est également repris dans la revue Égypte, Afrique & Orient n° 96 qui consacre un dossier sur la ville d’Akhmîm et que l’on pourra consulter avec un grand intérêt à cette occasion.
[7] St. Pasquali, « Les hiéroglyphes égyptiens vus par les auteurs arabes du Moyen Âge ou L’aura du passé pharaonique » dans L. Bazin Rizzo, A. Gasse, Fr. Servajean dir., À l’école des scribes. Les écritures de l’Égypte ancienne, CENiM 15, Milan 2016, p. 213-225.
[8] Récemment Ph. Martinez, Akhénaton et Néfertiti. Trop près du soleil, Paris 2020, p. 57-58
[9] Songeons aux pyramides comprises comme les greniers de Joseph (Chr. Cannuyer, « Les pyramides d’Égypte dans la littérature médio-latine », Revue belge de philologie et d’histoire 62/4, 1984, p. 673-681) ou encore à ces édifices égyptiens « jumelés » à des constructions mythologiques grecques (L. Haguet, « La légende de l’origine égyptienne des mythes grecs : le témoignage des cartes géographiques du XVIe au XVIIIe siècle », dans Fr. Baratte dir., L’Antiquité vue par les voyageurs, Paris 2009, p. 68-77).