Dans cet ouvrage de plus de 700 pages, Jonathan Cornillon étudie la vie économique des premières communautés chrétiennes, et en particulier le financement de la prédication et de l’enseignement, du Ier siècle jusqu’aux alentours de 250, dans l’Empire romain, en particulier Rome, Carthage et Alexandrie. Les sources mobilisées sont principalement le Nouveau Testament et le corpus patristique. Comme l’explique l’introduction, une compréhension fine des pratiques économiques en jeu doit permettre de remettre en cause la sous-estimation courante de leur degré d’organisation et d’institutionnalisation. Car selon l’auteur, une véritable stratégie économique était à l’œuvre, plutôt que des pratiques routinières héritées et reproduites passivement. Ce sont notamment la centralisation des fonds de la communauté en vue de la dépersonnalisation des dons, et leur gestion communautaire, qui formeront l’argument central du livre (p. 44). L’auteur entend ainsi montrer le lien étroit entre le religieux et le social dans l’analyse de pratiques économiques concrètes. C’est en même temps la notion de communauté qui s’en trouve éclairée, que l’auteur caractérise par un principe de distinction ou de différence par rapport à ceux qui lui sont extérieurs, et par un sentiment d’appartenance d’autant plus aigu qu’il s’agit d’un groupe minoritaire, ce qui n’exclut pas qu’il soit ouvert et réceptif à d’autres influences, dans ce cas juives et gréco-romaines (p. 16-17).
L’ouvrage, qui suit une progression chronologique, comporte une introduction, suivie de quatre parties, d’une conclusion, d’une riche bibliographie des sources et des études, ainsi que deux index.
La première partie est consacrée à la vie économique de Jésus et de ses disciples. Le premier chapitre montre que l’étude des rapports entre l’économie et la prédication de Jésus s’est en général limitée à des réflexions sur la morale économique et sociale du christianisme primitif, et non pas sur les caractéristiques économiques matérielles de cette prédication (p. 62). Regrettant que la thématique économique soit toujours abordée de façon marginale et souvent de façon plus théorique que concrète (p. 97), l’auteur propose de dresser, à la fois à partir des évangiles canoniques, d’éléments numismatiques et archéologiques, et de sources littéraires issues du judaïsme, l’état de la question concernant la vie économique de Jésus, pour montrer qu’elle dépasse la simple subsistance et comprend aussi des actions caritatives. Contre l’image répandue d’un prédicateur pauvre et itinérant entouré de disciples ayant abandonné leurs biens, l’auteur procède, au chapitre II, à un examen minutieux de ce que pouvait posséder Jésus, à commencer par une éventuelle maison, ce qui est important pour déterminer le mode de prédication – itinérant ou sédentaire – pratiqué par Jésus et ses disciples. Des arguments historiques et des analyses philologiques minutieuses des évangiles canoniques, en débat avec les interprétations existantes, conduisent à conclure à l’existence d’une maison à Capharnaüm, appartenant à Jésus ou à Pierre, servant de lieu de rassemblement et de vie à la communauté, dans le cadre d’une prédication semi-itinérante (p. 125). Dans ce sens, à l’idée moderne d’un Jésus pauvre ou indigent, sans travail et représentant d’un Lumpenproletariat antique, l’auteur oppose la figure d’un dénuement qui n’est pas pauvreté car, quoiqu’il ne possède rien personnellement, Jésus dispose du nécessaire grâce au mode d’organisation matérielle et de financement de la communauté à laquelle il appartient (p. 132). Globalement pauvres sans être indigents, les membres de la communauté ont abandonné leurs biens pour suivre Jésus, et affichent une pauvreté individuelle revendiquée (p. 136). L’interdiction de l’enrichissement personnel faite aux disciples envoyés en mission doit elle aussi s’entendre par rapport à une solidarité économique à l’échelle de la communauté, dont le mode d’organisation concret va de pair avec la morale économique attendue de ses membres. Autrement dit, le dénuement personnel, fondé sur l’abandon des biens personnels, n’est pas synonyme de dénuement de la communauté, qui bénéficie de fonds propres destinés à couvrir les frais liés à la prédication semi-itinérante. Le chapitre III montre que ces fonds proviennent de sympathisants parfois aisés ou riches, comme le suggère l’épisode de l’ensevelissement de Jésus financé par Joseph (p. 167-173), mais aussi de femmes qui entourent Jésus et la communauté. Leurs dons ne sont pas une aumône répondant à un geste de mendicité, mais un financement, en nature ou en argent, de la communauté et de ses activités, caritatives notamment. L’analyse remarquable du miracle de la distribution des pains (p. 188-202), et l’attention aux éléments économiques matériels comme le coffre accueillant la caisse commune, plaident en faveur de capacités financières de la communauté, qui ne remettent pas en question pour autant sa morale de distance à l’égard de l’argent.
La deuxième partie de l’ouvrage étudie la vie économique des premières communautés chrétiennes à la mort de Jésus, en prenant pour source les Actes des apôtres et les épîtres pauliniennes. Le chapitre IV analyse les pratiques de solidarité matérielle mises en place dans ces communautés, et leur lien avec le sentiment religieux. Contre la dichotomie souvent établie entre le spirituel et le matériel, l’auteur souligne leur lien étroit, notamment à travers le concept de koinonia, à la fois communion ou association spirituelle et partage des biens. À partir d’un passage de Luc, dont il montre qu’il n’a rien d’une création purement littéraire ni d’un projet utopique, l’auteur montre qu’était mis en place un modèle de mise à disposition des biens personnels, intermédiaire entre propriété privée et propriété strictement commune fondée sur une dépossession initiale, comme chez les Esséniens. Dans la communauté chrétienne, ces biens appartiennent à qui les apporte mais ils sont aussi disponibles pour un usage commun : ils peuvent par exemple être vendus, selon les besoins de la communauté (p. 222-246). Le chapitre V se penche sur la composition sociale de ces communautés à l’époque de la mort de Jésus, et y identifie la présence, quoique rare, de personnes fortunées, contrairement au consensus voulant qu’elles aient été uniformément pauvres. Malgré une majorité de chrétiens se situant au niveau de la subsistance, l’hétérogénéité sociale et économique de ces communautés explique en partie l’expansion du christianisme à des couches de populations variées et, par là, le financement de diverses missions (p. 287-343). Le chapitre VI étudie celle de Paul, et propose de résoudre la question classique de la « Pauline inconsistency » – Paul refuse de recevoir de l’argent en récompense de sa prédication mais accepte certains financements pour ses missions – par une étude critique du dernier état de la question. Paul se refuserait à recevoir une rétribution personnelle pour ne pas être considéré comme un prédicateur menant son activité uniquement dans ce but, ni être dépendant de certains riches chrétiens – ce pourquoi il exerce le métier de fabricant de tentes, avec pour objectif sa subsistance – tout en acceptant des financements ponctuels divers selon les besoins de sa mission (p. 345-400).
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée au rôle économique des élites et au financement des ministères, de la fin du Ier au IIIe siècle. Après avoir rappelé l’hétérogénéité sociale des communautés à cette période, plus importante que dans la précédente, l’auteur critique, au chapitre VII, l’idée répandue selon laquelle les ministres du culte auraient été des patrons ou de riches personnages, sur le modèle évergétique du monde gréco-romain. L’auteur, au contraire, souligne la part active des pauvres dans la vie de la communauté. Le chapitre VIII porte sur la question difficile, faute de témoignages suffisants, des moyens de subsistance des prédicateurs itinérants et des ministres du culte, à la fin du Ier et au IIe siècle. Ces deux formes de prédication, qui ont probablement coexisté plutôt qu’elles ne se seraient succédées, soulèvent la question de la professionnalisation du clergé et de sa rémunération, deux questions liées mais trop souvent confondues dans les études sur le sujet : la rémunération n’est pas nécessairement signe de professionnalisation, et la professionnalisation ne signifie pas nécessairement rémunération sous la forme d’un salaire fixe, mais attribution d’une partie des dons des fidèles pour l’entretien des prédicateurs, notamment pour leur fonction d’enseignement – si l’en croit la Première épître à Timothée dont l’auteur offre une analyse très minutieuse (p. 478-485). Les moyens de subsistance ainsi obtenus pouvaient à l’occasion être complétés par l’exercice d’un métier. Dans tous les cas, il semble que l’attitude morale des ministres locaux soit le facteur décisif de la valeur spirituelle des communautés et, par suite, des dons qui lui sont faits et lui permettent de poursuivre ses activités. À partir de l’étude de la correspondance de Cyprien de Carthage et, dans une moindre mesure, de passages de Tertullien, le chapitre IX montre qu’une rémunération honorifique et plus seulement de subsistance se développe du milieu du IIe jusqu’à la fin du IIIe siècle, confortant une partie du clergé dans un mode de vie qui le rapproche de l’aristocratie. Pour Cyprien, ce type de rémunération n’est pas sans danger : il trahit le sens original du salariat en donnant au clergé les moyens de se tourner vers des activités financières lucratives (p. 502, 511). Ce sont ces abus, plutôt que le principe de la rémunération lui-même, qui suscitent des critiques au sein même des communautés. L’affirmation répétée de la gratuité de l’Évangile, c’est-à-dire de l’enseignement, ne signifie pas tant l’absence ou le refus de toute rémunération, qu’une mise en garde contre la rémunération honorifique, qui entraine un gain, contrairement à la rémunération de subsistance (p. 541). La recherche de ces rémunérations honorifiques était attribuée à des hérétiques par les Pères de l’Eglise, qui dénonçaient leur déchéance morale.
La quatrième et dernière partie étudie les formes et l’esprit des pratiques de solidarité matérielle chez les chrétiens du Ier au IIIe siècle. Le chapitre X examine les relations des communautés chrétiennes et de l’empire romain, et souligne trois points : 1) la gestion d’un fonds commun similaire à celui des collèges religieux romains n’est pas un argument suffisant pour dire que les communautés chrétiennes s’en sont inspirées ; 2) les chrétiens sont bien insérés dans les pratiques économiques romaines, dans le cadre de l’exercice de diverses professions ordinaires ; et 3) l’emprisonnement ou la confiscation des biens des chrétiens, dans le cadre des mesures répressives dont ils ont fait l’objet dans l’empire romain, mettent en évidence l’existence de fonds communautaires importants, à la gestion centralisée, destinés à les aider. L’auteur examine ensuite, au chapitre XI, la conception de la propriété et l’organisation des pratiques caritatives dans les communautés chrétiennes de la fin du Ier au IIIe siècle. C’est plutôt la continuité que la rupture avec les premières communautés qui prévaut en ce qui concerne la centralisation et la mise à disposition des biens, sans qu’il y ait eu nécessairement communauté totale des biens. Les actions caritatives, quant à elles, sont exigées de tous les fidèles indépendamment de leur niveau économique, contrairement à l’évergétisme gréco-romain qui pesait sur les riches uniquement. Ces pratiques, qui prennent parfois la forme du jeûne ou de la vente de soi-même comme esclave en vue de donner la somme épargnée ou perçue à ceux qui en ont besoin, directement ou au fonds commun, sont tournées essentiellement vers les membres de la communauté ou des communautés voisines. Le chapitre XII propose un détour par le débat sur l’existence ou non de cimetières chrétiens dans la période étudiée, en grande partie pour montrer comment l’étude des pratiques économiques peut conforter l’idée de l’existence d’aires funéraires chrétiennes au IIIe siècle (p. 657). L’auteur avance un certain nombre d’éléments favorables à l’idée d’une solidarité funéraire, où l’inhumation est prise en charge par un groupe d’anonymes, autour du fonds commun, plutôt que par un individu qui agirait comme un patron (p. 667). En ce sens, vouloir distinguer le devoir communautaire de la pratique individuelle n’a pas de pertinence, le discours moral chrétien se traduisant dans tous les aspects de la vie communautaire (p. 669). L’auteur récuse les principes méthodologiques – la preuve par les silences de la loi – et les tendances théoriques – comme l’essentialisation du christianisme – mobilisés par ceux qui récusent l’existence de ces aires funéraires (p. 671-676). Son explication rend compte du désir d’être inhumé ensemble exprimé dans des images architecturales et organiques signifiant l’union des corps (les chrétiens sont appelés « le corps du Christ » ou « les pierres du temple du Christ »). La question de la gestion de ces cimetières est difficile à trancher, mais l’importance sociale et économique de la vie communautaire chrétienne – qui fait l’objet de tout l’ouvrage – plaide en faveur d’une gestion chrétienne elle-même communautaire (p. 690).
On aurait pu attendre, dans l’introduction, des éléments de discussion quant à l’usage du terme « économique », en s’interrogeant sur la perception qu’avaient de leurs propres pratiques ceux-là mêmes qui les mettaient en œuvre. L’ouvrage n’en demeure pas moins un modèle de rigueur, tant dans l’exégèse des textes bibliques que dans l’examen critique, parfois sévère, des interprétations récentes des textes cités et de leurs enjeux théoriques. Outre la contribution décisive qu’il apporte à un aspect sans doute peu connu de l’histoire du christianisme – en dépassant le désintérêt ou le mépris à l’égard de l’argent et des biens matériels auquel on l’associe d’ordinaire – le livre de Jonathan Cornillon offre un excellent exemple de la façon dont une rationalité économique, soucieuse d’efficacité, fait corps avec des enjeux spirituels, bien avant –et sous une forme distincte – le lien établi par Max Weber entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Étienne Helmer, Université de Porto Rico, Département de philosophie
Publié en ligne le 15 juillet 2021